13/ Esprit Songeur

   « J'ai aimé ta mère, tu le sais n'est-ce pas ?

- J'ai parfois du mal à le croire.

- Et pourtant, ce fut un coup de foudre.

- Bref mais intense ?

- Ce n'est pas drôle... Mais oui, d'une certaine façon c'était trop intense.

- Trop bref aussi non ?

- C'était tout simplement trop »

Voilà les paroles que Nuage d'Obsidienne avait échangé avec Chant du Corbeau au retour de l'assemblée.

Tout simplement trop ? En quoi était-ce trop ? En quoi était-ce simple ?

La jeune chatte noire avait décidé de ne pas rentrer se coucher pour savourer la vue des premiers rayons du soleil baignant la pinède de lumière.
Tout le clan devait dormir désormais, et d'ici peu la patrouille de l'aube partirait protéger les frontières.

Nuage d'Obsidienne marchait doucement sur l'interminable tapis d'aiguilles qui protégeait la terre humide, parfois même vaseuse de son territoire. Ses griffes, légèrement sorties, s'enfonçaient dans la mousse gorgée de rosée et se délectaient de cette sensation rafraîchissante. La brise était douce et l'apprentie à la toison de jais inspira une grande bouffée d'air pur avant de s'élancer comme un daim à travers les bois.
Ses pattes fuselées filaient entre les conifères, lui conférant ainsi une impression de vitesse et de puissance qui la revigora tout à fait.

Le ciel était mauve, entre le bleu sombre et le bleu pâle se trouvait cette étrange teinte qui drapait le ciel comme une cape violacée. La lune déclinait à l'horizon, et bientôt l'orbe nocturne s'évanouirait tout à fait pour s'incliner devant l'astre brûlant qu'est le soleil.
Si Nuage d'Obsidienne avait une préférence toute marquée pour les voiles obscurs de la nuit et ses mystères, l'aurore n'en était pas moins un moment fabuleux où tout paraît possible. Comme si l'espoir se levait avec le soleil.

Tout en courant, elle ne pouvait s'empêcher de ressasser la suite de la discussion qui avait réveillé ses vieux tourments :

« Pourquoi n'es-tu jamais venu me voir quand j'étais encore dans la pouponnière ?

- Je ne sais pas. Peut-être parce que j'avais peur de te perdre comme Petit Songe et Petite Mémoire. Peut-être parce que tu me ressemblais trop. Peut-être parce que je n'arrivais pas à soutenir le regard désespéré et fou de Pleurs de Louve...

- Je n'ai connu que son regard froid, répliqua la chatte noire, le ton de sa voix aurait pu geler un lac entier.

- Elle n'était pas comme cela avant.

- On dirait qu'un masque de glace recouvre son âme et lui gèle le cœur.

- Et pourtant c'était une chatte vive, un brin idéaliste, aux prunelles charmeuses et incroyablement drôle...

- Effectivement, voilà qui crève les yeux ! ironisa-t-elle avec humeur.

- La perte d'une portée brise des parents.

- Mais j'étais là moi ! Devant vous ! C'est à croire que je n'étais jamais assez bien, jamais comme il faut, jamais suffisante ! Vous auriez pu vous battre pour moi, pour préserver le fruit de votre amour, au lieu de cela vous l'avez laissé pourrir ! cracha férocement Nuage d'Obsidienne.

- Quand le ver est dans la pomme il n'y a plus rien à faire, répliqua Chant du Corbeau pour filer la métaphore...

- C'est tout ce que tu trouves à dire ?

- Ta mère a raison sur un point... tu n'étais pas suffisante pour sauver notre couple.

- Et alors ?

- Comment cela ?

- Vous auriez pu m'aimer quand même »

Une sourde colère broyait son cœur et une irrépressible envie de déchiqueter un petit animal sans défenses lui rongeait les tripes.

Le tronc rugueux et sombre d'un sycomore se tenait non loin, et sur une branche, à mi hauteur entre le sol et la cime, se tenait un corbeau qui semblait croasser d'amusement.
Son cri résonnait dans l'épineuse forêt comme un lugubre écho et les yeux de l'oiseau contenaient des reflets moqueurs.

Tu riras moins quand tu auras mes griffes dans les plumes...

Nuage d'Obsidienne s'approcha doucement de l'arbre, son regard furieux rivé dans celui, rieur, du maudit volatile.
En un bond puissant la féline de jais atteignit la première branche; sa proie ne bougea pas.
Elle s'élança gracieusement entre les rameaux, se rappelant sans peine de son entraînement avec Langue de Vipère. L'oiseau s'envola pour se percher encore plus haut, non loin de la cime, avant de chanter de nouveau avec arrogance.

Je vais te briser les ailes, on verra bien qui s'amusera à la fin...

Nuage d'Obsidienne continua son ascension sans perdre un instant, ses pattes toujours plus rapides et confiantes sur l'écorce charbonneuse lui donnaient l'impression d'être la maîtresse de la forêt.
Les branchages étaient de plus en plus fins, de plus en plus fragiles, mais la rage de plonger ses crocs sur la gorge offerte de ce satané corbeau chanteur l'empêchait de réfléchir.

Le corbeau ricana encore une fois avant de s'envoler pour mieux disparaître entre dans le ciel désormais clair. L'aube était là.

« Reviens charognard de malheur ! Espèce de lâche ! Mais êtes-vous tous des couards dans cette foutue vie !?

- Je me suis dit la même chose »

Nuage d'Obsidienne faillit tomber de surprise en attendant une voix derrière elle.
Elle se retourna, les crocs découverts, et croisa deux yeux bleutés.
Le bleu le plus somptueux mis en valeur par une fourrure plus blanche encore que le plumage d'un cygne.
Elle avait déjà croisé ce chat le soir de l'assemblée, un besoin vital la poussait à lui lacérer le visage de ses griffes.

« Qu'est-ce que tu veux ! cracha-t-elle avec hargne.

- Être sûre que tu ne te brise pas la nuque bêtement. Pas que ton sort m'intéresse mais je suis responsable de toi, hélas »

La voix du jeune chat blanc avait changé, son ton juvénile avait laissé place à une sonorité plus cassante.
Nuage d'Obsidienne cligna des yeux, et à la place du félin nacré se tenait Langue de Vipère, perchée à ses côtés dans une position nonchalante avec un air désabusé.

« Je me débrouillais très bien toute seule, répliqua farouchement la novice après un instant de stupeur.

- Grimper c'est facile. Descendre c'est un autre monde pour les apprentis stupides qui veulent brûler les étapes. Mais vas-y, à toi l'honneur championne. »

La froide ironie de son mentor la ramena à un semblant de raison, prenant enfin conscience de la distance entre elle et la terre ferme.

« Tu croyais sincèrement pouvoir attraper un oiseau comme ça ?

- Je ne croyais rien... j'étais... énervée, bafouilla la minette noire en descendant avec précaution d'un rameau qui ploya légèrement sous son poids. Son cœur battait bien trop vite et ses coussinets transpiraient d'angoisse.

- Ohh, papa n'a pas été gentil avec sa fille ? la cingla Langue de Vipère sur un ton lourd de sarcasme.

- Tu m'espionnes ?!

- Non. Je t'ai à l'œil, nuance !

- Manquait plus que ça ! pesta la chatte noire avant de descendre d'une branche avec empressement.

- Tu dois t'endurcir, tu n'arriveras jamais à rien si tu restes bloquée sur le passé.

- Mais qu'est-ce que tu connais de ma vie, au juste !?

- Pas grand chose, juste assez pour savoir que tu représentes l'irritable stéréotype de la chatte à problème qui se croit seule au monde. D'autres ont souffert avant toi, d'autres souffriront après, souffrir est le propre du chat.

- Je parle à une experte en la matière ?

- Ma mère, Croc de Couleuvre est morte le jour de mon baptême de novice, tuée par un renard. Sinon ma vie fut assez classique jusqu'au jour où mon frère a perdu la vie face à un blaireau pour te protéger. Tu en déduits quoi ?

- Que ta famille n'a pas beaucoup de chance avec la faune !

- Un peu de respect où je te promets que je te pousse, feula doucement Langue de Vipère dans le creux de son oreille.

- À toi l'honneur... Championne ! »

Toutes deux restèrent immobiles, la tension était si forte que leur fourrure se dressait toute seule. Un vent glacial et puissant agita un instant le grand sycomore, une corneille hurla de rire au-dessus d'elles et la pluie s'abbatit sans srupules sur les deux chattes.

« Fantastique ! grogna la cadette, exaspérée.

- Ferme-la et accélère »

Nuage d'Obsidienne se laissait tomber de branche en branche avec une souplesse toute relative.
La peur de glisser lui glaçait le sang.

« Pense à l'équilibre. Ton angoisse n'a pas lieu d'être, il suffit que tu sois là où tu dois être », murmura son mentor, un rameau plus haut.

Doucement la noiraude gagna en aisance, en confiance, en grâce. Ses pas perdirent l'hésitation qui les caractérisaient quelques instants plus tôt. La peur s'évapora, laissant place à une froide détermination, à une nouvelle lucidité. La jeune chatte atteint le sol saine et sauve et tout cela grâce aux paroles de Langue de Vipère.

Le bon mentor n'est pas celui qui a des mots doux, mais celui qui parle juste.

Les deux femelles se toisèrent avec colère et dédain sous le grand épineux, avant que Langue de Vipère ne déclare simplement, sans fierté mais sans animosité non plus :

« Et bien tu vois, tu as réussi. »

~~~O~~~

Hey !
Voilà un chapitre plus court que d'habitude mais le suivant sera probablement plus long avec pas mal de mouvements.

Que pensez-vous du duo Nuage d'Obsidienne / Langue de Vipère ?

Des visions ?

De certains persos comme Chant du Corbeau ?

N'hésitez pas à me le dire.

Bonne Année à tous ce soir !

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