12/ Une Nouvelle Ère

« Vol de Colombe est morte, je n'ai pas pu la sauver. »

Voilà la nouvelle annoncée par Plume de Harfang aux chats du Vent qui revenaient, déjà tendus, de l'assemblée.

Nuage d'Azur sentit son cœur se serrer, au fond il avait espéré que tout ce qu'il avait appris n'était que cauchemar et illusion.
Pourtant, doucement, les choses prenaient une tournure plus vraie que nature, une tournure qui avait un goût de cendre.

Le cri déchirant de Plume de Cygne lui paraissait bien loin, les murmures catastrophés de ses camarades aussi, seul le gouffre de son cœur, creusé par une dure réalité, le maintenait éveillé.

Ma mère est morte. Ma mère... est... morte... Pour toujours.

Aucune nouvelle n'aurait pu être pire que celle d'apprendre que la mère qui vous a donné la vie et l'amour n'était plus rien qu'un cadavre vide de vie et d'amour.

« Elle a eu une crise au cœur, je n'ai rien pu faire. »

Plume de Harfang était un bon menteur ou bien regrettait-il son acte...
Comment savoir ?
La peine se lisait dans ses yeux, la colère de l'échec aussi, sans oublier les remords et l'angoisse.

L'angoisse de quoi au juste ?
D'être découvert ? D'être rejeté à jamais par ses ancêtres ? D'être accusé d'incompétence ? D'affronter le regard des autres ? De voir son reflet dans une flaque ?

Nuage d'Azur sentit que son corps s'était mis en mouvement : il courait.

Il traversait la vaste lande sans s'arrêter, sans ralentir un instant, sans connaître le chemin qu'il prenait, sans réfléchir à rien...

Et il courut ainsi longtemps, il sentait le soleil se lever dans son dos et réchauffer son âme de glace, la faisant fondre et pleurer.
Les longs rayons de l'aube zébraient les dunes et la brume du matin, pareille à un voile doré, s'élevait dans le ciel morose.
Le vent était doux et chantait à ses oreilles un air calme et mélancolique. Les fleurs de bruyère laissaient naître dans l'air de douces fragrances sucrées et l'herbe humide brillait comme les ailes irisées d'un rapace sous les lueurs du petit jour.

Ce paysage de rêve et de beauté tranchait nettement avec la folle détresse qui s'agitait en lui comme un lièvre pris au piège.
Son souffle saccadé s'élevait autour de lui dans un nuage de buée et ses muscles le brûlaient sous l'effort, mais il était hors de question de s'arrêter.
Il devait continuer, il devait fuir loin de tout, loin de ce tissu mensonger qui enveloppait sa vie, la berçant d'hypocrites chimères.

Soudain une grande ombre s'opposa à la chaleur étincelante de l'aurore : la silhouette terrible de Sanglante se dressait devant lui comme la plus haute des montagnes.
Un roc d'arrogance, une falaise de mépris, un bien triste tas de gravats.

Tout me mène à toi semble-t-il...

Et bien il irait, il grimperait jusqu'à la cime et hurlerait sa colère, sa fureur et sa haine au monde entier.

Les rafales étaient toujours aussi puissantes, rugissant comme des lionnes dédaigneuses autour de lui. Le froid s'accrochait à sa fourrure nacrée et tentait de lui geler le sang dans les veines, afin que tout son être se brise dans une pluie de cristaux scintillants.

Mais il n'était plus le chaton enjoué qui avait poursuivi Nuage de Brise, aujourd'hui il était fou de douleur et poussé par une sourde rancœur.

Pour arriver sur ton sommet il faut savoir ce que le mot "souffrir" veut dire n'est-ce pas ?

Si Nuage de Brise avait échoué à atteindre les hauteurs de Sanglante c'est parce qu'elle n'avait jamais connu la moindre mésaventure et ne pouvait obtenir sa place aux côtés de la colline du chagrin. La jeune apprentie était toujours aux prises avec l'infection et se battait comme une forcenée pour s'en sortir.
Son accident se chargerait de lui apprendre que la vie était tout sauf rose.

Cette colline avait vu trop d'horreurs, trop de sang et trop de vies gâchées. À sa manière, elle portait sur son dos le fardeau du temps et de la lassitude.

D'un coup, l'horizon s'ouvrit à son regard tumultueux :

Tout était petit ici, tout était méprisable et insignifiant. Il était arrivé tout en haut du rien.
Les cieux étaient ternes, les nuages grisonnants, la lumière lointaine et le paysage fade paraissait distant, inaccessible.

« Je vous hais tous ! »

Même sa voix lui paraissait étouffée et sans envergure.
Sa rancune redoubla, semblable aux vagues voraces qui reviennent inlassablement se heurter contre les parois déchiquetées d'une falaise.

« Je vous hais tous ! Ceux qui n'ont fait que me mentir et ceux qui m'ont fait espérer ! Je hais Nuage de Brise que j'aimais mais qui n'a plus d'avenir désormais ! Je hais ma famille et sa lâcheté ! Je hais l'hypocrisie ! Et vous, clan des
Étoiles, je vous hais aussi pour n'avoir rien fait ! Pour m'avoir laissé seul face à cela ! Je vous hais ! Je vous hais ! Je vous hais tous ! Est-ce que vous m'entendez ?! »

Le cœur lourd et le corps éreinté Nuage d'Azur s'écroula au sol, et c'est sur un ton brisé et avec l'énergie du désespoir qu'il répéta une dernière fois :

« Est-ce que vous m'entendez, monstres d'en haut et d'en bas ?!!

- Peut-être, qui sait ? »

La réponse le prit tellement au dépourvu que le jeune chat blanc se redressa maladroitement et chercha d'où venait la voix.

Avait-il rêvé ?

Mais à force de tourner et de retourner sur lui-même il croisa un regard ambré dans le brouillard des hauteurs.
Les fameuses prunelles ambrées qu'il voyait partout ces temps-ci...

« Qui es-tu ? feula-t-il avec fiel.

- Je ne sais pas. Trouve-moi et pose enfin un nom sur mon visage ! »

Et dans cet instant intemporel, une femelle, aussi jeune que lui, à la fourrure plus noire et brillante que la plume d'une corneille, sortit des volutes brumeuses. Ses yeux, deux lacs orangés à l'écume vermeille se posèrent dans les siens et tout s'éclaira dans son esprit : c'était l'apprentie de l'assemblée, l'apprentie aux iris embrasées.

Le même sentiment que la dernière fois lui rongeait les tripes : la haine.
Pourquoi la haïssait-il ainsi ? Seul les étoiles le savaient...
Pourquoi l'envie de l'étreindre et de la mordre à la gorge le démangeait-il comme si toute une ruche s'était jetée sur lui ?

La jeune féline était toujours là : haute sur pattes, la silhouette gracile et les traits pointus... Une beauté froide du clan de l'Ombre.

Aussi élégante soit-elle, le désir de sentir son sang couler sur sa langue le poussa à se lancer à sa poursuite. Mais au moment où ses griffes allaient atteindre leur cible, elles ne rencontrèrent que du vide.

Avait-il rêvé, était-ce là un simple songe ?

Il se retourna, balaya l'endroit du regard, mais rien. Toujours rien.

« C'est moi que tu cherches ? »

Sa voix était plutôt grave pour une femelle, légèrement rocailleuse avec, comme à cet instant précis, des accents sardonniques.

« Montre-toi !

- Laisse-moi te guider. Le ricanement du vent te mènera jusqu'à moi... »

Au loin, Nuage d'Azur entendit des pas qui dévalaient la pente de Sanglante, bientôt suivis par un rire. Un rire glaçant et hypnotique qui résonna comme un millier d'échos dans le lointain.
Il bondit à sa poursuite, évitant adroitement les crevasses et les terriers, virevoltant souplement avec la brise, guettant le moindre signe...

Autant dire que Nuage d'Azur suivait le néant, se basant uniquement sur un éclat de rire !
Il galopa ainsi durant une durée indéterminée, en tout cas le soleil éclatant continuait sa course dans le ciel et le regardait courir avec un amusement teinté de surprise.

Soudain une parfum qui différait radicalement du liseron, du lapin ou du vent lui prit le nez. Bien au contraire, c'était une senteur chargée d'épines et de sève, de marais et de mousse, d'humidité et de fraîcheur... L'odeur bien reconnaissable du clan de l'Ombre.

Le rire charmeur n'était plus qu'un souvenir, seul le bruit de sa calvacade se faisait entendre.
Se repérant à l'aide de son odorat, il avançait à tâtons dans un territoire qui était pourtant le sien. L'odeur elle-même disparaissait, simple fruit de son imagination.

Un aboiement résonna non loin.

Un chien !

Une effluve nauséabonde lui souleva le cœur : des bipèdes accompagnés de trois chiens...

« Cours Nuage d'Azur ! »

Émergeant de la brume matinale, une patrouille de son clan fonçait droit sur lui. L'apprenti fronça le nez, les guerriers empestaient la peur.
Il reconnut brièvement Rafale Hurlante, Œil d'Engoulevent, Nuage de Héron, Cri de l'Épervier et Aile de Condor.

À nouveau son mentor lui ordonna de nouveau de courir :

« Dépêche-toi ! Il y a un tunnel non loin ! »

Les hurlements des chiens se rapprochaient dangereusement ainsi que les cris de leurs maîtres... des coups de feux résonnèrent non loin derrière eux.

Ils nous chassent !

Le tunnel s'ouvrit sous leurs yeux comme une planche de salut, tous se précipitèrent à l'intérieur le souffle court et l'échine hérissée.

« Il faut continuer à avancer ! » grogna Aile de Condor de sa voix sonore.

Si Rafale Hurlante était la lieutenante, Aile de Condor était le doyen des guerriers et,
quand il parlait, on l'écoutait.
Ses épaules puissantes frottaient les parois de la galerie, créant de minuscules éboulements de terre sèche.

« Où mène ce tunnel, déjà ? s'interrogea Cri de l'Épervier, un jeune guerrier qui avait fait son apprentissage avec Lièvre-des-Neiges et baptisé deux lunes avant lui en compagnie de sa sœur, Kyrielle de Guêpes.

- On s'en fiche, tout ce qu'on sait c'est qu'il y a trois chiens de l'autre côté, pesta Nuage de Héron, exaspéré.

- Si c'est pour tomber sur une renardière on sera pas beaucoup plus avancé, grommela Nuage d'Azur.

- Il tombe simplement sur la face sud d'Époustouflante », les rassura Rafale Hurlante en s'engageant d'un pas assuré dans les tunnels souterrains.

Époustouflante, aussi connue sous le nom de Grande Géante Nuageuse, siégeait en plein centre de leur territoire. C'était la plus grande des collines, elle régnait aux côtés des nuages et dansait avec les faucons et les vents les plus puissants.

La patrouille avançait dans le plus grand des silences avec une démarche souple et rapide à travers les boyaux de la terre.
Plus ils avançaient plus l'air devenait vicié et l'espace exigu.

« Si ça continue on ne pourra plus avancer, siffla Nuage de Héron, sa belle fourrure noire et grise tout soupoudrée de poussière.

- Ne t'inquiète pas, le rassura posément son mentor, Œil d'Engoulevent, tout va bientôt s'élargir, nous sommes presque arrivés »

Nuage d'Azur aimait bien ce guerrier : intelligent, patient, courageux mais plus calme que sa sœur, Rafale Hurlante.

D'un coup la lumière du dehors les aveugla et une bouffé d'air frais ébouriffa leur pelage.

« On a gagné ! ronronna joyeusement Cri de l'Épervier

- Non, nous avons pris la fuite, rectifia Nuage de Héron en roulant des yeux d'agacement.

- Il faut savoir quand une bataille est perdue d'avance pour mieux se battre plus tard, le blâma Aile de Condor.

- Pourquoi leurs bâtons crachent-ils du feu ? Et depuis quand les bipèdes chassent les chats ? demanda Nuage d'Azur, perdu.

- C'est un objet de bipède qui lance des éclats embrasés. Quand ils te touchent c'est la mort assurée, murmura Rafale Hurlante d'une voix blanche.

- Ils chassent les lapins ou les perdrix pas les félins, mais avec le brouillard ils nous ont confondu avec leur gibier. Ça arrive encore plus souvent avec la saison froide, compléta son frère, le regard soucieux perdu à l'horizon.

- Rentrons, ils faut prévenir les autres, ordonna Aile de Condor.

- Nous devrions jeter un coup d'œil à la frontière du clan du Tonnerre d'abord, contra la lieutenante, tendue face au vétéran.

- Le reste du clan doit savoir que des chiens et des bipèdes armés déambulent dans la lande, un accident est vite arrivé.

- La frontière...

- Elle attendra que nos défenses soient organisées. Un bout de terre ça se reprend, la vie d'un chat est bien plus précieuse... quand on la perd c'est pour toujours »

Les paroles du mâle crème aux reflets d'or firent mouche et Rafale Hurlante s'inclina, à contrecœur, mais bien forcée d'admettre la sagesse de ces dernières.

Être lieutenant ou chef c'est dur, c'est savoir quel est le mieux entre deux choix ardus... Serais-je un jour taillé pour ?

~~~O~~~

   « Tu penses qu'Étoile Venteuse va s'en sortir ? Plume de Harfang a passé la journée à son chevet... Nuage d'Azur? »

Presque endormi et bien trop occupé à ruminer ses mésaventures en haut de Sanglante, la question de Nuage du Zéphyr manqua d'atteindre ses oreilles.

« J'espère, répondit-il simplement, bien emmitouflé dans sa litière de bruyère.

- Qui pourrait être le prochain lieutenant ?

- Aile de Condor ? hasarda Nuage de Choucas.

- Ou alors Mistral Hivernal ! renchérit Nuage d'Azur, participant aux paris pour se divertir.

- Je suis sûr qu'Oreille de Mustang pourrait être un super lieutenant, lança Nuage du Zéphyr, sûr de lui.

- Tu dis ça parce que c'est ton mentor ! s'esclaffa son frère.

- Plume de Cygne ou Aigle Lointain peuvent y prétendre aussi...

- Mais vous n'avez pas honte ! s'écria soudain Nuage-des-Alizés en déboulant près d'eux.

- La vie est précieuse, ne parlez pas de la mort avec autant de légèreté ! reprit son frère Nuage de Héron, Elle nous a guidé pendant des lunes et lunes, sans jamais faillir ! On vante sans cesse les mérites d'Étoile Lointaine ou d'Étoile du Rapace mais Étoile Venteuse nous connaissait tous parfaitement, elle connaissait ce que courir veut dire, elle connaissait ce qu'être un chat du clan du Vent veut dire... Elle parlait juste »

Nuage d'Azur trouvait Nuage de Héron changé : le ton de sa voix était toujours aussi acide mais là, on pouvait percevoir des accents graves et tristes, les accents qu'on trouvent souvent chez ceux qui en on trop vu, trop entendu.
Et soudain deux et deux firent bien quatre dans son esprit fatigué :

Étoile Venteuse était morte.

Pourquoi Nuage de Héron aurait-il parlé au passé sinon ?

~~~O~~~

Hey !
Voilà un petit chapitre pour fêter Noël !
J'espère que vous avez passé de bonnes fêtes et que ce chapitre, assez énigmatique, vous a plu.

N'hésitez pas à me donner votre avis et:ou à me poser vos questions.

~ Bise ~

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