35/ Papillons Noirs

        Bise Nocturne observait son compagnon assoupi auprès d'elle : sa profonde respiration soulevait la mousse de leur couche.
Étoile Ténébreuse dormait d'un sommeil sans rêves, ses puissantes épaules étaient parfaitement détendues.

La femelle charbonneuse soupira, l'âme torturée entre son devoir et son amour, son honneur et son désir, sa raison et son cœur.
Une unique question l'agitait : Ai-je seulement la possibilité de résister à mes sentiments ?

Ses yeux de glace dévisageaient lentement l'intérieur de l'Arbre Creux qu'elle partageait parfois avec le meneur.
Elle connaissait désormais chaque marque et chaque aspérité de l'écorce de ce tronc dénué de vie.
Cet arbre, sans feuilles ni épines, dont les rameaux nus s'élevaient désespérément vers le ciel et où les racines sinueuses s'enroulaient dans une boucle infinie... cet arbre était à l'image de son couple avec Étoile Ténébreuse : mort depuis longtemps.
Ne tenant debout que par la force des apparences.

Mais il ne faut jamais mépriser ces apparences. Combien de couples et de règnes ne tiennent que par elles ?

La réponse, dure et irrévocable, finit par s'imposer dans son esprit tourmenté.
Bise Nocturne se leva sans un bruit et s'éclipsa dans les noirceurs de la nuit sans un regard en arrière.

Peut-être qu'une œillade par dessus son épaule lui aurait permis de comprendre qu'elle était suivie.

Une demi-lune illuminait les pins d'une pâleur spectrale.
Les cieux enténébrés ne laissaient apparaître aucune étoile et la bise murmurait entre les branches grinçantes.
Le parfum frais et musqué de l'automne caressait la truffe de la reine noire et le sol détrempé gardait en son sein la mémoire de ses pas. 

Bientôt la bise chanta plus fort, ses murmures devinrent des hurlements quand la femelle ébène, encore enveloppée de l'odeur pétrichor  de l'humide pinède, apparût telle une ombre sur le territoire façonné par le vent de la tribu de la lande.

Il était là, l'œil vif et le pelage lustré, l'attendant sans broncher dans la valse implacable des rafales.
Il était là, soleil brillant dans la pénombre, posant sur elle des yeux débordants d'admiration.
Il était là, dans ce paysage de fin du monde, sublime chimère sur laquelle elle s'était bercée pendant des lunes et des lunes...

Oreille de Mustang, la fourrure encore imbibée d'eau après sa traversée de la rivière capricieuse, vint coller sa tête contre la sienne.
Ils restèrent ainsi, accrochés l'un à l'autre, pendant un moment infini.
Ils se trouvaient à la parfaite jonction entre Vent, Tonnerre et Ombre...

« Tu es tellement prévisible, Oreille de Mustang »

Les deux amants se figèrent, transis d'épouvante.
Juste derrière eux, de l'autre côté de la berge, se tenait Tornade Cendrée.
Sa toison ardoise veinée d'arabesques de jais brillait comme une pierre polie par les reflets de la lune.
Ses prunelles, véritables éclats d'ajonc, lançaient des éclairs et ses griffes luisaient dans le halo blafard de l'orbe du soir.

« Si tu m'avais quittée j'aurais pu comprendre ! Après tout chacun sa vie et ses envies ! Mais là tu me trompes avec une guerrière du clan de l'Ombre... Ce n'est pas qu'une tromperie envers moi, c'est une trahison envers ton clan. Cela je ne peux pas le tolérer, le fustigea-t-elle sur un ton chargé de reproches.

- Attends ! Essaye de comprendre, ne juge pas sans connaître ! l'implora Oreille de Mustang qui s'élança vers son premier amour.

- Comprendre quoi ? Connaître quoi ? Cette mascarade ? Vos mensonges ? Vos sentiments trompeurs ? Votre passion passagère ? Je m'en fiche de tout cela ! Moi je connais mon amour pour Petit Héron et Petit Alizé ! Je comprends mon amour pour mon clan ! Et au-dessus de tout je comprends, connais, aime et adore mon amour pour toi, Oreille de Mustang. Mais tu as raison... j'ai du mal comprendre »

La déception avait remplacé la colère dans le regard de Tornade Cendrée.
C'était un regard que Bise Nocturne ne parvenait à soutenir.
La combattante du vent, bien que fluette, n'en avait pas moins une posture rayonnante d'assurance. Le vent criait et dansait autour d'elle, pareil à un aigle protecteur.
Quand elle parla à nouveau, ses mots heurtèrent Bise Nocturne comme un déluge de coups de griffe :

« Tous les mâles sont baratineurs, vantards, bêtes, moqueurs, puérils et infidèles; toutes les femelles sont dédaigneuses, joueuses, versatiles, possessives, égocentriques et mesquines.
Alors de l'union de ces deux êtres si décevants... que pouvons-nous espérer en retirer sinon une rancoeur amère ? »

Tornade Cendrée prit son élan et bondit souplement au-dessus de la rivière mouvementée.
Bise Nocturne était sidérée : comment une si petite chose pouvait-elle sauter aussi loin ?
C'était sûrement l'effet de la détermination sans faille qui animait ses prunelles furibondes.
Oreille de Mustang semblait s'écraser dans l'ombre de sa compagne qui, attaquant sans cesse, ne lui laissait aucun répit :

« Dire que tu me déçois serait bien en deçà de la réalité, dire que je te hais serait sûrement exagéré, mais dire que je te pardonnerai pas me semble juste. En priant pour qu'Étoile Venteuse te juge à la hauteur de tes erreurs.

- Je ne savais plus où j'en étais ! Je suis ... commença le matou, décontenancé.

- Tu es désolé n'est-ce pas ? Désolé pour quoi, pour qui ? Ose me dire que tu n'avais pas pensé aux conséquences !? La vérité c'est que tu savais parfaitement où tu mettais les pattes, Oreille de Mustang. Tu savais que cette aventure ne pouvait que mal se terminer mais tu as voulu la vivre quand même. Alors assume ! Assume devant moi, devant tes enfants, devant ton clan »

Le silence se fit autour d'eux. Bise Nocturne aurait voulu disparaître sous terre plutôt que d'affronter les foudres de Tornade Cendrée.

« Je t'en supplie ! Se mit à geindre le compagnon déchu. Je ferai tout ce que tu voudras mais je t'en prie ne répète rien aux autres ! Bise Nocturne et moi c'était juste le temps d'un rêve ! Je vais me réveiller mais je t'en conjure laisse-moi une chance de retrouver le droit chemin. Nos enfants ont besoin d'un père à l'image irréprochable ! Imagine si j'étais banni ? Imagine s'ils grandissaient sans patriarche !?

- Ah vraiment, « le temps d'un rêve ? » ? Ça ne fait pas trop mal à entendre Bise Nocturne ? », la railla Tornade Cendrée.

Bise Nocturne sentit son sang se figer et son cœur de fissurer une fois de plus.
Si, ça faisait mal.
Elle qui venait pour lui proposer de rejoindre le Clan du Vent.
Elle qui avait conscience que cette situation précaire n'avait que trop durée.
Et lui qui lui avait pourtant juré droit dans les yeux qu'il s'était séparé de sa compagne depuis longtemps.

D'une belle promesse à un parfait baratin la frontière est mince.

« Et bien contemple ton rêve se transformer en cauchemar, Oreille de Mustang ! Je veux que mes enfants grandissent avec de vraies valeurs. Que peux-tu leur inculquer, toi ? Certainement pas l'honnêteté et la fidélité »

La petite femelle à l'ossature aussi délicate que celle d'une alouette se détourna prestement, prête à bondir une fois de plus par dessus les flots obscurcis, mais Oreille de Mustang en décida autrement...

~~~O~~~

         Oreille de Mustang renversa Tornade Cendrée sur le flanc et tenta de la saisir à la gorge.
La peur lui tordait les tripes, la peur de voir son petit monde parfait s'écrouler, la peur de contempler son équilibre basculer dans le vide.
Celle qui avait été sa compagne l'esquiva de justesse avant de feuler entre crainte et colère :

« Qu'est-ce que tu vas faire ? Me tuer ? C'est ça ta solution miracle ? Me faire disparaître pour mieux faire disparaître ton crime ? C'est tellement lâche...

Oui c'était misérable et il le savait bien. Mais l'amour qu'il avait pour lui-même était bien supérieur aux sentiments qu'il éprouvait pour la mère de ses enfants.

Une fois la frêle femelle plaquée au sol le combat fut expéditif : ses griffes déchirèrent la gorge offerte sans qu'il puisse réaliser la portée de son acte.

« Un jour tu le paieras Oreille de Mustang. Moi, je pars l'âme paisible, ma seule erreur étant de t'avoir trop aimé. Quand à toi, j'espère que tu parviendras à regarder tes enfants dans les yeux. »

La rancoeur animait toujours les prunelles de sa compagne quand elle exhala son dernier souffle.

Oreille de Mustang resta figé, obnubilé par le sang sur ses pattes.
Comment allait-il faire pour transformer un assassinat en accident ?
Derrière lui, Bise Nocturne n'avait pas bougé une moustache, statufiée de stupeur et d'effroi.

« Ah les crimes passionnels ! Ce sont probablement mes préférés ! »
se gaussa une voix venant des grands chênes.

Les deux complices se retournèrent dans un même mouvement et tombèrent presque truffe à truffe avec une patrouille de nuit composée de Tache de Blaireau, Éclat de Foudre et Étoile Ardente.
La dirigeante du Tonnerre les scrutait sournoisement, ses larges iris dorées toutes brillantes de malice.

« Évidemment j'aime aussi beaucoup les meurtres de sang-froid ! Et dans ce cas précis je ne saurais dire si c'était avec passion ou indifférence que tu lui as ôté la vie, Oreille de Mustang ! Quant à toi Bise Nocturne, dans le rôle de la potiche qui ne comprend rien à ce qui lui arrive tu étais remarquable !

- Qu'est-ce que tu veux ? gronda Oreille de Mustang, qui se sentait parfaitement dépassé par les événements.

- Moi ? Je ne veux que vous aider ! s'esclaffa Étoile Ardente, hilare.

- Et comment ? pesta le matou, l'échine hérissée.

- Vous avez tous deux besoin de retrouver votre image de preux et pieux félins. Ça tombe bien, je peux vous offrir cet anonymat. Il suffit de faire croire que c'est le clan du Tonnerre qui a tué Tornade Cendrée. Après tout, ce genre de chose arrive fréquemment ! En échange de quoi, chaque demi-lune comme celle-ci, vous viendrez m'informer de ce qui se passe dans vos clans respectifs.

- On serait des... commença Bise Nocturne.

- Des espions, conclut Oreille de Mustang d'une voix blanche.

- Tout de suite les grands mots ! J'appellerais plutôt ça un échange de bons procédés ... ricana la grande femelle aux allures léonines.

- Pour être honnête avec vous, de toutes les possibilités qui s'offrent à vous, celle-ci est peut-être la moins sombre, lança Éclat de Foudre, presque désintéressé par leur malheur.

- Bien sûr vous pouvez aussi assumer votre trahison devant les quatre clans, devant ceux que vous aimez, devant le clan des étoiles et implorez leur pardon. Mais les félins que je viens de citer n'ont que peu de pitié pour les amants interdits et les meurtriers en herbe ! Vous avez le choix, si on peut appeler ça un choix ! » pouffa Étoile Ardente qui savourait son emprise sur les deux chats.

Oreille de Mustang jeta un regard à Bise Nocturne, celle-ci semblait perdue dans ses pensées toutes plus noires les unes que les autres.
Lui aussi avait honte à l'idée d'accepter une telle proposition mais cela lui permettrait de continuer sa vie dans un semblant de normalité.
Il préservait ainsi son intégrité si chère à ses yeux.

Pourrais-je un jour affronter mon reflet ?

« J'accepte, finit par trancher le traître de Vent.

- Parfait ! Et toi Bise Nocturne ? demanda Étoile Ardente comme si le sujet était on ne peut plus anodin.

- Je... Je ne peux pas, articula difficilement la compagne d'Étoile Ténébreuse.

- Elle peut. Je l'y aiderai Étoile Ardente », la contra une nouvelle voix émergeant de l'océan obscur qu'était la nuit.

~~~O~~~

Bise Nocturne sentit son cœur se décrocher de surprise quand Pleurs de Louve se rangea à ses côtés.

« Je l'aiderai à tenir ses engagements. Une demi-lune sur deux c'est moi-même qui vous apporterez les informations.

- Pleurs de Louve, arrête ! gémit Bise Nocturne.

- Tu es ma sœur, je ne te laisserai pas affronter cette épreuve seule, répliqua l'intéressée, imperturbable.

- Que c'est noble ! Mais j'imagine que ce supplément d'informations ne sera pas sans conséquences, siffla Étoile Ardente, méfiante.

- Parfaitement, au bout de treize moitiés de lunes ce contrat prendra fin. À la treizième demi-lune nous serons tous les trois libres. Marché conclu ? »

Étoile Ardente et Pleurs de Louve se toisèrent l'une l'autre, attendant de voir qui des deux flancherait en premier.
Une expression carnassière finit par étirer la moue suspicieuse de la meneuse du Tonnerre quand elle déclara :

« Marché conclu ! C'est une durée amplement suffisante surtout si j'ai trois informateurs au lieu de deux. l'Aube va bientôt poindre, partez. Mes guerriers et moi nous nous occupons de la scène de crime. Au plaisir de vous revoir à la prochaine demi-lune ! »

Bise Nocturne se laissa guider par sa sœur vers la sécurité encore lointaine de la pinède.
Elle jeta un ultime regard à celui qui avait été son amant, un regard hagard qui ne savait plus où aller.
Oreille de Mustang le lui rendit, dans le sien on pouvait lire plus de honte que d'égarement.

Les deux sœurs gardèrent le silence sur tout le chemin du retour.
Bise Nocturne avait des papillons noirs voletant dans chaque recoins de son esprit agité. Ils tourbillonnaient dans une ronde interminable, l'étouffant de leurs longues ailes cendrées.
Pour respirer elle se sentit obligée de parler :

« Merci. »

Pleurs de Louve ne répondit rien pendant un temps, marchant d'une démarche décidée.
Puis, après avoir contemplé le vol lourd d'un cormoran, la guerrière au visage moucheté de larmes blanches se colla contre elle et pouffa comme une môme :

« C'est toujours un plaisir, sœurette ! »

~~~O~~~

Nuage d'Obsidienne balaya la petite assemblée formée autour de Bise Nocturne et Oreille de Mustang.
Les meneurs des deux clans, les lieutenants et les guérisseurs avaient été conviés pour écouter, délibérer et condamner.
Mais à la suite de ce long témoignage personne ne broncha.

L'apprentie sentit la bile monter dans sa gorge.
Voilà que sa mère se retrouvait mêlée à cette histoire sordide.
« Sordide » c'était le bon mot. Tout ce qui ressortait de ce marasme d'énigmes était écœurant.

« Toi qui voulais des réponses, es-tu satisfaite ? »

Sombre Énigme s'était rangée près d'elle, l'œil vitreux et la queue traînant dans la poussière.

« Oh oui, je suis on ne peut plus satisfaite ! » ironisa Nuage d'Obsidienne non sans amertume.

Étoile Ténébreuse et Étoile Hurlante se dévisagèrent longuement comme pour dire :

« Par quoi commençons-nous ? »

De son côté Langue de Vipère s'approcha discrètement de Nuage d'Obsidienne et lui murmura dans le creux de l'oreille :

« Suis-moi, je dois te montrer quelque chose. »

La gorge nouée par l'angoisse la novice obéit et s'enfonça dans les fourrés à la suite de son mentor. L'expression fuyante qui assombrissait les traits de la lieutenante n'annonçait rien de bon.
Les derniers mots qu'elle entendit vinrent d'Étoile Ténébreuse :

« La trahison d'un des siens est toujours une souffrance mais venant de ma propre compagne c'est une abomination »

Et quand la trahison vient de sa propre mère, comment l'encaisser ?
Nuage d'Obsidienne aurait préféré la voir morte que traîtresse...

~~~O~~~

Hey !

J'espère que ce chapitre vous a plu.

Il raconte du point de vue de Bise Nocturne et Oreille de Mustang les raisons de leur traîtrise.

Vous faites aussi la rencontre brève de Tornade Cendrée.

Enfin on apprend que Pleurs de Louve était plus que mêlée à cette histoire.

Que pensez-vous de tout cela ?

Le prochain chapitre sera sûrement le dernier.
J'essaierai de publier l'épilogue en même temps.
Et évidemment si tout se passe bien j'enchaînerais avec le tome deux.

~ Bise ~

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