34/ Le Rire du Corbeau

Héron Cendré savourait la caresse du vent nocturne sur sa fourrure nimbée de l'empreinte blafarde de la lune.

La discussion avec Tornade-des-Alizés un peu plus tôt dans la journée l'avait chamboulé.
Sa sœur n'allait pas bien.
Cette révélation l'avait remis en question quant à son propre mal-être.
Il s'efforçait de vivre sans en vouloir en monde au entier, il se forçait à chercher le soleil derrière les nuages, il s'acharnait à être présent dans la vie de ceux qui étaient toujours là, mais elle lui manquait indéniablement.

Tornade Cendrée, sa mère et son modèle, ne reviendrait plus.

« Elle ne reviendra pas. »

Cette vérité, prononcée distinctement, le faisait trembler.
Ce genre de tremblement qui vous prouve que rien ne va ou plutôt que tout vous mal.

Il ferma les yeux et respira profondément, se rappelant des souvenirs joyeux, des discussions d'autrefois et des jeux de son enfance.
Ces éclats du passé étaient à lui et ça personne ne pouvait les lui ôter.
Personne excepté le temps...
Bien qu'il fasse tout pour raviver dans son cœur ces moments de pur bonheur, il devait apprendre à les laisser se troubler pour recommencer à aller de l'avant et, ainsi, créer d'autres souvenirs tout aussi beaux.
Mais laisser le passé s'estomper est une prouesse souvent teintée d'amertume.

Quand ses yeux verts s'ouvrirent à nouveau, il s'était calmé.
Son regard se posa sur le lointain où une silhouette évanescente galopait sous les vagues d'argent de la belle de nacre.
Une crispation traversa son corps et une interrogation jaillit :

Qui pouvait bien filer vers l'ouest à cette heure tardive ?

Héron Cendré s'élança dans la pente, s'éloignant des siens et filant vers le mystère.

Il ne rendit même pas compte qu'il était suivi.

~~~O~~~

Nuage d'Obsidienne zigzaguait entre les troncs, se laissant mener par la bise de la nuit chaude.
Les traces s'atténuaient... Sombre Énigme prenait soin d'effacer ses traces.
Mais la novice avait compris et ça depuis le début de sa traque.

Tout la menait vers le territoire du Clan du Tonnerre.

Le goût de la trahison était âcre et écœurant. La rancoeur faisait sombrer son âme comme le naufrage dévorerait un navire.
Alors tout était donc si simple ? La solution était-elle sous yeux depuis le début ? Ses doutes étaient-ils parfaitement fondés ? Les apparences n'avaient-elles donc rien de trompeuses ?

C'était bien Sombre Énigme qui fonçait droit vers le Clan du Tonnerre au beau milieu de la nuit.

Nuage d'Obsidienne se figea d'un coup, l'incompréhension la faisant suffoquer.
Regard Voilé avait raison : elle n'était pas prête à encaisser cette vérité.
Elle avait tout fait pour lui accorder sa confiance et pourtant il n'avait fait que lui mentir.
C'était l'ultime coup de grâce qui la poussait à abandonner.

Non.

Elle devait continuer, elle devait traiter Sombre Énigme comme n'importe quel traître, comme n'importe quelle ordure.

N'était-elle pas la justice ?

~~~O~~~

Langue de Vipère observait Pleurs de Louve du coin de l'œil.
La mère de Nuage d'Obsidienne possédait cette même colère contenue qui transparaissait dans sa démarche crispée et dans son regard, aussi dur qu'il était vert.

La patrouille de nuit qu'elle dirigeait, composée de la génitrice de sa novice, Croc de Cobra et Rayon de Sève, était sur le chemin du retour.
Étoile Ténébreuse l'avait envoyée vérifier la frontière de la Rivière.

« Comme si Étoile-des-Marées allait fomenter une attaque maintenant ... »

Le véritable danger était probablement sur la frontière du Tonnerre mais le meneur préférait se voiler la face.

La lieutenante sentit un léger parfum qui ne lui était pas étranger : Nuage d'Obsidienne.
Langue de Vipère avait cherché son élève toute la journée mais celle-ci était demeurée introuvable.

« Rentrez, je vous rejoins. »

Croc de Cobra, la regarda avec surprise mais n'insista pas. Rayon de Sève n'était pas du genre à tergiverser, seule Pleurs de Louve la dévisagea avec suspicion.
Langue de Vipère aurait juré que son aînée en savait plus qu'elle.

La jeune lieutenante se mit en marche et au bout de quelques foulées s'aperçût que la piste filait droit vers le territoire du Clan du Tonnerre.

Nuage d'Obsidienne était beaucoup de choses assurément mais Langue de Vipère ne la pensait pas parjure...

~~~O~~~

       Éclat de Foudre, lieutenant des forêts, attendait patiemment au beau milieu de la Clairière Claire, à quelques pas de la frontière de l'Ombre.
Ses informateurs n'allaient pas tarder. Chaque demi-lune les espions venaient lui faire son rapport, rapport qu'il s'empressait de répéter à Étoile Ardente.

Le puissant mâle bleu lécha sa lourde patte, la passa derrière son oreille, la reposa et déclara avec un calme olympien :

« Salutations à vous deux, pile à l'heure comme toujours ! »

Les deux félins qu'ils avaient devant lui le dévisageaient avec un mélange de haine et de crainte.

~~~O~~~

       « Salutations à vous deux, pile à l'heure comme toujours ! »

Sombre Énigme crût vomir en attendant cette phrase.

L'instant d'après une nouvelle fragrance vient lui chatouiller les narines.

On l'avait suivi. Elle l'avait suivi...

~~~O~~~

        Langue de Vipère était proche de la frontière et, elle le sentait, de la vérité.

Tous les sens en éveil elle perçût sans difficulté que quelqu'un la suivait.

« Sors de là, Pleurs de Louve. »

L'ombre de la louve apparut sans un bruit sur sa gauche.
Les deux chattes se jaugèrent l'une l'autre : prunelles topaze contre iris émeraude, dédain contre mépris, tigresse contre panthère noire.

La cadette finit par briser le silence :

« Que fais-tu ici ?

- La même chose que toi, j'empêche la vérité de voir le jour.

- C'est là que tu te trompes, la vérité doit quitter les ombres... Que sais-tu, Pleurs de Louve ?

- Si je te le dis je devrais te tuer, Langue de Vipère, gronda son aînée, les griffes sorties.

- Je prends le risque ! »

Les deux femelles bondirent, se figèrent dans les cieux dans un instant d'éternité, se heurtèrent comme deux rapaces enragés avant de se déchirer de leurs serres scintillantes.

Perché tout la haut, sur la dernière branche d'un grand pin, un corbeau ricassa.

~~~O~~~

        « Salutations à vous deux, pile à l'heure comme toujours ! »

Héron Cendré sentit la rage lui ronger le cœur.

« Je n'arrive pas y croire... » souffla une voix mortifiée juste à son côté.

Le jeune guerrier se retint de sursauter quand Nuage d'Azur apparut à ses côtés.
Les deux amis se dévisagèrent sans rien dire, trop secoués pour parler.

La vérité était là, sans artifices, terriblement vraie.

La voix du parjure du Vent s'éleva dans les airs :

« Bonsoir Éclat de Foudre. »

~~~O~~~

   Nuage d'Obsidienne ravala son verbiage haineux et rentra ses longues griffes.

Sombre Énigme la regardait avec incompréhension, probablement aussi perdu et dévasté qu'elle.

Leur monde à tous les deux s'écroulait, et un goût d'orange amère envahît leur gueule.

La voix de l'ordure de l'Ombre monta dans la nuit :

« Bonsoir Éclat de Foudre. »

~~~O~~~

         La vipère esquiva de justesse les crocs de la louve.
Dévoilant ses propres crochets la lieutenante faucha la guerrière et tenta de lui déchirer la gorge. Hélas, Pleurs de Louve était loin d'être une débutante si bien que Langue de Vipère ne mordit que du vide.

La chatte qu'elle avait sous ses yeux était son aînée. Elle possédait donc une expérience solide et, même si son style était des plus prévisible, sa technique n'en était pas moins parfaite.
Pleurs de Louve possédait les qualités et les défauts de son mentor : Étoile Ténébreuse.

Une efficacité dépourvue de subtilité.

Les mots de Griffe d'Ours lui revinrent à l'esprit :

« Quand tu affrontes un guerrier à la stratégie sans faille cherche une fissure dans son cœur et exploite-la ! Transforme la faille en abîme et tu verras que toute sa belle stratégie s'effritera ! »

Pleurs de Louve fila vers elle, le regard froid et attentif.

« Tu crois que détruire ton clan de l'intérieur comblera le vide qui creuse ton âme depuis la mort de tes chatons ? » lança la lieutenante sur un ton fielleux.

La douleur fiévreuse qui envahit les yeux de la guerrière lui apprit qu'elle avait touché juste.

« Tes paroles sont du poison, Langue de Vipère ! »

Oui, Pleurs de Louve avait raison, elle portait bien son nom !
L'instant d'après leur duel redoubla d'ardeur.

Et, plus proche cette fois, le corbeau ricana.

~~~O~~~

Nuage d'Obsidienne ne pouvait détourner le regard du tableau qui se dessinait sous ses yeux.
Sombre Énigme quant à lui semblait encore plus effondré, il lui apparaissait soudain comme vulnérable.

Avoir des soupçons et les voir se concrétiser sont deux choses différentes.

« Vous comptez agir ou je vous apporte des campagnols pour la suite du spectacle ? » les railla à voix basse Langue de Vipère qui venait d'apparaître derrière eux.

Fière malgré le sang qui coulait de son épaule, la lieutenante leur indiqua la marche à suivre d'un signe de queue.
Nuage d'Obsidienne aurait bien interrogé son mentor sur l'origine de sa blessure mais, au fond d'elle, elle savait que l'heure n'était plus aux questions.

Les trois silhouettes de l'Ombre quittèrent la sécurité de la pénombre et encerclèrent Éclat de Foudre et les traîtres.

Le silence épouvanté fut brisé par le rire du corbeau.

~~~O~~~

Nuage d'Azur sentit son cœur se figer quand la lieutenante de l'Ombre, un guerrier charbonneux et Nuage d'Obsidienne sortirent soudainement du brouillard nocturne, empêchant toute retraite aux trois conspirateurs.

Héron Cendré le regarda, l'air de dire :

« On s'en mêle ou non ? »

Nuage d'Azur tâcha de prendre un air digne avant d'hocher la tête.

Ainsi, sous une lune blême, le Vent s'allia à l'Ombre.

Tous se figèrent, tous s'observèrent mais personne ne broncha.

Éclat de Foudre gardait la face mais les deux espions se décomposèrent, la peur à l'état pur illuminant leurs prunelles.

Nuage d'Azur croisa le regard d'ambre de Nuage d'Obsidienne.
Même avec la réflexion la plus intense aucun d'eux n'auraient pu démasquer les traîtres.
Mais tous deux s'étaient trouvés au bon endroit au bon moment.

Le hasard faisait bien les choses.

Langue de Vipère s'avança d'une démarche royale avant de prendre la parole, glaçante :

« Oreille de Mustang, Bise Nocturne, par la loi des clans je vous accuse de traîtrise. Vous répondrez de vos actes devant Étoile Hurlante et Étoile Ténébreuse. »

~~~O~~~

       Sombre Énigme dévisagea sa mère sans comprendre. Il la regardait sans haine, il ne comprenait pas tout simplement.
Il ne voulait pas comprendre, c'était plus qu'il ne pouvait le supporter.
Bise Nocturne l'avait bercé le soir, l'avait nourri chaque jour, l'avait aimé lui et son frère.

Il n'avait jamais douté de l'amour de sa mère.
Pourtant depuis quelques temps déjà il doutait de sa fidélité.
Plusieurs fois il l'avait vue s'éclipser sans raison, mais il n'avait pas voulu y croire.
Jusqu'à cette nuit, cette terrible nuit où il avait voulu la vérité.

Il haïssait la vérité.

Bise Nocturne posa ses prunelles d'un bleu froid dans les siennes.
La culpabilité les assombrissait, la culpabilité et la peur de le perdre.
La peur de le perdre lui, son dernier fils, son fils prodige, son précieux fils, son fils.

« Pourquoi ? »

La question franchit ses crocs sans qu'il ne s'en rende compte.

~~~O~~~

Héron Cendré dévisagea son père sans comprendre. Il le regardait avec haine, il voulait entendre ses raisons pour mieux l'étrangler.

Sa mère était morte.
La chatte la plus noble et la plus forte qu'il connaissait n'avait plus la chance de vivre et son père, lui, pouvait encore souiller l'air de sa présence.

L'injustice de l'existence le tuerait bien plus promptement que la vieillesse.

Oreille de Mustang posa son regard vert dans le sien.
Le défi l'animait toujours mais Héron Cendré pouvait y lire la peur de tout perdre.
La peur de perdre son honneur, son clan, sa précieuse Tornade-des-Alizés, la vie qu'il avait construite.

« Pourquoi !? »

La question avait franchit ses crocs comme un coup de griffe.

~~~O~~~

Éclat de Foudre répondit avec une nonchalance sidérante :

« Bise Nocturne et Oreille de Mustang payent le prix d'une erreur de cœur. Une erreur de parcours qu'Étoile Ardente s'est empressée d'exploiter. Ne soyez pas trop durs, ils nous arrivent à tous de manquer de discernement.

- Silence ! tonna Langue de Vipère, sa queue frappant furieusement l'air, Pars Éclat de Foudre, le sort de ces deux-là ne te concerne en rien.

- Nous nous verrons à la prochaine assemblée, Langue de Vipère. N'oublies pas que tu es la future meneuse de l'Ombre, ta parole compte alors ne laisse pas Étoile Ténébreuse tout contrôler. Tu es plus qu'une lieutenante, tu es l'héritière d'une des quatre puissances.

- Parce que toi tu tiens tête à Étoile Ardente ? Permets-moi d'en douter, répliqua la femelle tigrée.

- À un détail près Langue de Vipère, moi je ne suis que lieutenant. Un lieutenant qui restera lieutenant. Seule la mort me délivrera un jour de ce rôle. Je n'ai pas d'avenir alors autant obéir. »

Sur ces mots pour le moins mystérieux, Éclat de Foudre s'évapora dans la nuit en direction des siens.
Langue de Vipère n'aurait pas aimé être à sa place quand il annoncerait à Étoile Ardente la débandade de leur plan d'espionnage.
Après quelques instant de silence, Langue de Vipère siffla ses ordres :

« Nuage d'Obsidienne va trouver Étoile Ténébreuse. Quand à toi, Nuage...

- D'Azur, compléta l'intéressé.

- Oui, va quérir Étoile Hurlante. Le temps des révélations n'a que trop attendu »

Les deux novices filèrent dans la nuit, le son de leurs pattes martelant le sol craquelé se répercuta longtemps après leur départ.
Sombre Énigme se rangea à côté d'elle et l'interrogea sur un ton morne :

« D'où vient ta blessure ?

- D'un accrochage avec Pleurs de Louve.

- Où est-elle ?

- Je l'ai tuée. »

Comme pour ponctuer ses dires pour le moins laconiques, le corbeau hurla de rire.
Langue de Vipère toisa le volatile de malheur avec dégoût, elle n'en pouvait plus de l'entendre croasser au dessus de sa tête.
Son équilibre en était comme ébranlé...

Sombre Énigme eut un rictus mauvais avant de murmurer :

« À croire que ce corbeau se gausse de nos déboires ! »

~~~O~~~

« Si le rire du corbeau vous est insupportable c'est que vous ne supportez pas d'avoir un témoin à vos crimes »

~~~O~~~

Hey !

Voici enfin le chapitre de la révélation !
Vous avez l'identité des traîtres :
Bise Nocturne et Oreille de Mustang

Ils vous manquent évidemment le « Pourquoi du Comment » mais n'ayez crainte le prochain chapitre est là pour ça.

Sans oublier la mort de Pleurs de Louve qui était comme condamnée dès le début avec ce corbeau, pressage de mort, au dessus de sa tête.

J'ai tout fait pour qu'il soit dynamique et pour vous perdre dans tous les points de vues.
Effectivement vous ne pouviez pas deviner les traîtres.
C'étaient des personnages plus évoqués que développés mais ne vous inquiétez pas, toutes vos interrogations trouveront des réponses dans le prochain chapitre.

J'ai hâte d'avoir votre avis !

~ Bise ~

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