33/ Je suis la Justice

Le soleil entamait sa course dans le ciel encore mauve et, sublime et aérienne, l'ombre diaphane de la lune se dissipait comme un songe.
Nuage d'Obsidienne s'étira longuement devant le tronc tout habillé de lichen des apprentis.
L'aiguail irisait élégamment la silhouette acérée des aiguilles des grands pins, quant à la bise parfumée, elle fredonnait un air aussi caressant qu'une berceuse.
Le calme régnait encore dans la pinède : les rafales de pies et de choucas ne s'éveillaient pas encore, les chouettes et les hiboux venaient de regagner leur creux et la patrouille de l'aube se préparait silencieusement à partir.

Tourmente de Brume, Fourmi de Minuit, Patte d'Argent et Nuage de Puma disparurent comme des spectres dans les voiles moirés du petit jour.
De son côté, la novice de jais décida qu'il était temps de mettre son plan à exécution.

Nuage d'Obsidienne se fraya un chemin entre les spirales piquantes et épineuses qui protégeaient la tanière des anciens.
Trois batraciens à la peau brunâtre dans la gueule, l'apprentie salua ses aînés d'un signe de tête chargé d'humilité.

Hibou du Soir la toisa, l'air de dire qu'il était un peu tôt pour venir le réveiller. Heureusement son frère, Terreur des Rats, l'accueillit avec plus de chaleur :

« Bien le bonjour Nuage d'Obsidienne ! Ravi de voir que tu as apporté de quoi m'ouvrir l'appétit.

- Allez donc manger dehors ! grogna Regard Voilé, J'ai autre chose à faire que de vous entendre bavasser de tout mais surtout de rien avec cette petite !

- À tes ordres », miaula Hibou du Soir avant de bailler à s'en décrocher la mâchoire.

Terreur des Rats gratifia la doyenne du clan d'une œillade amusée et d'un coup de langue sur l'oreille avant de sortir derrière son frère, un crapaud dans la gueule.

Regard Voilé darda son regard aveugle sur l'apprentie avant de croquer à belles dents dans la chair d'une grenouille aux reflets verdâtres.
Nuage d'Obsidienne s'installa près de son aînée et entreprît de se faire un brin de toilette.
L'une mangeait et l'autre se léchait, tout cela sans qu'un seul mot ne fut prononcé. Une délicate harmonie les liait et toutes deux savourèrent avec joie ce moment de grâce suspendue.

« Pourquoi personne ne cherche les traîtres ? finit par craquer Nuage d'Obsidienne en se figeant brusquement.

- Pourquoi à ton avis ?

- Langue de Vipère dit que les parjures finissent toujours par se trahir eux-mêmes et qu'il suffit d'attendre...

- Je suis bien aise de savoir que notre lieutenante a un avis mais là, c'est le tien que je veux ! » la tança Regard Voilé après avoir déchiré une cuisse désarticulée à sa proie.

L'apprentie enfonça ses griffes dans la mousse, ses pensées virevoltant comme une pluie de feuilles mortes.

« Les meneurs ne savent plus ou donner de la tête. Les tensions grandissent, les menaces surgissent et les guerres se profilent... Rien ne va plus. Le fait est qu'ils sont tous dépassés par les événements, qu'ils sont trop imbus d'eux-mêmes pour déléguer à leurs lieutenants qui eux, se contentent d'attendre ! Tout ça à cause d'Étoile Ardente ! Ses griffes se resserrent sur les autres clans. Il faut l'arrêter ! Il suffit de dévoiler la vérité au grand jour et tout reviendra dans l'ordre. L'équilibre sera rétabli et la justice régnera ! »

Un long silence ponctua sa diatribe.
Une lueur endiablée animait ses prunelles rétrécies en deux fentes rougeoyantes.
La novice regarda Regard Voilé et fut saisie par l'intensité de ses iris vitreuses.
Une tristesse amère semblait envahir tout son être.

Le timbre tremblant de sa voix était teinté de rancoeur :

« Tu parles bien, petite. Tu parles avec passion. En fait tu ne parle pas, tu galvanises ceux qui t'écoutent. Tu respires bien, tu prends ton temps, tu manies de mieux en mieux l'art subtile du parler. Tu convaincrais une mère de tuer son propre fils si tu le voulais... »

L'apprentie se figea, sidérée.
L'ancienne mastiqua longuement la peau visqueuse de l'amphibien avant de reprendre :

« Tu convaincrais les esprits bêtes, désespérés et égarés. Ce qui représente, disons-le, la majorité des félins. Quand on t'écoute on arrive presque à oublier que tu n'es qu'une gamine. Une gamine qui elle-même est bête parce qu'étant jeune, désespérée parce qu'ayant trop souffert et égarée parce que ne trouvant pas la marche suivre.

- Je suis loin d'être bête ! feula-t-elle, furieuse.

- Ah oui ? C'est vrai tu excelles au combat, à la chasse et en stratégie. Tu sais comment gagner. Tu es savante. Langue de Vipère a fait de toi une guerrière redoutable. Une guerrière qui sera probablement redoutée. Mais tu n'as aucune empathie, aucune notion d'équipe, aucun recul sur les choses. Je vois à ton regard fuyant et coléreux que je ne suis pas la première à te le dire, alors je ne perdrais pas plus de temps à t'expliquer ce que tu ne veux pas entendre. Mais sache que, dans la vie, tu es à la fois ta meilleure alliée et ta pire ennemie.

- L'empathie ne sert à rien dans la justice », contra Nuage d'Obsidienne avec exaspération.

Regard Voilé la dévisagea sans rien dire. Son expression n'était ni fâchée ni attristée, elle était parfaitement neutre.
Une neutralité avec une note de pitié.

« Et qui es-tu pour juger, Nuage d'Obsidienne ? Qui suis-je pour juger ? Le rôle de juge est le pire rôle qui soit. Punir ou pardonner, condamner ou épargner, te rends-tu seulement compte de la complexité de ce pouvoir ?

- Il suffit d'être juste ! siffla l'apprentie pour mieux dissimuler son trouble.

- Oui bien sûr. Il suffit d'être juste... mais comment peux-tu savoir si tu es juste ? Qu'est-ce qui fait de toi quelqu'un de meilleur, de supérieur, d'assez sage pour faire tomber comme un couperet un verdict, un jugement ou une sentence ?

- Je... je... bafouilla la cadette qui sentait ses pattes trembler de frustration.

- Je...  je quoi ? Tu veux dire quelque chose, dis-le. Tu veux faire quelque chose, fais-le et assume les conséquences de tes actes et de tes dires. Parle, fais, assume ! la fustigea l'ancienne qui s'était relevée brusquement pour  mieux lui cracher au visage.

- Je ne sais pas !

- Bien. Moi en revanche je sais une chose; ne cherche pas la vérité si tu n'es pas prête à l'encaisser. »

Nuage d'Obsidienne, aussi immobile que l'eau gelée, sentit son cœur s'emballer.
L'ancienne en savait bien plus qu'elle ne voulait l'admettre.

« Qu'est-ce que tu sais, Regard Voilé ? la menaça l'apprentie, les oreilles rabattues sur le crâne.

- Baisse d'un ton quand tu t'adresses à moi, petite ! Je suis ton aînée pas ton amie. Il y a peu de choses que j'ignore. Je connais des secrets qui te feraient frémir d'effroi. Je connais des histoires qui t'ôteraient le sommeil pour les cent prochaines lunes. Je connais bien des vérités. Alors oui, il est possible que je connaisse les chats qui troublent les clans. Mais je sais autre chose... je sais que les démasquer ne sèmera rien de bon pour nous tous. Cette vérité n'est pas pour toi, elle n'est pour personne. Apprends à renoncer tant qu'il est encore temps.

- Les mensonges pourrissent les clans ! Comment peux-tu défendre la cause même de ce poison !?

- Les mensonges sont des ombres mouvantes. Ils sont aussi délétères que nécessaires. Comme les nuages dans le ciel, ils passent et s'en vont. La vérité elle, est un bloc de granit incassable et immuable. Quand elle est révélée, il n'y a pas de retour en arrière possible, elle est aussi écrasante que le soleil brûlant de la saison sèche.

- Ça n'a pas de sens ! Les traîtres doivent être punis. Le crime réclame la justice !

- Non. Ma chère petite... le crime ne réclame rien d'autre que le crime. »

Le ton n'était ni dur ni condescendant mais profondément fataliste.
Nuage d'Obsidienne sentit son monde s'écrouler. La doyenne elle-même fermait les yeux sur le fléau qui allait s'abattre.
C'était pourtant évident qu'il fallait empêcher que l'équilibre fragile ne se brise.
Le cœur au bord des lèvres tant elle était écœurée par tant de couardise, la novice recula d'un pas avant de détaler sans un regard en arrière.

Regard Voilà ne fit rien pour l'en empêcher.

Elle courut longtemps, biche bondissante entre les pins, ne s'arrêtant que pour reprendre son souffle. Les épaules crispées de colère et le poitrail déchiré par l'effort, Nuage d'Obsidienne se sentait parfaitement dépassée.
Le fait de perdre le contrôle sur ses certitudes les plus solides était presque pire que cette impression de solitude permanente.

« Seule contre tous, je triompherai ... »

Cette pensée-là devait la sauver, mais la sauver de quoi ? Des autres et de leur lâcheté ? Des autres et de leur faiblesse ? Des autres tout simplement.
Inspirant profondément Nuage d'Obsidienne s'obligea à détendre chacun de ses muscles avant de redresser fièrement la tête, ses prunelles de braise dardées sur l'horizon peuplé de sapins.

« Je suis la justice des clans ! »

Cette phrase, ponctuée par le ricanement d'un corbeau, lui parut soudain dérisoire.

~~~O~~~

Sombre Énigme, se laissant guider par ses soupçons, quitta sa litière de mousse et s'évapora dans la nuit naissante.

Il glissa un regard dans le tronc creux des novices et discerna la silhouette toute drapée de pénombre de Nuage d'Obsidienne. Celle-ci dormait, d'un sommeil agité certes mais elle avait fini par rentrer.
Langue de Vipère l'avait cherchée tout le jour durant, sans succès.

De quoi pouvait-elle bien rêver ? Qu'avait-elle fait de sa journée ?

Le jeune guerrier resta encore un instant à contempler cette perle noire puis il se rappela de la raison qui l'avait tiré de sa tanière.
Se fiant à son flair il se mit en marche, l'angoisse rongeant ses tripes.

Il allait franchir la barrière de ronces tortueuses quand un ton caverneux l'intercepta :

« Où vas-tu, fils ? »

L'Ombre féroce d'Étoile Ténébreuse se dessina derrière lui telle une statue rocheuse :

« J'allais savourer la douceur de la nuit, père. Rien de plus, et toi ?

- La douceur de la nuit ... Voilà longtemps que mes nuits ne sont plus douces.

- Cela me désole, répondit-il, glacial.

- Savoure bien ta soirée et ta jeunesse, cela passe vite. À ton âge j'avais déjà beaucoup de responsabilités, mais ça tu ne peux pas le comprendre.

- Oui, cela vous arrange bien de croire que je ne comprends rien ...

- Je te demande pardon ? gronda le meneur anthracite.

- Méditez cela, père. Cela donnera un peu de réflexion et d'épaisseur à vos insomnies. »

Et sans un mot de plus, il le planta là.
Sombre Énigme n'attendait aucune réponse, il avait autre chose en tête. La rancoeur qu'il avait face à son géniteur ne datait pas d'hier et ne se résoudrait pas en un jour.

Filant furtivement dans les nébuleuses ténèbres, le guerrier ne quittait pas sa piste et plus il approchait du but plus l'angoisse le tenait en haleine.

Il ne se rendit même pas compte qu'il était suivi.

~~~O~~~

« Vole au vent !
Murmure des ombres sinueuses et sifflantes...
Paroles captivantes ! Paroles capricantes ! Arabesques tourbillonnantes dans un souffle virevoltant.
Nuage mystérieux balayé d'un vent violent.
Nuage nébuleux chassé par le vent véhément.
Enfin percent les rayons lumineux du soleil levant !
Vole au vent ! »

~~~O~~~

Hey !
Voici enfin la suite d'Une Dangereuse Sérénade.
J'espère que ça va de votre côté.

Qu'en avez-vous pensé ?

~ Bise ~

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