10/ Sanglante

Nuage d'Azur dévala la colline à toute allure, ses pattes touchaient à peine le sol tant son impulsion avait été explosive.
La lapin cavalait à quelques longueurs de renard devant lui mais l'écart entre eux se réduisait considérablement.
Chasseur et proie se livraient à une course endiablée, sans savoir encore qui des deux seraient le grand gagnant.

Le chat blanc comme neige frappa le sol, l'impact lui donna un nouveau souffle, son dernier souffle. Il savait qu'il devait l'emporter rapidement maintenant, car ces élans ne sont pas destinés à durer mais à clore ces mortels duels.

Au moment où il pouvait s'imaginer plonger ses griffes dans la chair tendre, le lapin fit une embardée qui le propulsa sur la gauche à une vitesse folle, réussissant ainsi à atteindre la chaleur de son terrier, caché en flan de colline.
Il avait lamentablement échoué.

« C'est bien Nuage d'Azur, ta foulée est la bonne et tu gagnes en endurance, le félicita Rafale Hurlante, perchée sur une dune voisine.

- Mais je l'ai raté ! s'écria l'intéressé.

- Ça n'a rien à voir, le problème ici n'était pas ta course mais ton esprit. Tu étais tellement obnubilé par ta proie que tu as perdu de vue l'environnement autour de toi, c'est une erreur classique.

- Je peux recommencer ? l'implora le jeune chat.

- Demain, pour l'instant je veux te raconter l'histoire d'Impérieuse, lui expliqua Rafale Hurlante, en désignant la colline située juste devant eux d'un regard autoritaire.

- Ah... »

La leçon aurait dû avoir lieu la veille, aux côtés de Nuage de Brise.
Mais désormais, la petite blessée était en proie à une violente fièvre et délirait malgré les bons soins de Plume de Harfang.
Quoiqu'il en soit, il fallait rattraper l'après-midi perdu d'hier et cela commençait par apprendre l'histoire barbante d'Impérieuse...

« Cache ta joie, surtout ! le cingla son mentor, agacée.

- Je préférerais apprendre l'anecdote de Sanglante. »

Sa requête jeta un froid, la femelle brune semblait surprise et l'air tiède s'était comme vivifié.

« Nuage de Brise vient de perdre tous ses espoirs sur cette dune, c'est pour ça que je voudrais en savoir plus, murmura-t-il d'une petite voix craintive.

- Je comprends, mais l'histoire de Sanglante est probablement la plus marquante et c'est pour ça que les mentors attendent que les novices gagnent en maturité avant de la raconter.

- Mais... insista-t-il.

- Mais l'épreuve que tu as vécu hier était probablement traumatisante et tu as le droit de savoir le pourquoi du comment, conclut-elle après un instant de réflexion.

- Merci.

- Rapprochons-nous. »

Tous deux gravir Impérieuse pour avoir Sanglante en ligne de mire.
Nuage d'Azur ne pouvait s'empêcher de regarder la dénommée Sanglante avec crainte, tout lui faisait froid dans le dos chez cette maudite colline.
Que ce soit sa couleur légèrement rubiconde, sa haute silhouette tordue ou son ombre titanesque...

« L'histoire commence bien des générations auparavant, peu de temps avant que Lune Lointaine devienne lieutenant, commença Rafale Hurlante d'une voix vibrante.

- La future Étoile Lontaine ! Celle qui a battu une meute de loup à elle seule ! s'exclama-t-il, émerveillé par ce mythe qui avait rythmé sa petite enfance.

- Tout le monde la connaît pour cet exploit mais personne ne sait ce qu'il s'est réellement passé.

- Tu as des doutes sur la véracité de la chose ?

- J'ai plus que des doutes ! Il n'y a qu'à voir le nombre de versions qui existent sur ce miracle, d'ailleurs plus proche de la fable ! pouffa la grande femelle tigrée de noir, amusée par l'air outré de son élève

- Vol de Colombe m'a toujours dit qu'Étoile Lointaine avait mené les loups jusqu'aux marais les plus profonds du clan de l'Ombre et qu'ils s'y étaient tous noyés.

- Ta mère et moi avons grandi ensemble, bercées par cette version de l'histoire. Mais les anciens de l'époque en avaient une autre, peut-être encore plus délirante. Cette chef d'antan aurait couru si longtemps devant les loups, que ce soit à travers les collines, à travers les vents ou à travers les jours et les nuits, que toute la meute serait morte d'épuisement. Voilà qui me paraît parfaitement réaliste ! ironisa-t-elle.

- C'est une légende alors ?

- Toutes les légendes ont une part de vérité mais je pense que l'ensemble a été fortement amplifié pour donner un peu de courage à notre clan. C'était une période sombre, chargée de tensions avec le clan de l'Ombre, lui expliqua-t-elle.

- Mais nous n'avons pas vraiment de frontières avec ce clan, comment...

- Peux-tu cesser de me couper sans arrêt ? C'est agaçant ! feula-t-elle, exaspérée.

- Pardon, s'excusa le jeune matou, penaud.

- C'était il y a longtemps, à une autre époque, et par conséquent les sources sont loin d'être parfaites ! Pour répondre à ta question, je ne sais pas ce qui semait la discorde entre nous et le clan de l'Ombre. Quoi qu'il en soit, un jour, lors du patrouille du soir, les nôtres sont tombés sur une petite délégation ennemie.
Ils prétendaient partir en voyage mais c'était un mensonge pour amadouer notre clan.
Nuit Claire, la lieutenante de cette période, a proposé un marché en disant les mots suivants :

« J'affronterai un seul d'entre-vous, si je gagne vous partez et ne revenenez jamais, si je perds vous passerez sans encombre »

Nuage d'Azur tilta, il connaissait une Nuit Claire... la femelle de ses rêves !
Mais les paroles de son mentor étaient si prenantes qu'il n'arrivait plus à intervenir, comme si un serpent l'avait hypnotisé.
Et les mots de Rafale Hurlante, comme les flots intarissables d'une folle rivière, coulaient dans ses oreilles sans interruption :

«... Le lieutenant adverse, Soleil Cendré, se porta volontaire malgré les réticences de ses guerriers. Je ne connais pas les noms de l'époque mais je ne suis pas sans savoir que les deux guerrières qui ont raconté et fait perpétuer l'histoire s'appelaient Voile Nivéal de l'Ombre et Lune Lointaine du Vent.
Quoi qu'il en soit le sang a coulé toute la nuit durant, et tout au long de celle-ci les deux lieutenants se sont livrés à un combat d'une violence inouïe.
Les deux étaient connus pour être doués dans le domaine des griffes mais ce soir là, ils atteignirent le sommet de leur art.
Le sang coula à mainte reprises et bientôt l'herbe se teinta d'écarlate, le vent hurla dans le ciel nocturne et les corps de ces deux nobles félins tombèrent dans un souffle d'agonie.
Ils sont morts l'un sur l'autre, et selon moi, l'un pour l'autre.

- L'un pour l'autre ? répéta Nuage d'Azur, ébahi.

- Pour moi, ça ressemble beaucoup à une histoire d'amour tragique mais ce n'est que mon interprétation, lui expliqua-t-elle calmement tout en posant son regard olympien dans le sien.

- Mais... quand on aime, on ne tue pas, c'est absurde non ?

- L'amour est probablement le sentiment le plus absurde, et la barrière entre haine et passion est aussi fine qu'une feuille de sycomore. »

Le jeune chat blanc secoua la tête, il n'y comprenait plus rien, plus rien du tout.

« Mais c'est quoi l'amour, précisément ?demanda-t-il.

- Voilà une question des plus complexes ! Tu vois cette fleur ? »

Le novice regarda la fleur désignée par son mentor: souple et épanouie avec une corolle finement sculptée et drapée d'une douce couleur rosée.

« Cette fleur est belle, elle semble parfaite, mais bientôt le temps fera son ouvrage et le premier pétale tombera. La chute du premier entraînera forcément celle du second, et bientôt tous joncheront le sol, bien loin de leur splendeur passée.

- Mais quel rapport avec l'amour !

- Il y a des amours passionnés qui donnent l'illusion de voler, qui donnent une brève vision de l'éternité et qui font battre ton cœur plus vite que les battements d'ailes d'un papillon... Pourtant tout cela passe. Tout cela passe si vite, le temps d'un regard, le temps d'un rire et d'une étreinte.
Le temps que ton âme se prête aux rêves les plus fous et que la muraille de ton cœur s'écroule pour s'incliner face ce que tu appelles sottement amour !
Il n'y a pas plus fragiles que ces instants éphémères, pas plus douloureux aussi. Pourtant quand cela arrive tu ne peux résister, c'est le mythe sournois des âmes sœurs et de celle qui renversera ton cœur.

- C'est sombre comme vision...

- C'est une facette je dirais. Maintenant, regarde ce bouquet de bruyère. »

Un vieux buisson aux racines solides et noueuses, au feuillage résistant doté du vert le plus profond et couvert de petites fleurs rustiques se dressait en contrebas.

« Oui... et alors ?

- Alors il était déjà là du temps de mon apprentissage et y sera toujours bien après le tien ! Tout en lui respire la solidité et la persévérance, deux qualités qui manquaient à la fleur.

- Mais la fleur était plus belle.

- Plus fausse aussi, l'amour peut revêtir bien des apparences. Cet arbuste représente des émotions plus vraies, plus neutres, plus durables.
C'est peut-être moins alléchant et bouleversant que de grandes passions mais c'est constant. Après je simplifie beaucoup, il y a de tout dans l'amour. Il y a tellement de facteurs qui peuvent détruire les émotions les plus sincères...

- Lesquelles ? demanda naïvement le matou au pelage blanc comme l'hermine.

- La mort d'un chaton... Une blessure grave... Un sacrifice... Un mensonge... Une vérité...

- Mes parents sont les meilleurs, ils résistent à tout ! »

Une grimace amère traversa furtivement l'expression posée de son mentor :

« Ne le prend pas mal, mais qu'ont-ils vécus ? Ils sont jeunes, en pleine santé, se sont aimés au premier regard, leur fils est fougueux et tourné vers l'avenir, rien n'est venu perturber leur idylle. Et c'est tant mieux mais disons que la vie est longue et qui sait ce qu'elle leur réserve.

- Et toi, tu es amoureuse ? ronronna-t-il, impatient d'avoir une réponse.

- Mêle-toi de tes moustaches ! grogna Rafale Hurlante, sur la defensive.

- Désolé, c'est bien ce soir l'assemblée ? Lui demanda-t-il sans se démonter un instant.

- Oui, tu y participes d'ailleurs, rntre et va manger un morceau.

- Tu ne viens pas avec moi ?

- Non, je vais chasser un peu, à tout à l'heure. »

Sans lui laisser le temps de répondre, la lieutenante s'élanca dans la lande, entourée par les froides bourrasques et les derniers rayons du soleil.

~~~O~~~

Nuage d'Azur terminait tranquillement son lapin quand il aperçut Lièvre-des-Neiges qui discutait à voix basse avec Mistral Hivernal, son père.
Il entendait des brides de discussion et réussit à en saisir les grandes lignes :

« Je suis désolé père, pour ton élève, murmura son cousin.

- Pas autant que moi, Nuage de Brise aurait été une guerrière d'exception, répondit tristement le vétéran de sa puissante voix grave.

- Que va-t-elle devenir ?

- Bonne question, pour l'instant elle dort et l'infection est toujours présente.

- Courage... Viens-tu à l'assemblée cette nuit ?

- Aucune idée, Rafale Hurlante n'a pas encore donné les noms.

- Étoile Venteuse ne vient pas ?

- Elle s'affaiblit un peu plus chaque jour, je ne pense pas qu'elle viendra... soupira le grand guerrier, la queue battant l'air de dépit.

- C'était ton mentor n'est-ce pas ?

- Ma chef, mon mentor, mon amie... la perdre sera terrible mais la voir souffrir à ce point est encore pire.

- Plume de Harfang ne peut plus rien ?

- Il fait de son mieux mais la vieillesse est une maladie dépourvue d'antidote.

- Au moins la naissance imminente des petits de Tempête de Grêle sera source de jeunesse, essaya de relativiser son cadet.

- Tu as bien raison, fils ! »

Le vétéran blanc et roux croisa le regard intrigué de Nuage d'Azur et le salua d'un hochement de tête.

« Salut petit, où est Rafale Hurlante ?

- À la chasse, grogna le novice, agacé par le ton du guerrier.

- Bien, apporte de quoi manger à Plume de Harfang s'il te plaît.

- Pourquoi moi ? ronchonna-t-il, frustré.

- Tu vois un autre apprenti dans les parages ? Non ? Alors exécution ! »

Mistral Hivernal le toisa avant de s'élancer vers la sortie du camp sans un regard en arrière.

« Tu ne devrais pas parler comme ça aux guerriers, le tança Lièvre-des-Neiges.

- C'est bon, lâche-moi ! » cracha Nuage d'Azur, avant de partir au pas de course.

Une perdrix dans la gueule et tout fulminant de colère le novice s'approcha de la tanière du guérisseur, cachée sous un large amas de pierres tout calfeutré de bruyère.

Tout le monde avait décidé de l'exaspérer aujourd'hui...
Et puis il n'avait aucune envie de voir le corps tout disloqué de Nuage de Brise.

Soudain, il entendit des voix dans la tanière, les voix bien reconnaissables de sa mère, Vol de Colombe et de son oncle, Plume de Harfang.
Tous deux chuchotaient, sûrement pour ne pas déranger la blessée :

« Nuage d'Azur doit savoir la vérité ! s'écria soudain sa mère, apeurée.

- Silence ! De quelle vérité parles-tu Vol de Colombe ? cracha le guérisseur sur un ton mauvais.

- Comment peux-tu nier une chose pareille... nous savons l'un contre l'autre que Plume de Cygne n'est pas son père ! »

La dernière phrase paralysa le jeune chat; sa vie n'était que mensonge et cela depuis le jour de sa naissance.

~~~O~~~

Hey !
Que d'informations dans ce chapitre !
J'espère qu'il vous a plu.

~ Bise ~

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