28/ Rage de Vivre

Les cris, la violence, l'oppression, le sentiment d'être terriblement vivant. Le sentiment que l'existence s'arrache aussi aisément que l'on écorche les ailes d'un papillon.
L'impression d'être éphémère et inutile.
Pour la première fois de sa vie, Nuage d'Azur ressentit ce qu'on appelle maladroitement "la rage de vivre" .

Il était bien parvenu à atteindre l'entrée du labyrinthe de Mystérieuse.
Son souffle était court et l'épouvante lui hérissait l'échine.
Dissimulé dans la pénombre d'une renardière abandonnée, le jeune félin ne perdait pas une miette des événements :

Tout le troupeau d'équidés avait disparu dans les plaines et avec lui s'atténuait le tonnerre grondant des sabots enragés.
Fermant la marche, l'étalon se cabra fièrement avant de disparaître à l'horizon comme un mirage du passé. Aujourd'hui, ce chef audacieux avait su protéger les siens, mais qui sait ce que demain lui réservait.

Derrière les chevaux se tenaient les bipèdes et leurs chiens.
Les trois molosses bavaient rageusement et la folie primaire de la traque animait leurs sombres prunelles. Les maîtres-chiens se tenaient devant Hedwige, toujours prise au piège, la chatte criait de peur.
Étoile Hurlante était nulle part en vue mais c'était sûr qu'elle n'avait pas libéré la prisonnière, pire elle n'avait pas tenu sa promesse.

Pourquoi !? Pourquoi m'a-t-elle menti ?

Attirés par les miaulements et le sang les chiens convergèrent vers la minette écaille. Nuage d'Azur s'attendait à voir la pauvre chatte dévorée vivante mais l'un des bipèdes cria et, pareils à des statues de marbre, les monstres se figèrent. Le second bipède braqua son bâton sur Hedwige et une détonation se répercuta entre les collines silencieuses.

Son cœur se figea et la douleur le foudroya comme les éclairs s'abattent sur les cimes des arbres ou le sommet des montagnes. Le vent hurla à s'en fendre l'âme, la pluie se deversa comme une rivière de larmes froides, une odeur âcre de poudre et de sang envahit la lande bafouée et, sonnant le glas, le rire glaçant d'une corneille se répercuta pareil à un écho accusateur. Les chiens jappèrent, leurs yeux luisants toujours chargés de cette passion pour la traque et de la sanglante folie pour le massacre. Leurs maîtres, l'air ravi, enlevèrent le cadavre d'Hedwige du piège, pour réarmer ce dernier, puis jetèrent au loin le corps encore chaud. Tous partir dans la plaine vallonnée, sans un regard en arrière, sans le moindre scrupule, sans une trace de compassion... C'était ainsi et pas autrement alors à quoi bon se morfondre ?

La vie n'était-elle que souffrance ?

Pendant un temps qui lui parut infini Nuage d'Azur resta figé dans son trou, attendant désespérément un signe qui le pousserait à en sortir.

Étoile Hurlante ne revenait pas. Pourquoi ?

Elle doit être cachée ailleurs...

La meneuse du Vent ne pouvait pas être loin pourtant...
Il lui en voulait d'avoir abandonné Hedwige.
Son mentor avait pourtant juré de la sauver.
Celle en qui il avait une foi absolue venait de bafouer sa confiance.
Il se sentait trahi et son âme, elle, paraissait comme emprisonnée dans une prison de glace.
Finalement c'est bien cette froide colère qui le poussa à quitter la sûreté de sa cachette. Il fila auprès d'Hedwige et darda son regard sur sa silhouette inerte : Une plaie circulaire lui transperçait le crâne et un filet de sang écarlate dévalait sa fourrure souillée. Les bâtons des bipèdes semblaient cracher des éclats meurtriers...
Le novice recula d'un pas, désespéré.

Il avait échoué à la protéger comme il avait échoué avec Nuage de Brise.

Nuage d'Azur sentit son échine se hérisser quand un souffle bien connu effleura ses oreilles. Le corps élancé d'Étoile Hurlante se tenait à ses côtés. Une lueur peinée brillait dans les belles prunelles vertes de son mentor. Le chat nacré demanda d'une voix vibrante et tendue :

« Où étais-tu lorsqu'elle est morte ?

- Et toi ? »

La réponse, presque nonchalante, le fit bondir :

«Tu oses me le demander ?! C'est toi qui m'a obligé à fuir !

- Mais que comptais-tu faire ? Que pouvais-tu faire Nuage d'Azur ?

- L'aider !

- Vraiment ? Savais-tu comment détruire ce piège ? Étais-tu capable de faire reculer les chiens et les chevaux ? Avais-tu les bonnes capacités pour faire fuir les bipèdes ?

- Non ! Bien sûr que non ! Évidemment que non ! Je ne pouvais rien faire mais je pouvais l'accompagner ! Je pouvais la soutenir ! Tu n'avais pas le droit de m'en empêcher et de me priver de ma liberté ! Je ne suis pas ton pion ! Je suis libre Étoile Hurlante !

- Libre de mourir ? demanda-t-elle, très calme.

- Oui ! Je ne mérite pas mieux !

- Parce que tu as laissé Nuage de Brise à son sort tu penses devoir aider tous les pauvres malheureux de cette terre ?

- Ça n'a rien à voir !

- Oh que si. Depuis son accident tu as changé Nuage d'Azur. Tu n'es plus le jeune félin candide et déterminé que j'ai voulu former. Tu n'as rien du futur guerrier valeureux que j'espérais voir naître. Qu'es-tu exactement ? Ou plutôt qui crois-tu être ? »

L'apprenti ne trouva rien à répondre et écouta la suite, aussi prostré qu'un lièvre devant les yeux d'un monstre sur le chemin du tonnerre.

« Tu voulais la sauver ? Je pense plutôt que tu avais trop peur pour bouger. Tu étais paralysé.

- Va te faire voir ! Je voulais rester avec Hedwige jusqu'au bout, quitte à mourir !

- Quelle noblesse ! Tu n'étais ni brave ni suicidaire, simplement effrayé.

- Et toi alors !? Tu avais promis de la sauver et tu l'as laissée mourir !

- J'avais conscience que tout cela était perdu d'avance. Je devais protéger mon élève, je devais me battre pour mon clan. J'ai agi, contrairement à toi.

- Qu'est-ce que tu attends de moi ? Qu'est-ce que tu veux que je sois !? » feula Nuage d'Azur, plus décontenancé que furieux.

Étoile Hurlante se redressa et darda ses prunelles lumineuses, pareilles à deux émeraudes, dans ses propres saphirs ternis par l'angoisse et la rage.

« Commence par être toi-même Nuage d'Azur, ce sera amplement suffisant »

Elle le planta là. Sans un mot de plus. Seul avec lui-même...

Il n'y a rien de plus oppressant que de se sentir abandonné avec pour seule compagnie ses doutes et ses peines.

Son mentor pensait-elle ce qu'elle disait ? Essayait-elle de le faire réagir ? Si oui, qu'espèrait-elle de lui ?

En relevant la tête, il vit du sang séché sur la nuque de son mentor, comme une sorte de marque vermeille. Pourtant aucune blessure n'était à déplorer, comme si il s'agissait du sang de quelqu'un d'autre ou d'une blessure imaginaire...

Étoile Hurlante avait-elle perdu une vie pour tenter de préserver celle d'Hedwige ?

~~~O~~~

Nuage d'Obsidienne suivait Langue de Vipère dans le clair-obscur des pins tordus.
Elles marchaient dans un silence religieux, sans s'adresser un regard, sans se confronter l'une à l'autre.
La colère sifflait comme un crotal agacé sur le cœur tourmenté de la novice.
Nuage d'Obsidienne s'arrêta dans l'ombre titanesque d'un cèdre pour mieux déclarer, les oreilles rabattues et le ton cassant :

« Je n'irai pas plus loin sans une explication »

Langue de Vipère s'arrêta, toujours de dos, et s'assit sur les nœuds noueux des racines d'un sycomore ténébreux.

Elle paraissait indifférente, comme toujours.
Sa queue fouetta l'air et ses mots, tranchants, fendirent le silence comme les griffes déchirent la chair.

« C'est toi qui donne les ordres maintenant ? Original.

- Je cherche simplement à comprendre.

- À comprendre quoi ?

- Ce que tu attends de moi.

- Si ce n'est que ça... » siffla Langue de Vipère.

Son mépris et son désintérêt pour la discussion faisaient enrager sa cadette.

Le crépuscule faisait progressivement plier le zénith. Ainsi, un voile vaporeux drapait l'infini d'une cape diaprée aux mille et un rayons poudrés de rose et d'écarlate.
La pinède, interminable valse d'ombres dansantes, semblait osciller entre silence et vacarme, calme et tension, rêve et réalité.
Rien ne paraissait plus vraie que la glaçante discussion opposant lieutenante et novice.

« Tu avais juré de m'entraîner et de respecter le pacte. Pourtant aujourd'hui, je me retrouve livrée à moi-même sans le moindre conseil !

- Qui a brisé ce fameux pacte en premier, Nuage d'Obsidienne ? cracha soudainement Langue de Vipère en lui faisant face, C'est toi ! C'est toi qui m'a désobéi dans la bataille ! C'est toi et personne d'autre ! Tu me devais respect et obéissance ! Je...

- Et toi, tu devais me faire confiance ! Tu devais me donner une chance de faire mes preuves ! Mais tu as simplement voulu me renvoyer ! J'ai le droit de combattre ! J'ai le droit de nourrir un désir de vengeance ! J'ai le droit de trouver le but qui me fera vivre pleinement et non en demi-teinte ! Je veux simplement sentir la liberté, Langue de Vipère. Je veux simplement vivre chaque instant, chaque expérience dans son entièreté. Je veux retrouver "la rage de vivre" que j'ai perdu il y a longtemps déjà... Je veux... Je veux enfin comprendre qui je suis destinée à être. »

À la fin de sa tirade, la gorge de Nuage d'Obsidienne se serra et l'air semblait presque lui manquer.
Elle voulait voir ne serait-ce qu'un éclair de compréhension dans le regard ocre de son mentor.
Mais celui-ci restait comme taillé dans la pierre : dur et insensible.

« Si je n'étais pas intervenue tu serais destinée à être dévorée par les vers six pieds sous terre, c'est ça que tu aspirais à devenir ? Un cadavre ? Mille excuses, je ne savais pas que je formais une suicidaire ! la cingla-t-elle.

- Pourtant c'était ton choix d'intervenir, pas le mien. C'est toi qui m'a sauvé la vie, pas moi qui t'ai implorée de me venir en aide.
Tu dois assumer les répercussions de tes choix. Griffe d'Ours est mort. C'est triste mais c'est ainsi. Brame du Cerf et Sort Funeste aussi. C'est malheureux mais c'est comme ça. Pourquoi s'attacher à ce que tu ne peux plus changer ? »

La grande femelle tigrée se mura dans son mutisme et la chatte de jais continua sur sa lancée :

« La vérité Langue de Vipère, c'est que j'ai décidé d'arrêter de culpabiliser pour ce qui, de toute façon, n'a jamais été de mon ressort. Je suis douée pour ressasser mais aujourd'hui je dois avancer. Je dois avoir le regard braqué sur l'horizon et non sur le chemin cabossé qui s'ouvre juste sous mes pattes. Je vais arrêter de stagner. La grande question qui demeure c'est : veux-tu avancer dans le lointain avec moi... ou contre moi ?

Les prunelles, aussi jaunes que la serpentine la plus pure, se mirent à briller vivement. C'était un éclat de colère teinté d'une once de doute et d'une pointe de respect. Jamais Nuage d'Obsidienne n'avait vu autant de sentiments dans ces yeux d'ordinaire froids et méprisants.

« Beaucoup de mots pour beaucoup de vide. »

Langue de Vipère s'étira et bailla à s'en décrocher la mâchoire.
À l'aide d'une œillade provocante et d'un feulement mauvais la lieutenante brisa ses belles paroles :

« Qui penses-tu convaincre avec ces pâles promesses pathétiques ? Moi ou toi ?

- La seule qui est pathétique ici, Langue de Vipère, c'est toi. Toi et ton dégoût pour autrui. Toi et ton mépris pour la vie ! rugit l'apprentie, les crocs découverts dans un rictus sauvage.

- J'assume parfaitement le fait de vivre dans un monde où il n'y a aucune illusion, seulement le véritable. Les choses sont ce qu'elles sont. Les chats sont ce qu'ils sont, à savoir profondément décevants. Arrête de perdre ton temps dans une course effrénée vers le néant. Ta quête de grandeur et de bonheur ne te poussera que dans un désespoir plus grand encore. J'assume l'idée de n'attendre rien d'autre de la vie qu'un semblant d'équilibre.

- Tu assumes ? Non... Non c'est trop facile ça ! Je pense plutôt que tu es piégée. Piégée dans l'armure que tu t'es toi-même forgée. Faire tomber un masque si profondément moulée en soi doit être douloureux. Tu n'assume pas Langue de Vipère, tu as capitulé.
Pardonne-moi de vouloir me battre pour retrouver une étincelle d'espoir, un éclair de passion et une dernière lumière de paix.

- Laisse l'espoir aux niais, la passion aux amoureux et la paix aux religieux. Baser son avenir sur des émotions aussi volages que versatiles ne fera que chavirer l'équilibre déjà instable de l'existence.

- Si pour trouver ton foutu équilibre il faut se priver de ressentir des émotions je préfère encore le naufrage ! »

La pluie s'abattit, le bise devint une brise et les feulements furieux se fustigèrent dans l'air.

Dans un dernier hurlement ces deux âmes coléreuses se heurtèrent comme deux rocs orgueilleux.
Car oui, quel élément liait aussi férocement l'élève et le maître si ce n'est l'orgueil ?
La conviction d'avoir raison et d'avoir tout compris à la vie.
L'arrogance de ne jamais vouloir démordre de ses positions stériles.
La vision qu'on a de l'existence ne varie qu'en fonction des expériences que l'on traverse.
Ainsi, il n'y a pas de définition exacte pour la chose la plus imprévisible qui soit.
Mais cela, ni Langue de Vipère ni Nuage d'Obsidienne ne l'avait encore accepté. C'est donc avec leur crocs et leurs griffes qu'elles tentèrent de résoudre le conflit...

Celle qui l'emportera aura, d'une certaine façon, imposé sa version des faits...

~~~O~~~

La fierté est une chose essentielle,
Sans elle la vie serait comme une hirondelle sans ailes.
Être fier des autres et de soi,
Savoir qu'il faut garder la foi.
L'orgueil en revanche est un fléau,
Par sa faute il faut se battre pour garder la tête hors de l'eau.
C'est dur de savoir faire la différence quand on ne vous témoigne que de l'indifférence.

Les gens fiers deviennent orgueilleux quand ils sont égarés sur un chemin déjà tortueux.

~~~O~~~

Hey,
Voilà le nouveau chapitre.

Désolée, sincèrement désolée pour ma LONGUE absence.

J'espère pouvoir continuer et finir cette fanfic même en commençant mes études supérieures mais ne vous étonnez pas si je suis peu présente.
J'espère que vous allez bien de votre côté et que vous parvenez à affronter les vagues de la vie tout en évitant le naufrage (coïncidence ? Je ne crois pas xD)

J'espère que ce chapitre vous a plu !
Et évidemment j'attends vos retours car j'adore parler avec vous.
Je suis heureuse de le publier et, avec un peu de chance, vous serez heureux de le lire.

~ Bise ~

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