3/ Problèmes Résolus

Le crépuscule noyait l'horizon d'une vague orangée à l'écume sanglante, quant aux puissantes rafales, filles du vent, elles étaient chargées des senteurs de la peur.

Petit Azur était pelotonné contre le flanc de Vol de Colombe, admirant le soleil couchant à travers les brèches de la pouponnière, mais l'admiration va souvent de pair avec la crainte. Ce ciel rouge, ces bourrasques hurlantes, la tension des siens, tout cela lui nouait atrocement le ventre. Il avait l'impression que quelque chose de terrible allait se passer, quelque chose qui échappait à tout contrôle car oui, personne n'échappait à la mort.
Il avait supplié son père, s'était jeté dans ses grandes pattes blanches et avait pleuré, beaucoup pleuré, trop pleuré.

Pourtant sa mère lui avait murmuré doucement :

« Mais mon chéri, c'est un grand honneur pour ton père d'aller défier ce loup. »

Et lui avait répliqué avec la même douceur et les yeux chargés d'angoisse :

« Vraiment ? C'est un honneur de mourir ? »

Sa mère n'avait pas répondu.
Qui pouvait répondre ?

~~~O~~~

Les souffles endormis des félins, les premières lueurs de la lune montante ainsi que l'air vif de l'hiver, tout était réuni pour vivre une aventure.

Petite Obsidienne, seule réveillée dans ce clan de dormeurs, attendait le moment idéal pour quitter la chaleur de sa grande litière à moitié vide.
Sa mère l'avait laissée, tout simplement.
C'était un fait, mais tout pouvait encore changer, il lui suffisait de montrer à ses géniteurs que leur progéniture était tout sauf ordinaire. Il fallait qu'ils se rendent compte que leur fille était la meilleure, car c'est ce qu'elle était... la meilleure.

Mais le respect se gagne, tout comme l'amour.
Et dans cette nuit aux reflets d'argent elle, Petite Obsidienne, remporterait les deux !
Le respect et l'amour de ses parents...

Comment ce plan si parfait pouvait-il échouer ?

~~~O~~~

La nuit était tombée, noire et impénétrable, seulement drapée d'une cape étoilée. La perfection de cette douce obscurité charmait le cœur lourd de Petit Azur, toujours à la même place depuis l'ascension de la lune. Il ne bougeait pas, caché contre le flanc de sa mère et les yeux perdus dans le ciel nocturne, guettant un changement dans le vent, un bruit lointoin ou encore un hurlement, félin ou lupin.

Plus le silence durait plus l'inquiétude montait, rongeant son assurance à la manière d'un rat affamé ou d'un loup enragé...
Mais rien ne vint, le silence s'appaississait, aussi indigeste que de la chair à corbeau, et le temps s'écoulait lourdement, comme si on l'avait attaché à des pierres.
La seule animation dans ce monde figé venait des guerriers faisant leur ronde, Petit Azur observait avec attention leurs moindres faits et gestes, seule manière de se vider l'esprit.

Soudain le vent forcit et une odeur différente dansa jusqu'à ses narines, la même que celle des chasseurs quelques heures plus tôt, cette odeur rance mêlée aux effluves sauvages et indomptables des plaines.
C'est précisément à ce moment là que l'échine de Vol de Colombe se hérissa, bientôt suivie par le feulement d'Éclosion de l'Ajonc.

Le loup était dans le camp.

Bien que la mort soit quelque chose d'encore assez abstrait pour lui, il en saisissait les grandes lignes. Quelqu'un allait mourir cette nuit, le chaton blanc le sentait venir comme une évidence.

Il en était sûr, aussi sûr qu'il s'appelait Petit Azur.

~~~O~~~

Sortir du camp s'était avéré beaucoup plus simple que prévu, il lui avait suffit de se frotter dans des aiguilles et des fougères humides pour dissimuler son odeur, et avec sa petite taille, Petite Obsidienne avait passé la muraille de ronces qui entourait le camp sans grandes difficultés.

Elle marchait depuis un certain temps, du moins assez longtemps pour qu'elle ait mal aux pattes. La traqueuse fonctionnait uniquement à l'odeur, se rappelant des senteurs qu'avaient rapporté les guerriers de la patrouille et le tout en se dirigeant vers la clairière des ifs.

Clairière qu'elle n'avait d'ailleurs jamais vue, mais selon Regard Voilé elle se situait au cœur du territoire.
Où était le cœur du territoire ? Sûrement tout droit.

Il fallait qu'elle trouve le terrier, ensuite il lui suffisait de rentrer avant l'aube pour prévenir Chant du Corbeau de sa découverte ! Après cela, la patrouille se chargerait de chasser ce blaireau, son père serait fier d'elle, sa mère aussi, et ses parents retrouveraient un centre d'intérêt commun : elle.

Une véritable puanteur lui souleva brusquement le cœur, c'était beaucoup plus fort que la piste qu'elle suivait jusque-là, elle était sûrement sur le bon chemin.

Un grognement sourd retentit derrière elle, un grognement qui ne laissait aucun doute sur la suite des évènements. Elle allait mourir ici, seule.
Petite Obsidienne ne s'était jamais rapprochée du terrier, ni même de la clairière des ifs, mais elle avait trouvé le blaireau.

Ou plutôt, le blaireau l'avait trouvée.

~~~O~~~

« Le loup est dans le camp ? », murmura Petit Choucas, camouflé derrière sa mère.

Personne ne lui répondit car personne ne savait. Les senteurs lupines se rapprochaient dangereusement de la pouponnière, de leur côté les reines sortirent leurs griffes et montrèrent les crocs, prêtes à en découdre.

Une cavalcade déboula devant l'entrée et automatiquement les griffes et les crocs disparurent, laissant place à des expressions perplexes. Il n'y avait aucun loup devant eux, uniquement des chasseurs empestant le loup !
Plume de Cygne passa la tête à l'intérieur, bientôt suivi par Lièvre-des-Neiges et Oreille de Mustang. Les deux derniers ne purent que glisser un œil, faute de place.

« Le loup est vaincu ! Rafale Hurlante a porté le coup de grâce ! s'écria Lièvre-des-Neiges, fou de joie.

- Mais son affreuse odeur est partout ! miaula Éclosion de l'Ajonc, toujours inquiète.

- C'est parce que le cadavre est ici, expliqua calmement Oreille de Mustang, Étoile Venteuse voulait qu'on l'enterre près du camp pour lui rendre hommage.

- Lui rendre hommage ? piaula Petit Azur, mais il a voulu nous tuer !

- Non, il essayait juste de survivre. C'est un animal noble qui mérite de monter chez ses ancêtres, s'ils existent, le rabroua gentiment son père.

- Aucun blessé ? S'étonna Vol de Colombe, les yeux ronds.

- Des égratignures pour la plupart, mais Horizon Vermillon a une large entaille au flanc qui inquiète Plume de Harfang. Quant à ma sœur, elle a une profonde morsure à la cuisse...

- Ne t'inquiète pas Plume de Cygne, le rassura sa compagne, Belle-des-Plaines est une guerrière pleine de ressources et puis notre guérisseur sait y faire avec les plantes ! »

Devant la joie qui régnait, Petit Azur comprit qu'il avait eu tort et cela sur toute la ligne :
Personne n'allait mourir cette nuit.

~~~O~~~

     Il était là, à deux longueurs de renard, avec ses petits yeux d'un noir mauvais et ses crocs jaunis par l'âge.
Elle pouvait encore tenter de courir, c'est donc ce qu'elle fit, car rien n'est trop beau pour sauver sa peau !
Hélas, elle courait aussi vite qu'une petite de trois lunes déjà éreintée par sa marche dans la sombre pinède.

Elle cria, piaula, miaula avec toute l'énergie que peut trouver un chaton épuisé, gardant en tête le vain espoir d'un sauvetage inespéré.
Elle trébucha, le monstre gagnait de plus en plus de terrain, si bien que d'ici peu elle finirait dans sa gueule garnie d'abominables dents !

Mais au moment où elle pouvait presque sentir le souffle écœurant de la bête sur son échine, des rugissements salvateurs intervinrent. Le blaireau, beuglant de douleur, lui fit comprendre que sa fuite pouvait cesser.
Petite Obsidienne contempla avec effarement la scène qui se jouait devant elle: quatre silhouettes félines défiaient le monstre sous le regard détaché de la lune d'argent, les baignant tous dans un puit de lumière nocturne.

Elle comprit alors qu'elle venait d'être sauvée par la patrouille de nuit.

En retrait, la chatonne eut tout le loisir d'admirer Murmure de Lune perché sur le dos du monstre, les griffes solidement ancrées dans la chair de l'animal. À ses côtés, en train de mordre férocement une patte avant, se tenait Nuage de Fumée, son apprenti. Mais il y avait aussi son oncle, Sang d'Encre, qui s'acharnait sur l'arrière train noir et blanc. Enfin, vive et implacable, dansait Nuage de Vipère sous les mâchoires du prédateur. Elle était grandiose : jouant de ses griffes avec dextérité, virevoltant avec grâce sous les coups de pattes et exécutant une véritable danse macabre.

Tout paraissait si simple, trop simple, cela ne pouvait pas durer et cela ne dura pas: le blaireau bien que glissant dans son propre sang, eut un regain d'énergie, un regain qui fut fatal pour l'un des sauveurs. Il se redressa de toute sa hauteur, dans un ultime sursaut, avant de s'abattre de tout son poids sur Nuage de Fumée.
Il eut un craquement sec, une large patte avait heurté la nuque du jeune mâle, le condamnant irrémédiablement à rejoindre le clan des Étoiles.

Et après tout ce vacarme, le silence revint, plus lourd que du plombs.
Petite Obsidienne n'osait plus bouger, elle avait peur de comprendre, peur de réaliser que c'était à cause d'elle si ce chat gisait là, sans vie.
La longue plainte de Nuage de Vipère retentit dans la forêt sombre, l'obligeant à assumer ses actes... elle avait échoué et cela sur toute la ligne.
Pire, elle venait de conduire l'un des siens à la mort.

« Mais à quoi pensais-tu ?! », lui cracha Nuage de Vipère, folle de chagrin pour son défunt frère.

~~~O~~~

Les chats du clan ne bougeaient plus, aucun n'osaient parler et tous attendaient le jugement d'Étoile Ténèbreuse.
Le grand matou gris fixait le cadavre de Nuage de Fumée avec une tristesse mêlée de colère, comme si il savait que cette mort stupide aurait pu être évitée.
Nuage de Vipère se tenait aux côtés du meneur. Les yeux de la jeune chatte ne regardaient en rien son frère tombé au combat mais plutôt celle qu'elle considérait comme responsable de sa chute : Petite Obsidienne.

La chatonne noire avait la tête basse, préférant éviter les prunelles de braises de l'apprentie guerrière. Elle s'en voulait déjà terriblement, alors contempler ses torts dans la colère ardente de Nuage de Vipère ne lui disait rien.

« Cette nuit, Nuage de Fumée s'est battu comme un véritable guerrier et avant que son âme finisse de monter vers nos ancêtres, je voudrais lui donner la place qui lui est due. Cet apprenti était sur le point d'être fait chasseur, il a prouvé sa noblesse de cœur et je ne vois pas de raison de le laisser partir en novice ! », S'exclama le meneur en balayant la foule d'un regard sombre.

Tous avaient le souffle coupé, ce genre de cérémonie était extrêmement rare :

« Moi, Étoile Ténèbreuse, chef du clan de l'Ombre depuis bien des lunes, j'en appelle à nos ancêtres pour qu'ils accordent à cet apprenti le droit de chasser en guerrier dans leurs cieux, car son cœur est plus pur que de l'eau de roche ! Alors, par les pouvoirs qui me sont conférés je lui donne son nouveau nom, maintenant Nuage de Fumée se nommera Fumée du Ciel ! »

Comme d'un commun accord, tous les félins de l'assemblée fixèrent la voute étoilée, en se disant que ce soir un nouveau cristal scintillant l'avait rejointe.
Murmure de Lune fut le premier à clamer le nom de son ancien élève, la peine et la fierté se lisaient dans ses yeux clairs quand il cria de sa douce voix :

« Fumée du Ciel ! »

Bientôt, le nouveau nom fut repris par chaque chat et chez chacun on pouvait admirer une palette de sentiments aux multiples nuances : froideur, tristesse, colère, espoir.
Petite Obsidienne regardait cette étrange scène avec un certain mépris, comment pouvait-on se réjouir de la mort ? Comment pouvait-on y trouver une consolation ? Comment pouvait-elle se débarrasser de la culpabilité qui lui étreignait le cœur ?

« Mais il faut savoir se réjouir d'être vivant ! reprit le chef, Nuage de Vipère aussi s'est battue comme une véritable chasseuse et mérite qu'on chante ses louanges. Qu'en penses-tu Griffe d'Ours ? »

L'immense matou se redressa de toute sa hauteur et regarda avec chaleur la femelle aux yeux jaunes, avant de déclarer :

« Je n'ai jamais vu guerrière plus prometteuse.

- Parfait, tu as accompli un travail magnifique avec elle, admit le meneur, avant de reprendre sur un ton plus serein, Alors Nuage de Vipère, promets-tu de protéger le clan et le code du guerrier et ça même au péril de ta vie ?

- Oui, miaula-t-elle simplement, d'une voix dépourvue de l'ombre d'une crainte.

- Bien, désormais aux yeux des morts et des vivants tu seras connue sous le nom de Langue de Vipère ! Le Clan de l'Ombre admire ton assurance et tes talents de combattante.

- Et ta langue bien pendue ! rajouta son ancien mentor, l'air espiègle.

- Langue de Vipère ! Langue de Vipère ! Langue de Vipère ! » rugit la tribu avec passion.

La nouvelle combattante écoutait les acclamations à son égard avec satisfaction, mais son regard fixait toujours Petite Obsidienne avec reproches.
Comment lui en vouloir ? La petite chatte noire était seule responsable et elle le savait parfaitement.
Langue de Vipère finit par cesser de la toiser et alla lécher l'épaule de son chef avec déférence, tout en gardant la queue haute et les oreilles droites de fierté.
Malgré l'émulation générale, Petite Obsidienne ne pouvait oublier que quelqu'un était mort cette nuit, et cela par sa faute.

~~~O~~~

Fleur de Lierre regardait discrètement celle qui avait mené Fumée du Ciel au trépas, tandis que deux phrases de la prophétie tournaient en boucle dans son esprit tourmenté :

« De sang et de larmes [...] L'une pour détruire... »

La prophétie pouvait-elle être aussi simple ?
Ce n'était qu'une malheureuse erreur de chaton après tout...

~~~O~~~

Hey !
Voilà un nouveau chapitre.
J'espère que l'histoire vous plait toujours et que les personnages restent intriguant sur.
Vos avis sont les bienvenus !

~ Bise ~

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