Petite Obsidienne toisa le buisson géant avec un air de défi, cette fois elle réussirait ! Ses minuscules griffes sortirent comme des glaives de leurs fourreaux, avant d'aller poignarder l'écorce abîmée.
Elle se hissa, avec toute la force que peut trouver une chatonne de trois lunes, et continua son ascension vers le sommet de la montagne de bois. Bientôt, après moult efforts de persévérance, sa petite tête noire émergea fièrement des feuilles desséchées; elle était victorieuse.

« Bravo ! Tu as réussi ! carillona une petite voix.

- Un jour, moi aussi j'arriverai la haut ! » reprît une deuxième.

Il s'agissait de la portée de Belle d'Érable, née une lune plus tôt au plein cœur de la saison des neiges.
Petit Balbuzard et Petit Puma considéraient la chatonne noire comme leur sœur aînée; l'inverse était hélas loin d'être vrai. Évidemment qu'elle les appréciait, mais ce n'était pas tant eux que l'admiration sans bornes qu'ils lui témoignaient.
Ceux qu'elle considérait comme ses amis les plus proches avaient été baptisés apprentis deux levés de soleil plus tôt, la laissant morte d'ennui et piquée de jalousie.

« Merci, répondit nonchalamment l'intéressée, mais tu sais Petit Puma, je m'entraîne depuis longtemps, tu devras travailler dur pour atteindre mon niveau ! »

Ravie, l'acrobate chercha sa mère du regard, cette dernière se tenait devant la pouponnière et discutait de tout et de rien avec Belle d'Érable.
Capter l'attention de la reine aux yeux émeraude devint sa priorité, si bien qu'elle se mit à crier à pleins poumons :

« Maman regarde ! Regarde où je suis !

- Oui j'ai vu, descends maintenant, lui ordonna froidement Pleurs de Louve. Fleur de Lierre a trop de travail pour soigner une chute stupide »

Devant les paroles désabusées de sa génitrice, Petite Obsidienne faillit dégringoler de son perchoir. Son cœur se serra, dès qu'elle essayait de faire quelque chose, ça n'allait pas.
C'est simple rien n'allait jamais, pour sa mère elle était casse-cou et désobéissante, pour son père elle était indigne de sa compagnie et pour ses amis elle était trop jeune. Était-ce la même chose pour tous les chatons rescapés ou le problème venait-il simplement d'elle ? Peut-être qu'il y avait quelque chose qui clochait, mais dans ce cas quoi ? Et comment faire pour y remédier ?

C'est donc toute penaude qu'elle redescendit le tronc, en sens inverse et avec la souplesse tout relative d'un chaton maladroit. Au final elle rejoignit sa mère près de la pouponnière, vite suivie par ses deux admirateurs :

« Tu joues à "Attrape lapin" avec nous ? la supplia Petit Puma.

- Oh oui, c'est plus drôle avec toi ! », renchérit son frère.

"Attrape lapin" faisait en fait référence aux chats du clan du Vent, d'une façon bien peu flatteuse certes, mais le jeu consistait simplement à ce qu'un des chatons attrape les autres. Un fonctionnement bête et méchant utilisé par les jeunes félins depuis la nuit des temps !

« Je ne sais pas, fit semblant d'hésiter Petit Obsidienne.

- S'il te plait ! supplièrent les petits en chœur.

- D'accord, alors ... déguerpissez de mon territoire bande de lapins ! »

Les deux boules de poils partirent en criant, talonnés par une ennemie stratégique, qui avait bien compris que si elle les attrapait tout de suite le jeu s'arrêterait. Il était donc plus drôle de les voir trébucher sur leurs minuscules pattes et déraper sur le doux tapis d'aiguilles que de remporter une victoire gagnée d'avance !

« Que tous les membres du Clan, s'approche pour une assemblée ! »

La voix impérieuse d'Étoile Ténèbreuse retentit dans la clairière de pins et aussitôt le jeu prit fin. Les deux chatons furent appelés par leur mère et Petite Obsidienne s'approcha de la tanière du chef. Cette dernière se trouvait dans le tronc creux d'un sapin majestueux, il suffisait au meneur de sauter sur la première branche de l'arbre pour dominer son clan du regard et faire son annonce.

Tous les membres du Clan étaient désormais sur les lieux, certains encore endormis par une sieste ou rentrant d'une partie de chasse.
Pleurs de Louve vint s'installer juste derrière elle, comme pour la surveiller. Étonnement cela n'irrita pas la jeune chatte, plus intéressée par l'agitation ambiante que par l'agacement d'avoir un chaperon.

La patrouille frontalière, chargée de la sureté du territoire, se tenait près de l'Arbre Creux en attendant que le calme revienne. Petit Obsidienne reconnut aisément les guerriers la constituant : Nuage de Vipère et Nuage d'Énigme ainsi que leurs mentors respectifs Griffe d'Ours et son père, Chant du Corbeau.

Elle enviait tellement Nuage d'Énigme : fils du chef, possédant un frère, des parents aimants... et élève de l'illustre lieutenant. Par le clan des Étoiles, ce qu'elle aurait voulu être formée par son père !

« Si je vous ai réunis aujourd'hui c'est po...

- Abrège ! siffla Regard Voilé, la doyenne du clan, j'ai eu le temps de mourir dix fois, là !

- Surtout ne te gène pas, feula-t-il agacé par l'ancienne acariâtre, je disais donc ! La patrouille matinale a décelé les traces d'un blaireau sur notre territoire, par conséquent nous allons prendre des précautions. Chant du Corbeau, je te laisse la parole. »

Le meneur invita son lieutenant à le rejoindre d'un signe de queue autoritaire.
Aussitôt l'intéressé bondit souplement sur la branche et se lança dans son récit :

« Les effluves sont récentes et appartiennent à celles d'un mâle adulte, mais nous n'avons pas encore trouvé son terrier. Nous supposons qu'il doit se trouver non loin de la clairière des ifs.

- J'vous jure... quatre chats, dont deux guerriers expérimentés et vous êtes infoutus de trouver une tanière de blaireau !

- Voyons Regard Voilé, ils font ce qu'ils peuvent, tenta de l'apaiser son ami, Terreur des Rats.

- Et bien ils ne peuvent pas grand chose alors ! Dois-je vous rappeler que nous sommes au plein cœur de la saison froide et que la clairière des ifs est un de nos terrains de chasse majeur ?!

- Sans compter les remèdes qui s'y trouvent... grogna la guérisseuse, si nous n'avons plus accès à cette plaine, autant nous enterrer maintenant, ça nourrira les vers !

- Si vous me laissiez finir, on éviterait peut-être cette échéance Fleur de Lierre ! Il n'est pas question de se passer de cette portion du territoire, nous allons agir. De toute façon, à cette période les blaireaux ne sortent que très rarement et dorment la plupart du temps.

- Vous avez entendu ? ricana la vieille chatte au pelage chenu, il n'y a que de très rares chances pour que vous mourriez la nuque brisée par un blaireau insomniaque ! Absolument splendide comme perspective !

- Personne ne doit sortir seul du camp, et c'est minimum deux guerriers avec un apprenti ou Fleur de Lierre, reprit le lieutenant, en essayant d'ignorer les rires provoqués par Regard Voilé.

- Fantastique, pesta la guérisseuse, guère réjouie d'être escortée à chacune de ses sorties.

- Demain à l'aube, je prends une patrouille et nous irons régler son compte à cette bestiole ! clama Chant du Corbeau.

- Avant de parler d'une quelconque bataille épique petit génie, commence par trouver le terrier ça pourrait être un bon début, le railla Regard Voilé.

- Bon, en attendant reposez-vous. L'Assemblée est terminée, conclut le chef en descendant de son promontoire d'écorce.

- T'étais déjà barbant comme novice, mais comme chef c'est pire ! lui asséna la doyenne en baillant à s'en décrocher la mâchoire.

- Et toi, tu étais déjà odieuse comme mentor mais avec les rhumatismes c'est pire ! », répliqua Étoile Ténèbreuse en allant retrouver son lieutenant.

Un cercle de guerriers voulant participer à la chasse au blaireau siégeait devant Chant du Corbeau, tous espéraient pouvoir rejoindre la patrouille qui partirait au petit matin.

Petite Obsidienne regardait ce groupe avec envie, qu'elle aurait aimé pouvoir se joindre à eux et ainsi impressionner son père avec son don pour la traque et le combat ! Elle se savait capable de tout, mais tout n'était rien si personne ne la regardait en retour...

Quand elle s'approcha discrètement de la troupe une mauvaise odeur lui fit froncer le museau, c'était fort et rance ! En y réfléchissant davantage elle se rendit compte que seuls les membres de la patrouille émanaient ces effluves pestilentielles, il fût donc aisé de déduire que c'étaient les senteurs nauséabondes du blaireau qui salissaient les félins.

La discussion prenait de l'ampleur et les différents combattants haussaient le ton pour se faire entendre :

« Je veux en être ! tonna Griffe d'Ours, en faisant étinceler ses longues griffes sous le soleil de midi.

- Moi aussi, renchérit son élève, je serai bientôt guerrière et combattre un blaireau sera un excellent entraînement.

- Je peux venir ? demanda posément Nuage Funeste.

- Laisse tomber frangin, s'il emmène un apprenti ce sera d'abord le sien ! le cingla Nuage d'Énigme en se dressant fièrement aux côtés du lieutenant.

- J'aimerais également vous accompagner ! les interrompit Croc de Cobra, un guerrier expérimenté ne sera pas de trop ! »

Et à toutes ces demandes, rajoutez : les plaintes de Tourmente de Brume, l'inquiétude de Rayon de Sève, les interrogations de Flocon de Jais, l'adrénaline de Patte d'Argent... et vous obtenez une cacophonie générale.

Petite Obsidienne attendait le verdict de son père avec impatience, ce dernier ne se fit pas attendre :

« Silence ! Vous faites plus de bruit qu'une nuée de choucas ! Pas la peine de me supplier ou de vanter vos innombrables qualités, mon choix est fait »

Un grand silence accueillit sa diatribe, seule la voix furibonde de Regard Voilé se faisait entendre au loin :

« Ses... apprentis... infoutus d'enlever... l'eau de la mousse... calvaire ! »

Des ronrons amusés vinrent ponctuer ses dires et mêmes les moustaches du lieutenant trahissaient son amusement.
C'est donc sur un ton plus adouci qu'il déclara simplement :

« Ceux qui m'accompagneront demain sont les suivants: Griffe d'Ours, Hibou du Soir, Bise Nocturne, Croc de Cobra, Nuage de Vipère et Nuage d'Énigme. »

Chant du Corbeau avait tranché et personne ne vint le contredire. L'assemblée autour de lui sembla se dissoudre et c'est Pleurs de Louve qui s'approcha de son compagnon désormais seul. Petit Obsidienne observait la scène non loin du tas de gibier :

« Ton apprenti n'est pas un peu jeune pour se confronter à un blaireau ? Ça me parait un peu juste deux jours d'entraînement pour une mission pareille !

- Je veillerai sur lui mais je pense qu'une bonne frayeur fera redescendre son ego, expliqua clairement le mentor.

- Je veux venir, annonça-t-elle de but en blanc, braquant ses deux émeraudes dans le regard fâché du matou noir.

- Hors de question, les reines doivent s'occuper de leurs chatons. On en reparlera quand tu retrouveras ta place de guerrière.

- C'est fait.

- Comment ça "c'est fait" ?!

- Petite Obsidienne est en âge de se nourrir toute seule, Belle d'Érable veillera sur elle jusqu'à ses six lunes.

- Tu es en train de me dire que tu abandonnes notre fille ? siffla-t-il, la queue s'agitant dans tous les sens et ses yeux ambrés brûlant de colère.

- Dit celui qui ne vient jamais la voir ! Je m'ennuie dans cette pouponnière de malheur et je veux retrouver ma liberté !

- Si tu fais ça, Pleurs de Louve...

- Et bien quoi ? Tu me quitteras, c'est ça ? Mais c'est exactement ce que tu attends depuis la naissance et la mort de nos chatons ! Et bien vas-y, pars !

- Petite Obsidienne n'est pas morte ! ragea Chant du Corbeau.

- Notre couple ne tient que par elle, ce n'est pas suffisant. Elle n'est pas suffisante.

- Mais comment peux-tu dire une chose pareille !?

- Depuis qu'elle a ouvert les yeux, combien de fois es-tu venu la voir ? Combien de fois ?! Aucune ! Pas une seule parole, pas un seul sourire et tu oses me faire la morale !

- Ça ne veut pas dire que je ne m'y intéresse pas ! Je sais qu'elle s'ennuie, je sais qu'elle s'entraîne souvent contre les racines de l'épicéa, je sais qu'elle s'entend bien avec Regard Voilé et je sais qu'aujourd'hui elle est arrivée en haut du vieux buisson !

- Et tu crois qu'elle les voit, tes touchantes observations ?! Ah, mais si notre illustre lieutenant la regarde, il n'y a pas de problème !

- Et bien... je crois que nous nous sommes tout dit, Pleurs de Louve.

- Parfaitement ! », cracha la femelle furibonde, avant de faire volte-face vers la tanière des guerriers.

Et à quelques longueurs de renard, consternée, se tenait Petite Obsidienne avec pour seule compagnie son cœur en miettes et le ricanement d'une pie. Elle ne comprenait plus rien du tout. Comment tout avait pu voler en éclats aussi vite, sans qu'elle ait son mot à dire, sans qu'elle ait l'impression d'exister...

Mais peut-être que si elle se faisait remarquer, ses parents reviendraient sur leur choix. Peut-être qui si elle leur rappelait sa présence, ils l'écouteraient. On fait beaucoup de choses avec des "si" mais Petit Obsidienne voulait essayer, au moins une fois.

C'était décidé, cette nuit elle partirait à la recherche du blaireau.

~~~O~~~

Hey !
Voilà un petit chapitre pour vous mettre dans le "bain" du clan si je puis dire.
Vous avez également pu retrouver Petit Obsidienne... qui est déjà dans la mouise, oui !

~ Bise ~