Chapitre 8 - Leyah

— Bonjour ! Je suis venue rendre son tee-shirt à Zach Graham. Il est là ?

Mon paquet en main, j'essaie de ne pas trahir ma nervosité. Paraître la plus avenante, la plus joviale possible, comme lorsqu'on accueillait un nouveau voisin dans le quartier. J'ai même apporté des cookies pour le remercier. Certes, ils ne sont pas faits maison, mais ce sont ceux que les garçons m'ont commandés, au Bavet Café.

Je me sens vaseuse après m'être saoulée, hier. Mon réveil fut accompagné d'une affreuse migraine. Une autre initiation au soi-disant péché qui me laisse un sentiment mitigé. J'ai d'abord goûté à la bière de Yuri. Compte tenu du danger que représente l'alcool, je ne comptais pas me jeter dans la gueule du loup dans une totale ignorance. On a toujours diabolisé cette substance, et ce n'est pas pour rien. Elle est la première cause de mortalité indirecte ou non aux USA, j'en suis consciente. Cependant, il existe aussi une dimension appelée modération. C'est ce que j'ai tenté avec la Bud. Que j'ai recrachée sur-le-champ, avec l'impression qu'on m'avait fait pipi dans le gosier. Encore une boisson dégoûtante que je ne regrette pas d'avoir méconnue. J'ai alors pensé que les gens étaient vraiment idiots de s'infliger des dégâts cérébraux pour une horreur pareille. Concernant le cocktail rouge de la fraternité, c'est une autre histoire. Si sucré, si brûlant, il m'a arraché l'œsophage et ensuite, il a répandu sa douce chaleur dans mon estomac. Le sentiment de lâcher-prise qui a suivi m'a convaincue. J'avais envie de m'amuser, de me fondre dans la masse, et puis surtout, j'avais besoin de prouver à Zach que j'en étais capable. Son niveau d'excès, du moins ce que j'en ai vu sur les réseaux, me fait peur, mais je peux au moins goûter à son univers. Je me sentais joyeuse, au contraire de la soirée précédente durant laquelle je ne trouvais pas ma place.

En revanche, je ne suis pas fière d'avoir vomi sur Zach. Quelle honte !

L'inconnu en face de moi me lorgne avec curiosité, avant de reculer et de s'époumoner :

— Grahaaaaam ? La gerbeuse est de retour !

« La gerbeuse » ? Vexée comme un pou, je fronce les sourcils. L'humiliation est assez cuisante, il n'a pas besoin d'en rajouter !

Il revient vers moi.

— Il ne m'a pas entendu, je vais aller le chercher. Viens, entre.

— Sapristi ! Je m'appelle Leyah !

— Sapriquoi ?

— LE-YAH.

Lui, il ne recevra pas de cookie !

Il se gratte la tête, l'air benêt, et se décale pour me laisser entrer.

— Vraiment ? Je peux ?

Il me livre sa dentition éclatante sous un regard suspect.

— Les amies de Zach sont toujours les bienvenues.

Je ne me fais pas prier. Guillerette, je pénètre dans les lieux, pile aussitôt devant la scène irréelle qui s'y déroule.

Il est midi, et plusieurs membres sont encore occupés à ranger.

En tenue de soubrette...

— Euh ?

Lorsqu'ils réalisent ma présence, certains, gênés, me saluent dans leur barbe. D'autres, complètement blasés, ne me calculent pas.

Liam apparaît en pyjama en soie. Je ne sais pas ce qui est le plus étrange entre ça et la tenue de soubrette... Il s'étire comme un chat paresseux, un reste de pizza de la veille dans la main. Lorsqu'il m'aperçoit, l'étonnement prime. Il me détaille de haut en bas. Son examen encombre ma gorge d'une boule de nervosité. Je me raidis, alors que son faciès s'éclaire.

— Leyah ! (Enfin quelqu'un qui se souvient de mon prénom !) Quelle bonne surprise. T'as faim ? me propose-t-il en me tendant son déjeuner, sans même me demander la raison de ma présence.

Je masque mon dégoût face à cette part qui semble revenir d'entre les limbes d'un canapé.

— Ça ira, merci.

Incroyable, après la folle nuit d'hier, il est frais comme un gardon ! Comment font ces gens ?

— Les autres ne sont pas là ?

Je secoue la tête.

— Yuri s'est trouvé un job dans un magasin de vêtements, en ville. Elle a commencé ce matin. Je viens voir Zach.

Liam opine, s'adresse à celui qui m'a ouvert la porte.

— Brad, tu peux aller le chercher, s'te plaît ? Je m'occupe de notre invitée.

Une fois que Brad s'exécute, Liam passe le bras autour de mon épaule. Une manie très familière à laquelle je dois encore m'accoutumer.

— Aujourd'hui, c'est journée glande avant la reprise des cours. On a prévu de se défouler sur les jeux vidéo. Ça te dit ? propose-t-il sans faire la moindre réflexion sur mon apparence.

— Les jeux vidéo ? m'exclamé-je tout bas, comme s'il s'agissait d'une activité diabolique.

Et pour cause, aucune console n'a jamais franchi le seuil de mon foyer.

— Ouais, je parie que t'y as jamais touché.

Malheur ! Ma vie n'a plus aucun secret pour Liam.

C'est vrai, mes parents ont toujours abhorré les jeux vidéo. Cependant, ceux de mon amie Sarah sont plus accommodants à ce sujet. Je me rendais donc chez elle quand je décidais de m'accorder un peu de temps – ce qui était rare – et nous nous éclations sur Just Dance.

Je me garde de préciser ces épisodes à Liam, au risque de paraître ridicule.

Nous évoluons entre les soubrettes aux jambes poilues sur lesquelles je n'émets aucun commentaire, atteignons un salon constitué de sièges et larges sofas autour d'un écran géant accroché au mur. Une table basse se trouve au milieu, sur laquelle traînent des cartons de pizza, des paquets de chips entamés et des nachos sans sauce.

Rien de très ragoûtant. Ça ne représente pas leur nourriture quotidienne, si ?

West et trois autres garçons martyrisent déjà leur manette, concentrés sur le circuit haut en couleur qu'ils arpentent dans une course de bonshommes rigolos. L'un d'eux appuie sur un bouton qui lui permet visiblement de lâcher une banane derrière lui, ce qui déstabilise son concurrent (assis à sa gauche), lequel profère des insultes susceptibles de me griller les tympans.

Que de passion pour ces petites autos fluorescentes !

— Hey ! Salut, chérie, lance le footballeur, avant de jurer, son inattention ayant conduit à l'élimination de son personnage.

Dans un râle, il balance la manette qui se fracasse sur la table.

— C'est Leyah. Tu te souviens d'elle ? lui rappelle le musicien en s'installant, m'invitant à l'imiter.

Je m'exécute sous le regard perplexe du grand Noir. Aujourd'hui, je ne ressemble pas à la Leyah qu'il a croisée à la cafète, ni à celle dont il a failli (ne pas) entailler le bras. Du reste, quand j'ai supplié Yuri de m'aider à casser mon image, hier soir, je ne m'attendais pas à une telle transformation. Et elle ne s'attendait pas à ce que j'ose sortir comme ça. Je crois qu'elle voulait m'effrayer, mais elle ne mesure pas ma détermination à m'intégrer, à ressembler à ces filles que Zach apprécie. De plus, mon apparence si extrême (et une bonne dose d'alcool) opérait comme un costume, une barrière derrière laquelle je me protégeais. Finalement, je me suis fondue à la perfection. L'alcool aidant, ce n'était pas si difficile de me lâcher, voire d'intéresser les garçons.

À la lumière du jour et sans tous ces artifices gothiques, ce n'est pas pareil. Je me suis ravitaillée sur le nouveau lieu de travail de ma colocataire. Des vêtements de succube, ils en vendent à profusion. J'ai donc opté pour un jean taille basse et un tee-shirt blanc très décolleté qui épousent, que dis-je, qui compriment les formes de mon corps. Je n'ai pas lâché mes cheveux, ce matin, je me suis contentée de les natter sur le côté. Par conséquent, depuis deux heures, j'ai l'impression d'être aussi provocante qu'un leurre de matador. C'est dans ma tête, car, ouf, personne ne m'a encore proposé de prestation douteuse rémunérée. Si j'ai réussi hier soir, il n'y a pas de raison pour qu'aujourd'hui, on me reproche la transformation, non ?

— La gerbeuse ? s'illumine soudain West.

Oh ! Par pitié !!

Je préfère encore Lexmo !

My God, je ne t'avais pas reconnue !

Son expression s'altère d'un coup, sa curiosité remplacée par un intérêt plus... appuyé. Et plus précisément au niveau de ma poitrine.

Mince ! Il n'en fallait pas moins à mes seins pour réagir ! Heureusement, la coque de mon soutien-gorge est épaisse. Je rougis, serre les dents tandis que l'embarras me gagne.

Sans crier gare, Liam me plante sa manette dans les mains.

— Chope ça, je vais t'apprendre à jouer !

Diversion qui tombe à point nommé.

Néanmoins... j'épie West un instant, son charme brut et les muscles saillants sous son débardeur sont un peu effrayants, mais il n'en reste pas moins attirant. M'envisage-t-il de la même manière ? Oh là là ! J'ai la culotte en feu ! Imaginer que dans ce monde-ci, c'est possible, que si je le désirais, mes fantasmes obsédants pouvaient être assouvis en un rien de temps me rend toute chose.

Quelques minutes sont nécessaires pour m'acclimater à ces touches, pour ne plus hurler dès que mon petit dragon vert dérape sur un piège semé par un autre joueur. En fait, je m'éclate !

— T'es même pas capable de rester sur la piste, gronde une voix enrouée qui m'est désormais familière.

***

Zach

Qu'est-ce qu'elle fout là ?

Je peinais à y croire quand Brad est venu me chercher. Sérieux, elle est si obstinée avec son histoire de guide ? À moins qu'il ne s'agisse pas du tout de ça ? Que c'est son frère, avec sa requête, qui m'a focalisé là-dessus. Parce que, ouais, j'y ai repensé le reste de la matinée, noyé dans des nuages de beuh, à me demander comment je pouvais me tirer d'affaire.

Dès qu'elle entend ma voix, l'invitée indésirable bondit hors du fauteuil, comme si elle était sur ressorts. La manette tombe, elle se retrouve debout au milieu de tous, l'air d'une lapine prise dans les phares d'une voiture.

— Yo ! On t'attendait, mec, lance West. Ta pote est venue te rendre une petite visite.

L'apparence de la sœur d'Aaron me déroute. Je me demandais si elle s'était métamorphosée pour la soirée d'hier ou si elle avait décidé d'embrasser sa nouvelle vie en mode pétasse. Et elle se présente à nous aussi hot que peut l'être une nana sans franchir la limite de la vulgarité. Ses cheveux sont nattés sur le côté, soulignant la rondeur de sa poitrine. Pas de maquillage, pourtant, son visage me paraît changé. Mes muscles se tendent. Elle est jolie, elle est bonne, mais ce n'est pas elle. Ce n'est pas la sœur Smith que j'ai connue, et ça me déstabilise. Même celle qui m'a défloré les lèvres, il y a quatre ans, était un véritable cliché.

Je dois la mater quelques secondes de trop, car elle bat des cils et se dandine, nerveuse, alors qu'elle semblait à l'aise avec mes potos.

— Je... venais te rapporter ton tee-shirt... et je voulais m'excuser pour la jarre que j'ai détruite. Elle avait l'air précieuse, alors si je peux rembourser, ou... enfin, il me faudra payer en plusieurs fois, mais il est de mon devoir de réparer mes...

— T'en fais pas pour ça, la coupe Liam. Zach s'est déjà arrangé avec Trevor.

Une série de points d'interrogation clignotent dans son regard.

— Le président des BTP, précise-t-il.

— Oh... Désolée, balbutie-t-elle. Pour me faire pardonner, j'ai apporté des cookies pour tout le monde.

Elle s'empare d'un paquet posé sur la table et le secoue sous nos nez.

Des cookies ? Sérieux...

Je reconnais bien ces petites manies importées du quartier où l'on vivait. Ça m'agace.

Qu'est-ce que j'en ai à foutre de cette jarre ? Ou de ce tee-shirt. Elle pouvait bien le garder, j'en ai des tonnes, tous de marques luxueuses. Ça fait plaisir à maman, après tout.

— Tu n'en parles que maintenant ? s'indigne West.

Il n'est pas le seul à être déconcentré par l'offrande de Lexmo. L'attention des gars vole dans sa direction, par-dessus l'amas de parts de pizza aussi froides que dégueu.

Mon partenaire d'adrénaline se lève, lui extirpe le sachet avec un sourire rutilant qui continue de titiller mes nerfs.

— Tu es la bienvenue ici tous les jours, bébé.

Elle hausse les sourcils.

— Tant que j'apporte des sucreries ?

— Mais tu es une sucrerie à toi toute seule, rétorque-t-il, la gratifiant d'un regard appréciateur.

Eh, merde, elle rougit ! Je n'oublie pas qu'il a jeté son dévolu sur elle sans l'avoir reconnue, hier soir. West n'est pas le genre de queutard qui devrait bénéficier du droit de poser ses pattes sur elle. La voix d'Aaron résonne dans ma tête, le visage pur badigeonné de khôl noir de Lexmo, hier, dans la salle de bains, ainsi que la façon dont elle me scrutait crépitent dans ma mémoire.

Je n'aime pas la tournure que prend cette situation.

— N'y compte pas trop, interviens-je, m'interposant entre eux pour lui arracher les petits gâteaux. Lexmo, si tu ne fais pas gaffe, ce vautour risque de te dévorer toute crue. Je garde les cookies, espèce de morfale !

Prise de court, elle me fixe avec deux corolles, nos visages à quelques centimètres l'un de l'autre. À la manière dont elle pince ses lèvres, à sa façon imperceptible de gesticuler, je décèle sa nervosité.

J'essaie d'en comprendre la raison exacte. Notre proximité ? Ma réflexion ? Ce contraste entre son courage et le feu qui colore ses joues me laisse perplexe.

— « Dévorer toute crue » ? s'indigne West. T'es injuste. Je me ferai un plaisir d'initier la p'tite mormone aux véritables joies de la vie.

J'inspire. Expire plus lentement. Observe l'expression carnassière de mon pote. La panique mêlée de honte sur celle de Lexmo. Elle n'a pas l'air heureuse qu'on évoque sa provenance.

Il va falloir qu'on ait une conversation, lui et moi.

D'un coup, elle enfouit son visage dans les mains en secouant la tête.

— Non... merci, ça ira ! bredouille-t-elle.

— Arrête de l'effrayer, pouffe Liam. Ne l'écoute pas, Leyah. Il ne peut pas s'empêcher de draguer les jolies filles quand il n'est pas en train de mettre sa vie en danger.

— Tu me trouves jolie ? s'extasie-t-elle tout à coup.

Bon sang, ses humeurs changent d'une seconde à l'autre, on la croirait presque sortie d'un cartoon. Liam me considère, lui-même un peu surpris, avant de lui répondre d'un ton bienveillant :

— Bien sûr. N'en doute jamais.

Si elle voulait rougir plus qu'à l'instant, ce serait impossible. Je remarque la crispation de ses épaules. Ses iris d'un bleu sidérant plongent dans les miens, toujours trop près. Trop brillants. Trop excités, putain.

OK, faut qu'elle dégage, là. J'ai des choses à régler, aujourd'hui, et elle est en train de s'étaler dans mon espace vital.

Je dépose le paquet de petits gâteaux sur la table basse et avise le tee-shirt qu'elle m'a remis. Je l'imagine le porter de nouveau, avec rien d'autre en dessous, cette fois. Mais qu'est-ce que je branle ? Aaron s'immisce dans mon esprit une fois de plus. Cette fichue notion d'interdit a fait naître un truc en moi qui ne me plaît pas du tout. Cette foutue manie à franchir les limites, à me noyer dans l'excès, parfois l'autodestruction, quitte à heurter les personnes auxquelles je tiens.

C'est une pente que je dois éviter. Ça n'apportera rien de bon et ce sera totalement inutile.

Je désigne mon vêtement du menton et lui lance :

— Merci, fallait pas te donner la peine. Je te rendrai le tien demain. Tu peux y aller.

On dirait qu'elle ne pige pas. Elle demeure immobile, perdue dans la profondeur de mes yeux qu'elle finit par capturer. Puis ses sourcils se froncent comme si ses neurones venaient de se connecter.

— Elle s'amusait bien avant que t'arrives, s'oppose West. N'est-ce pas, la gerbeuse ? Rassieds-toi ! On relance une course ?

Au moins, il a détourné son attention. Mais il est bien trop insistant...

Je ne devrais pas lui en vouloir d'avoir jeté son dévolu sur elle.

— Je pense aussi qu'elle devrait rester, s'en mêle Liam. Ça fait longtemps qu'on n'a pas eu de compagnie féminine qui soit si... cool.

Autrement dit : qui n'est pas venue se faire démonter par l'un de nous.

Lexmo m'épie avec un air contrit, craignant ma réaction. Il semblerait qu'elle ait vraiment envie de... jouer aux jeux vidéo, après tout.

Ai-je le choix ? Blasé, je m'affale sur le canapé. Pour me mettre à l'aise, j'extirpe mon sachet d'herbe, mon tabac, et mes feuilles à rouler de la poche de mon jogging dans un soupir énervé. Au point où j'en suis, un bédo supplémentaire ne me fera pas plus de mal.

La sainte-nitouche examine la marchandise, remonte ensuite à mon visage. Je la fixe, impassible et provocant. Si le fait que je fume pose un problème à Miss Parfaite qui essaie de s'acheter une mauvaise conduite, la porte n'est pas si loin. Elle déglutit, lorsque West tapote la place entre nous, lui intimant d'y revenir avec son inflexion la plus enjouée.

Elle s'exécute, et son bras tout contre le mien se recouvre de chair de poule. Je me tends, sentant sa chaleur se diffuser dans mon membre.

— Reste, si tu veux, mais que les choses soient claires, les gars...

Je mesure leur tronche à tous, reviens vers la sœur d'Aaron qui semble appréhender la suite.

— Lexmo, c'est zone interdite pour les BTP. Le premier qui pose le doigt sur elle recevra l'ensemble des miens dans sa belle gueule.

Elle en reste comme deux ronds de flanc. Par mon expression, je lui signifie que je ne plaisante pas.

— Ah ! Elle t'intéresse ? Je l'ai vue en premier ! proteste West. Qui est-ce que tu préfères, Leyah ? Hein ?

Elle cille, rétorque avec son éternelle spontanéité :

— Mon prénom te revient en mémoire, finalement ? Essaierais-tu de t'attirer mes faveurs, par hasard ?

Il ricane en chœur avec les autres, qui lui proposent même de les laisser seuls.

Mon poing se serre autour de Marie-Jeanne.

— Ravalez vos commentaires, ni moi ni personne n'y toucherons.

Elle pivote d'un coup, ses grands yeux en amande dénotant la détresse.

— Je n'ai pas mon mot à dire ? se récrie-t-elle.

Ouais, qu'on continue de lui dicter sa conduite à des kilomètres de chez elle l'enrage. Je sais ce que ça fait, et c'est précisément en ce sens que j'agis. Elle peut espérer sortir avec un mec, elle ne fera pas de mon cercle son terrain d'expériences.

— Pas au sein de ma fraternité.

— Tu n'es même pas président ! répète-t-elle bêtement ce qu'elle vient d'apprendre.

Sa réplique fait mouche. Amusé, notre public me hue.

— Considère-moi comme tel, si ça peut t'aider à accepter ma protection.

— Ta protection ? Je suis une grande fille !

Je ne veux pas lui avouer que son frère m'a supplié de lui servir de bouclier, ou de garde-corps, dans le monde cinglé de l'université. Elle n'est pas supposée savoir que nous sommes en contact et encore moins qu'il m'a appelé alors qu'il était en mission. Je peux jouer ma mauvaise gueule, je ne trahirai pas mon pote. En plus, j'ignore exactement ce qu'elle attend de moi.

Je me penche vers elle, le sourcil arqué, un demi-sourire insolent sur les lèvres.

— Ce n'est pas toi qui me suppliais, hier, dans la salle de bains, de te guider dans la jungle féroce de HHU ?

Touché.

Elle déglutit, jette un œil instinctif autour de nous, embarrassée devant les gars qui nous scrutent, les oreilles ouvertes comme des paraboles essayant de capter les chaînes sportives. Puis elle s'attarde sur West.

— Je ne t'ai pas supplié, déjà.

Sa posture transpire la frustration. C'est quoi son problème ? Elle veut réellement se le taper ? Elle devrait plutôt me remercier !

— Je crois qu'il préfère te garder pour lui, lui glisse Liam sur un ton de confidence.

— Vraiment ? réplique-t-elle sur le même ton, incrédule.

— Et j'en ferais quoi ? protesté-je, m'avachissant au fond du canapé. Arrêtez vos conneries, Lexmo est tellement naïve qu'elle goberait n'importe quoi. C'est pas des mecs pour toi, c'est tout.

Mon ultime réflexion claque dans l'air.

— Ça, ce n'est pas à toi d'en juger, boude-t-elle, s'emparant de la manette, tandis que Liam démarre la partie.

Circonspect, West m'observe à la dérobée, lui aussi. Mon majeur lui répond, accompagné d'un rictus goguenard. Il arbore un air dépité, alors qu'ils s'élancent sur la piste dans des premiers cris de guerre. Lexmo piaille comme une gosse, tout excitée par le mouvement de liesse. Mon sourire est bien caché sous mes couches d'exaspération.

Je me penche en avant, m'approche de la table basse pour rouler mon joint. Glissant contre la jolie blonde, je sens ses muscles se bander contre ma chaleur. Geste anodin parmi les effusions diverses causées par la partie sur l'écran, mais auquel je ne suis pas insensible. Elle paraît toute petite entre nos corps massifs, bouillants de testostérone. Putain... Je n'arrive toujours pas à croire que la fille qui m'a volé mon premier baiser se trouve ici, dans notre repère de mâles, à siffler contre ses adversaires sur le circuit.

Première taffe qui me brûle l'œsophage, et je recrache assez de fumée pour couvrir son parfum fruité. Je me cale au fond du fauteuil, collé à son épaule, jambes écartées et yeux dans le vide. Le contact de nos cuisses jointes est agréable. Mais West est arrimé à son autre cuisse. Pour une fois, c'est une sensation que je n'aime pas partager avec lui.

— Zach, on fait quoi pour Derek ? lance ce dernier sans quitter l'écran des yeux.

Il me prend de court.

Rien qu'à entendre ce nom, j'en ai les dents qui grincent.

— Trevor m'a conseillé de laisser couler. Ce fils de pute ne mérite soi-disant pas notre attention.

Je sais qu'il a raison, néanmoins, j'ai la haine.

— Quelle enflure ! Je vais devoir me farcir sa gueule une année entière sur le terrain.

Les nuages denses qui s'évadent d'entre mes lèvres me détendent davantage que ce matin. Je crois que mon corps s'est accoutumé. C'est grave, Docteur ? Je me concentre sur les volutes plutôt que sur l'autre enfoiré, lorsque la voix mélodieuse de Lexmo me tire dans notre réalité.

— Pourquoi vous lui en voulez tant d'avoir quitté la fraternité ?

Un silence de plomb s'abat dans la pièce, troublé que par les sons émis par le jeu vidéo.

Elle n'a pas à connaître les détails de sa trahison. D'ailleurs rien de tout ça ne la concerne.

— Il était très impliqué ici, répond Liam avec toutes les précautions du monde.

— Ouais, on formait un sacré quatuor. Quand t'entres chez les BTP, y a un code de loyauté à prendre au sérieux. Notre cercle, c'est à la vie à la mort, exagère West. Mais dès que ça s'est corsé pour lui, que ça n'a plus été bon pour son image, il a préféré rejoindre la fraternité rivale qui nous pourrit depuis qu'on a intégré la maison.

Je rumine en tirant plus fort sur la tige, tentant d'épaissir la brume dans ma tête.

Impossible d'ignorer le regard perçant de Lexmo qui vient de se faire éjecter de la course. Elle est si près. Je souffle sur son beau visage, captivé par la forme de ses lèvres légèrement pincées.

— Vous ne pouvez pas rester amis, même s'il a quitté les Bêta Thêta Phi ?

Une pointe de détresse dans sa voix. Un peu de mécontentement aussi. Et dans ses iris marins, un soupçon de jugement qui n'est destiné qu'à moi. Je sais à quoi elle pense, les connexions qui s'opèrent dans son adorable petite tête. Qu'elle ne se compare sous aucun prétexte à Derek.

— Des membres qui se barrent pour diverses raisons, ce n'est pas rare, articulé-je, tandis que les vagues de ma fumée lui extorquent une quinte de toux. Derek est parti dans l'unique but de ne pas devoir affronter une situation délicate... alors que par le passé, on a sauvé son cul à plusieurs reprises. On a pris des risques pour le sortir de sa merde, grogné-je entre mes dents, le poison de la vindicte fusant dans mes veines. Et voilà comment cet enfoiré nous remercie.

— Je comprends ton point de vue, insiste-t-elle. Il ne peut pas vous remercier autrement ? Peut-être que votre fraternité ne lui convenait plus ? Qu'est-ce qui vous plaît tant, dans ce système ?

Elle n'en sait rien, elle n'y connaît rien, mais ne lâchera pas l'os tant que cette petite fille à l'intérieur d'elle ne sera pas rassurée, de quelque façon que ce soit.

Les gars et moi nous entreregardons avec circonspection.

— Une fraternité, c'est une famille, argue l'un de nos potes.

— C'est une communauté solidaire, affirme West. Un moyen de se faire un réseau, après l'univ', dans le monde du travail. De trouver de l'aide quand t'en as besoin. Et crois-moi, aucune autre fraternité ne conviendrait mieux à ce fils de pute. Elles sont souvent fondées sur une ethnie, religion, ou discipline sportive. Regarde-nous, nous désigne-t-il du pouce. Personne n'a la même gueule, certains jouent au foot, d'autres font partie d'un groupe de musique, on a des membres actifs dans les arts, on a même une putain de drag-queen dans la bande, et certains passent leurs journées à fumer de la beuh et leurs soirées à lever des meufs, me charrie-t-il avec un clin d'œil.

Étrange comme ça me fout les boules qu'il me réduise à ça devant Lexmo, laquelle darde sur moi des yeux remplis de curiosité.

— On accepte tout le monde ici, avec ses tares et ses bagages parfois merdiques. Et on peut dire que des tares, il en a de belles, cet enfoiré. La seule condition, c'est d'allonger la monnaie et d'être loyal ! Par conséquent, les membres sont pour la plupart des gosses de riches, ce qui nous permet d'obtenir un réseau intéressant. Voilà pourquoi Derek ne trouvera pas mieux ailleurs.

Sur ces propos, une drôle d'expression déforme les traits de Lexmo. Elle se questionne à mon sujet, examinant ma Tag Heuer, et mes Jordan hors de prix. Nos prunelles se croisent aussitôt, des réflexions muettes dansant à travers la fumée que je continue de souffler sur elle. La couronne d'ange qu'elle dessine lui sied à merveille. Ouais, à l'époque, on ne peut pas dire que notre famille était friquée, contrairement à la sienne.

— Une fois qu'il aura montré sa vraie nature à ses nouveaux potes, ils le dégageront de leur cercle sans regret. Nous, on était ses vrais amis ! achève le quarterback.

J'ignore lequel de moi ou de West en souffre le plus. En tout cas, les brisures dans sa voix ont touché Lexmo, qui s'accroche à mon visage comme à une bouée de sauvetage. Je n'aime pas ça. Je refuse qu'elle nous compare à sa secte invasive. Nous sommes certes une communauté, mais ça n'a rien à voir.

— J'espère que ça n'entamera pas nos relations avec les ZAZ, marmonne Liam. Elles sont les numéros 1 du classement, explique-t-il à leur nouvelle copine. Kelly a toujours gravité autour de nous et elle sort plus ou moins avec Derek. S'il parvient à la manipuler pour que sa sororité s'allie avec les Bêta Omega, on l'aura mauvaise.

— Qu'est-ce qu'elles ont de spécial ? interroge Lexmo.

— Elles ne recrutent que des bombes ! soupire un de nos membres qui a lui aussi abandonné la partie.

Je roule des yeux. Pourtant, c'est vrai. Nous avons la richesse, elles ont la beauté. Notre système est bien rodé, et derrière la tonne de progrès accomplis dans le monde sous le drapeau féministe, ainsi va la vie.

L'ex-mormone paraît troublée.

— Ça ne ressemble à rien de ce que je connais, murmure-t-elle, de sorte que je sois le seul à entendre. On n'avait pas le droit d'être trop jolies.

Je l'observe, me rappelle cette fille lambda et démodée qui s'est pointée à notre fête, trois jours plus tôt. L'unique sympathie qu'elle s'attirait était une forme de pitié bienveillante. Hier soir, elle s'est transformée en femme fatale dont l'innocence m'a taclé avec brio. Et aujourd'hui...

Une fois que les femmes détiennent le pouvoir, le changement peut s'avérer radical.

***

Leyah

« Ni moi ni personne ne la toucherons. »

Nom d'une Marie-couche-toi-là !

Durant les heures passées en leur compagnie, cette phase n'a cessé de tournoyer dans mon esprit.

Quelle déception ! Lorsque je lui ai demandé de m'apprendre à vivre dans son monde, ça n'impliquait pas de devenir inaccessible ! Bien au contraire ! Je dois trouver un moyen de lui faire changer d'avis. Trouver l'opportunité d'être seule avec lui sans avoir à repeindre ses vêtements avec mes tripes.

À quinze heures, il ne me reste que cent vingt minutes avant mon service au Bavet Café. Je l'avoue, j'aimerais arrêter le temps dans cette parenthèse masculine. Entre jeux, discussions aussi diverses que variées, et découvertes d'assortiments de nourriture qui ne m'avaient jamais traversé l'esprit (de la pizza aux cookies, pour ne citer qu'un exemple), je me suis amusée comme une petite folle.

Au début, le fait de me retrouver seule avec non pas un, mais plusieurs mâles dans la même pièce me grisait. Quand Zach a débarqué, il m'a capturée dans ses orbes gris et je n'étais plus capable de partir. Mais ensuite, j'ai pris mes marques en compagnie des garçons. Je crois qu'ils m'apprécient, bien que parfois, j'ai l'impression qu'ils rient à mes dépens. Fait incroyable mais vrai : West, ce beau quarterback, a le béguin pour moi ! De quoi flatter mon ego, ce qu'on m'a toujours appris à éviter. Pourtant ma confiance en moi s'en trouve renforcée. Je ne visais pas si haut, en me donnant pour but de charmer au moins un étudiant sur le campus ! Liam est gai et doux à la fois, il est protecteur et amical, sans tenter la moindre approche séductrice. Brenda se trompe quand elle prétend qu'on serait assortis. Enfin, peut-être dans cet univers où je ne suis pas en ébullition dès que je m'imagine frotter mon entrejambe contre un homme viril et entreprenant. Quelques mois plus tôt, peut-être qu'il m'aurait intéressée.

Et puis, il y a... Zach.

Zach qui a, pour une obscure raison, accepté ma demande. Ma supplique, comme il l'a souligné. Pourquoi a-t-il changé d'avis ? Une bonne nuit de sommeil et notre entrevue dans la salle d'eau ? Mon pathétisme a-t-il attiré sa pitié ? Beaucoup trop de questions me parasitent.

Zach me fait peur.

Même si je ne le côtoyais pas personnellement, à l'époque, je peux attester qu'il n'est plus du tout le même. Il ressemble davantage à un homme qu'à un adolescent, et cet état de fait m'intimide.

Zach me donne chaud.

Nous avons passé des heures sans nous décoller l'un de l'autre, augmentant notre température corporelle en dépit de la chaleur ambiante. J'ai senti sa moiteur à travers sa peau tatouée, c'était comme si nous étions attachés par un lacet invisible. Il n'a pas bougé, a continué de fumer son joint, se contentant de me murmurer quelques bonnes manœuvres à exécuter pour ne pas me faire devancer par les voitures adverses. Pendant que moi, je me demandais si, en me frottant assez fort contre sa peau encrée, ses tatouages si sexy déteindraient sur moi (je sais que non, seulement, ça aurait été un prétexte pour m'y appliquer).

Alors que je termine ma troisième course, mon sac se met à vibrer. Nerveuse, j'en extirpe mon téléphone et avise le nom de ma mère sur l'écran. L'impression de recevoir un uppercut, je redescends aussi sec de mon nuage.

Des jours que j'ignore ses appels. J'ai conscience que, quoi que je dise, elle ne m'accordera jamais son assentiment.

— Ça va ?

La voix grave de mon voisin me détourne de mon mobile. La mine concernée, il fronce ses sourcils si épais que j'aimerais les caresser, nous calfeutrant dans une bulle confidentielle. Je réalise alors que je réprime toute mon émotion derrière mes cils. Bon sang, pourquoi suis-je au bord des larmes ?

Il avise l'écran de mon appareil qui continue de clignoter, passe son bras sur le dos du fauteuil, de sorte qu'il se tourne et fasse barrage avec la cage de son torse.

— Tu veux t'isoler pour répondre ?

Sa sollicitude fait bondir mon cœur.

À cet instant, j'aimerais partager ma peine avec lui. Il est potentiellement le seul qui pourrait comprendre, savoir comment surmonter la distance de ses proches et sans doute leur désapprobation. C'est ridicule ; jusqu'à présent, j'ignore s'il m'apprécie, il est toujours très tendu en ma présence. Cependant une voix tristounette glapit dans ma tête : « Isoler égale opportunité ! Dis oui, malheureuse ! On s'occupera de la tristesse plus tard. »

J'opine dans une supplique silencieuse.

— Viens avec moi.

Nous quittons le groupe et il m'emmène à l'étage. Au travers du long couloir que nous arpentons, le calme règne. Un serpent de fumée grise trace notre route tandis qu'il continue de se droguer, et l'excitation de me retrouver seule avec Zach prend le dessus sur mon chagrin naissant.

— On te laissera tranquille dans ma chambre, dit-il en nous menant à l'extrémité du corridor.

Sa chambre...

Il ouvre la porte, s'écarte et m'invite à entrer, comme un gentleman, lassant traîner sa main dans le bas de mon dos. Mes paupières se rabattent deux secondes, le temps de savourer ce contact électrique. Lorsque je les relève, c'est un autre univers qui s'offre à moi. Première chose qui me frappe : il n'y a qu'un lit.

— Tu n'as pas de coloc ?

Il referme derrière nous et s'adosse contre le battant, mains dans les poches, son joint presque entièrement consumé entre les lèvres. Le menton haut, il me toise avec gravité.

Nope. Je préfère les plantes.

J'ignore s'il mentionne l'herbe qu'il fume ou toutes ces plantes en pot disposées partout dans la pièce. Pas très vaste, elle comporte un lit d'une personne et demie, une penderie et un bureau. Je fais le tour en quelques pas, et, enfin, je retrouve des éléments familiers. Un paquet de bonbons à l'orange ouvert sur son édredon m'indique qu'il en raffole toujours. À l'époque, je m'arrangeais pour en acheter lorsque je savais qu'il viendrait passer un après-midi à la maison avec Aaron. Mon intérêt est ensuite porté sur les croquis et posters de paysages placardés un peu partout sur les murs bleus.

Sur mes lèvres fleurit un sourire.

— Ce sont les tiens ? m'enquiers-je, admirant le coup de crayon.

— Ouais.

— Alors, tu n'as pas arrêté le dessin...

J'étais convaincue qu'il opterait pour des études artistiques. Il a toujours été doué et surtout, passionné par cette discipline. Lorsqu'il ne traînait pas avec Aaron, on pouvait le trouver dans un parc en train de croquer les alentours, ou dans son refuge, chez Worldtrack Jerry, une boutique vendant des posters de photographes, et notamment des panoramas incroyables de villes étrangères.

— Ça reste un exutoire, quand l'envie me prend.

Tandis que j'examine son plus grand tableau, celui d'une tour Eiffel baignée dans des lueurs crépusculaires irréelles, le téléphone que j'avais oublié s'agite de nouveau dans ma main.

Je me raidis, ne souhaite plus du tout de discuter avec maman à présent que je suis seule avec mon fantasme sur pattes. Mais il trouverait bizarre que je ne décroche pas.

Une ample inspiration et j'appuie sur la petite icône verte. À cet instant, Zach entreprend de s'en aller pour me laisser de l'intimité. Hey ! Ce n'était pas le plan ! Mais, dès que j'expulse tant bien que mal un « maman » étranglé, son poing sur la poignée s'immobilise.

Mon regard s'ancre à son large dos lorsque, à l'autre bout du fil, un souffle grésille.

— Leyah, ma chérie, j'arrive enfin à te joindre ! Pourquoi tu ne m'appelles pas ?

Les mots se coincent dans ma gorge. La blesser reste inenvisageable, même si je rêve de lui avouer ses quatre vérités.

— J'ai été... très occupée, entre mon job, le repérage des lieux, mes nouvelles rencontres... Je suis désolée.

— Tu as noué des liens ? Et ta colocataire, comment est-elle ? débite-t-elle avec nervosité. Ton père s'est renseigné, des membres de l'Église des saints des derniers jours ont formé une association sur ton campus. Tu devrais les rejoindre. Ils sont très assidus, organisent des séminaires, des prières communes presque tous les jours, se rendent à l'église ensemble...

Je me sens étouffer à mesure qu'elle édicte sa liste de devoirs quotidiens pour complaire au « Seigneur ». Ou plutôt, à notre prophète, et à nos évêques.

— Avec les cours, je n'aurai pas le temps, maman.

Autant être honnête, elle l'apprendra, si je lui mens. Mon père tire bien trop de ficelles pour que j'espère les tromper.

— J'ai préféré intégrer un club de bénévolat. Et ma colocataire est très gentille.

Mon objection lui coupe le sifflet. Dès lors que ça concerne nos obligations, je n'ai jamais rechigné à me tuer à la tâche. J'étais même la première à me dévouer, à entraîner les autres dans mon sillage.

Il est terminé, ce temps-là.

Le silence lourd de désapprobation qui me répond achemine des larmes au ras de mes cils. Pile à l'instant où Zach opère une volte-face, mon besoin d'intimité apparemment jeté aux oubliettes.

— Je déteste l'idée que tu sois si loin. J'ai longtemps essayé de rassurer ton père malgré mes propres réticences, arguant que ta foi était inébranlable, qu'importe l'État où tu te rendrais.

Le faciès du garçon en face de moi s'anime de tics nerveux. Il me rejoint, s'empare de mon téléphone sans me quitter des yeux. Je panique, demeure toutefois immobile. Qu'est-ce qu'il fabrique ? Il ne compte quand même pas... ? À mon soulagement, il se contente d'activer le haut-parleur et me rend mon appareil.

Hagarde, j'entends la voix de ma mère poursuivre.

— Mais, je te sens différente, ma fille. Si l'isolement durant ton adolescence te pesait, tu aurais pu attendre puis partir en mission comme Sarah. Tu aurais découvert le monde en compagnie de tes sœurs de foi. Ton père aurait tout financé, même tes études à l'université. Qu'a-t-on fait de travers, mon cœur ?

Les dents serrées, je me laisse dévorer par les prunelles inquisitrices de Zach. Il doit savoir, il doit connaître la chanson, non ? A-t-il traversé ces mêmes réflexions, cette même culpabilisation ?

Debout devant moi, il attend ma réponse.

Je déglutis, et d'instinct, je ne peux m'empêcher de rassurer ma mère.

— Rien. J'ai juste eu besoin de souffler, de m'éloigner de Salt Lake City pour découvrir ce qui existait en dehors de l'Église.

— Il n'existe que les maux du monde ! s'irrite-t-elle. Ma chérie, si tu ne prends pas garde, ils te corrompront ! Tu dois cultiver ta foi en demeurant près des tiens !

— Je n'ai pas envie ! repartis-je, véhémente. Je veux vivre pour moi, maman, pas pour emmener papa au paradis ! Pour une fois, laissez-moi respirer !

— Être séparée de ta famille après la mort t'indiffère ? se lamente-t-elle, enfonçant un clou supplémentaire derrière mes côtes.

Cette fois, je discerne la joue de Zach qui tressaute.

Je secoue lentement la tête, presque désolée qu'il entende ces propos accusateurs. Désolée qu'il assiste à mon manque de courage quand je reprends d'une voix douce :

— Non, maman. Ne dis pas ça. Je vous aime plus que tout.

Mais comment lui expliquer que je ne crois plus en notre doctrine ? Si notre esprit continue d'exister après la mort, pourquoi Dieu nous séparerait-il, de toute façon ? Et si nous devenons poussière, ces efforts d'une vie auront été vains.

— Alors, tu devrais revenir. Je suis anéantie et ton père est furieux. Il en a parlé à Aaron. Même lui est inquiet. Tu représentes un tel exemple pour tous, ma Leyah. Pour la communauté, pour tes sœurs...

Une larme coule sur ma joue.

Je me déteste de penser qu'elle est injuste.

Le grand brun saisit mon poignet, l'air désapprobateur. Que veut-il que je réponde ?

— Je suis désolée, maman. Je ne peux p...

La ligne se coupe. Le pouce de Zach a glissé sans que j'aie été consultée. Peu importe, il a dû comprendre qu'en entendre davantage m'aurait achevée.

Jamais je n'aurais commis l'affront de raccrocher au nez de maman. Ma poitrine se comprime sous l'effet de la crainte. Je me sens si mal. En l'instant, je prends la seule chose dont j'ai besoin : je m'accroche à son tee-shirt et laisse tomber mon front sur son épaule, en quête de sa chaleur qui me manquait déjà. Tout à l'heure, elle m'excitait. À présent, elle me tranquillise.

Sans s'éloigner, il se tend.

— Tu cherches à la ménager. Pourquoi ? Dis-lui la vérité. Tu veux sortir de la communauté, non ?

Son timbre aussi grave qu'un grondement de tonnerre secoue l'ensemble de mes fibres. Je retiens un sanglot, me serre plus étroitement contre lui.

— Elle s'est dévouée toute sa vie pour ses enfants, et m'a élevée avec beaucoup d'amour. Elle ne mérite pas de souffrir. Pas par ma faute.

Son soupir s'échoue sur ma tempe. Lorsque je sens sa main frictionner mon dos, une douce chaleur s'y répand, allège le poids sur mon plexus.

— Vous n'y échapperez pas. Tout le monde souffrira.

— Comment tu as fait, toi ? Comment tu as surmonté cet éloignement ?

Un ricanement acide secoue sa poitrine, tandis que je recule d'un pas et considère son expression amère.

— Moi, je n'en ai plus rien à foutre.

Toujours accrochée à son tee-shirt, j'entrouvre les lèvres, saisie d'étonnement. La hargne qu'il transpire est terrifiante. Il feint l'indifférence, toutefois, ses pupilles dilatées arrimées en moi crient de colère. De sa main libre, il aspire une dernière taffe de son joint, puis l'écrase contre la porte, avant de le balancer sur son bureau.

— C'est avec mon père que ça a débuté. T'étais peut-être trop jeune pour t'en rendre compte, mais il a longtemps été la cible des ragots.

— Je sais. Je n'ai jamais compris pourquoi.

Zach secoue la tête, plonge les mains dans ses poches, laissant sur mon dos une sensation de givre.

— Parce qu'il a perdu la foi. Quand on était gamins, mes frères et moi, on était parfois victimes de propos racistes de la part de nos camarades de classe. On n'était pas dignes du Royaume céleste parce qu'on n'avait pas la peau blanche. Des mots qu'ils entendaient chez eux, et qui nous déstabilisaient. Ce qui a mené mon père à ouvrir les yeux, quand il a découvert les écrits racistes dans le livre des mormons. Des parties discutées et étouffées par les adeptes actuels qui refusent de s'y confronter. Ma mère étant amérindienne, ça a bouleversé son univers. On était des descendants des Lamanites, et on pouvait espérer que notre peau blanchirait si on accomplissait des bonnes actions... Mon père a commencé à ouvrir sa gueule, à ne plus se rendre à l'église, à remettre sa vie en question, alors que notre mère s'accrochait à sa foi malgré tout. Incapable de nous abandonner, il s'est mis à boire et les commérages se sont multipliés. Avec le reste de la famille, on continuait de courber l'échine devant la communauté pour garder la face.

C'est vrai, les autorités religieuses nous ont toujours conseillé de nous éloigner des membres qui quittaient l'Église, d'ignorer leur discours corrompu par le mal.

La peur déploie ses tentacules dans mon ventre.

Ce n'est que lorsque Zach saisit mes épaules et les serre que je réalise que je les avais contractées. L'expression assassine, il poursuit son laïus.

— Son cancer s'est développé. Ces amis si vertueux ont estimé que le temple n'avait pas à dépenser de trop grosses sommes d'argent pour un ennemi de la communauté. Même s'il s'agissait de médicaments pour lui sauver la vie.

Je déglutis, sens les aiguilles de l'injustice percer mon épiderme.

— Ma mère s'est réveillée à sa mort. Elle a tout envoyé valser, s'est intéressée aux arguments de papa et a décidé qu'elle ne resterait pas une minute de plus au sein de cette secte. Mes grands-parents et mes oncles ont réussi à endoctriner le reste de ma fratrie, mais j'ai préféré la suivre. Tant pis pour les conséquences.

Son histoire me déchire. Il me captivait, et pourtant, je n'avais pas conscience de ce qu'il traversait. Un véritable voile de mystères s'était abattu sur les Graham. Notre génération n'en discutait pas au sein des séminaires et de nos diverses activités.

— Quelles conséquences ? osé-je demander.

Il s'éloigne de moi, part s'avachir sur la chaise de son bureau avec nonchalance.

— On n'avait pas un rond. Ma mère a foutu sa santé en l'air en accumulant les jobs pour m'offrir une vie décente. Ça n'a contribué qu'à augmenter ma colère, et davantage envers ma famille. Nos amis n'ont jamais cherché après nous, et ses autres enfants refusent toujours de la contacter.

Il capte mon regard avec férocité.

— Voilà ce qui t'attend, Leyah. Toi, ils te poursuivront, ils essaieront de te faire changer d'avis comme avec mon père. Si tu leur tiens tête, alors ta propre famille te reniera, jusqu'à ce que tu daignes retrouver la raison.

Cette perspective enroule un foulard menaçant autour de ma gorge.

— Non, geins-je en secouant la tête, dérivant sur ses illustrations urbaines. Mes parents m'aiment énormément, j'ai toujours eu un comportement exemplaire. Et si je m'éloigne de l'Église, je le ferai sans tenter de les embrigader. S'ils sont heureux là-bas, qu'ils y restent. Mes sœurs n'auront aucune raison de m'en vouloir, et Aaron... (Les larmes reviennent taquiner mes cils.) On est si soudés, il ne me tournera pas le dos !

Un blanc s'ensuit, suspendu dans les airs avec mes espoirs. Je rive à nouveau mon attention sur Zach et sa drôle d'expression. C'est à son tour d'être fuyant. Je m'approche, me plante devant lui.

— Mes frères ont renié leur propre mère, cingle-t-il pour renforcer sa théorie. C'est ce qui caractérise une secte, Lexmo. On a grandi là-dedans sans s'en apercevoir, et quand tu décides que t'attends autre chose de la vie, ils lavent le cerveau de tes proches pour qu'ils te rejettent. Pour que tu changes d'avis et retournes chercher leur soutien, leur amour soi-disant bienveillant.

— Je suis sûre que tous ne sont pas comme ça ! Il y a tant de personnes formidables dans la communauté. Mes parents et moi, on a aidé énormément de gens. Mon choix les choquera, il leur faudra du temps pour digérer, mais ils n'iront pas jusqu'à me bannir de leur vie.

Un sourire cruel étire l'une de ses commissures.

— Chiche ?

Cette rage qui déferle en lui m'ébouillantera, si je m'en approche de trop près.

Bien sûr, j'ai un besoin vital de mettre de la distance avec ma famille, avec les adeptes. J'éprouve moi aussi une forme de colère pour avoir tant donné à une institution qui, pendant des années, nous a floués, à Provo. J'en veux à mon père pour être si intransigeant et pour avoir porté des œillères durant des années. Dire que je me suis mise à nu devant un... (Je secoue la tête, chasse ces souvenirs nauséeux.) Il n'empêche que j'ai besoin d'eux dans ma vie.

Zach a plutôt l'air de s'en sortir, à présent.

Je fixe les bonbons à l'orange posés sur son lit, me rappelant le goût de mon premier baiser. Aucune gêne ne me gagne, rien que du chagrin pour avoir ignoré la douleur qu'il ressentait à cette période. Ah ! Ah ! Mon bisou a dû le laisser de marbre. Une broutille ridicule au sein d'une déferlante de problèmes.

— Est-ce que tu regrettes ? lui demandé-je. Malgré les raisons qui m'ont poussée à partir, je ne leur en veux pas comme toi. Je sais qu'ils sont tous endoctrinés par quelque chose qui les dépasse.

Ses muscles roulent sous sa peau tatouée. Il triture le mégot d'un nouveau joint du bout des doigts, joint qui me laisse penser que finalement, tout ne va peut-être pas si bien dans sa vie.

— Je ne regrette pas d'avoir quitté ces hypocrites, nan. J'ai juste du mal avec la tournure qu'a prise notre vie. Ma mère a rencontré ce mec... Gideon McAllister, crache-t-il avec un mépris tranchant. PDG de GoldElevator, entreprise millionnaire spécialisée dans les ascenseurs et escaliers mécaniques qui étale son emprise sur la moitié du globe. Ce type plein aux as n'a pas courtisé ma mère longtemps, elle a dû être séduite par le confort de vie qu'il nous offrait sans déceler le revers de la médaille.

Il inspire un coup, me darde de ses yeux rouges desquels ressortent ses iris lumineux. L'éclair qui les traverse m'effraie, comme si Zach se demandait ce qu'il fabriquait ici, avec moi.

— Quel revers ? tenté-je, pas rassurée.

Il se cale sur le dossier, scanne rondement la pièce en la désignant du menton.

— C'est un manipulateur. Il traite ma mère comme de la merde, conscient de la misère de laquelle il l'a sauvée. En contrepartie, il m'a enseveli sous les cadeaux, sachant que je n'en avais rien à branler. Tant que ça la touche, elle.

— Tu n'as pas essayé de lui parler ?

Il hausse les épaules, s'empare d'une boîte en métal, sur son bureau, où sont entassées son herbe ainsi que des feuilles à rouler.

— Bien sûr que si. J'ai foutu le bordel, jusqu'à me barrer pour signifier mon désaccord. Je suis revenu la queue entre les jambes, ricane-t-il. Mes potes n'allaient pas m'héberger indéfiniment. Et puis, c'était ça ou elle le quittait et retournait s'épuiser pour moi. Son plus grand rêve, c'était que j'entre à l'univ', même si je lui avais promis qu'après l'obtention de mon bac, je bosserais pour l'aider. Gideon a offert de payer mes études universitaires, bien entendu. Ils se sont ensuite mariés. Ce connard s'est protégé avec un contrat prénuptial bétonné, sous prétexte que son ex-femme s'est barrée avec la moitié de sa fortune. Ma mère se retrouverait fauchée si elle le quittait. Alors, j'ai feint d'avoir mûri, de me ranger, pour ménager ses sentiments. Je ne veux pas la voir encore plus malheureuse.

Il en parle comme si l'investissement de son beau-père dans ses études était une abomination. Je comprends son point de vue, c'est toutefois une opportunité de taille.

— La condition pour que Gideon m'offre un avenir respectable : que je me spécialise dans les affaires. GoldElevator se transmet de père en fils. Ce maniaque du contrôle s'avère être stérile. Et ses seuls choix sont : moi ou un enfoiré de cousin qu'il ne peut pas piffer. Il m'a obligé à taffer avec lui durant mes étés pour apprendre les ficelles du métier, voyant en moi une sorte de beau-fils prometteur. Alors, certes, je me ferai un paquet de thunes si je m'y prends bien, je pourrai même sortir ma mère de ses griffes, au final, mais on a quitté une cage pour s'enfermer dans une nouvelle prison. Dorée, ouais. Mais une prison quand même.

Touchée, j'encaisse l'impact de ses émotions.

— Ça m'a étonnée que tu ne sois pas en architecture, remarqué-je alors, la gorge nouée de chagrin.

— Je me suis inscrit à certains cours, mais à quoi bon ? grogne-t-il en allumant son énième joint.

Il a sélectionné une mineure en architecture ? C'est qu'au fond, il garde espoir ! C'est l'interprétation à laquelle je veux croire, parce que Zach possède un talent notable. Il est capable de reproduire des paysages urbains avec une précision époustouflante, tout comme il s'amuse à les déformer dans des styles artistiques déjantés. Cependant, la façon dont il se détruit la santé devient évidente. J'attribuais ça à la vie en fraternité, mais contrairement à lui, les autres réservent les excès aux fêtes.

La tristesse me dévore. La peur, aussi.

— Tu ne devrais pas fumer autant. Tu ignores de quoi demain sera fait. Peut-être que ta mère ouvrira de nouveau les yeux. Peut-être que Dieu, ou qui que ce soit, a tracé pour toi un destin différent. Tu devrais mettre les chances de ton côté !

Ses sourcils se froncent derrière la volute de sa première bouffée.

— Je « devrais » ? Tu as conservé tes manies en venant ici. Ne fais pas ta moralisatrice, s'il te plaît. Pas après m'avoir gerbé dessus, ricane-t-il.

— Mais, enfin ?! Je dis ça pour ton bien ! Tu devras être paré à contre-attaquer, si un jour tu en as l'opportunité !

Cette fois, c'est un sourire malin qu'il me dédie, l'œil plissé.

— Pfff, je ne sais pas ce qui m'a pris de te déballer ma vie. Tu devrais essayer, au lieu de jouer les saintes, dit-il en me proposant sa drogue de hippie.

J'espérais surtout l'encourager ! Pour une fois que nous échangions sur des sujets profonds. Misère !

Son tube rempli de substance inquiétante investit mon champ de vision. Tente-t-il d'esquiver le fond du problème ? M'entraîner dans sa débâcle pour m'empêcher de l'en sortir ?

— D'accord, j'expérimente ce que j'ai manqué en tant que jeune fille dans la fleur de l'âge, mais... tu veux me détériorer ? le grondé-je, les poings sur les hanches. Je ne suis pas certaine qu'enchaîner le café, le thé, l'alcool et le cannabis quatre jours d'affilée soit excellent pour ma santé ! Ensuite ce sera quoi ? De l'héroïne ? Dans un mois, je finirai junkie sous les ponts à me prostituer juste pour l'adrénaline.

Un rire passablement rauque et tout aussi mélodieux vibre dans sa gorge. Nom d'une demi-lune, son sourire est si magnifique qu'il me faudrait des lunettes solaires pour le contempler !

— C'est le but, oui, se moque-t-il.

Il n'en démord pas, le malotru me tend son joint du bout des doigts !

— T'as oublié le relooking dans ta liste. Tu m'as laissé entendre que tu voulais plaire aux mecs. C'est pour ça que t'as rendu les rideaux qui te servaient de fringues à granny Dina ?

Je ne l'ai pas vue venir, celle-là ! Il se souvient du prénom de ma grand-mère ? Droite comme un piquet, j'écarquille les yeux, tandis qu'il désigne ma tenue de son mégot.

— Je ne m'habille pas avec les rideaux de...

Ma phrase reste en suspens. Bien sûr, il se moque de moi ! Je secoue la tête.

— Je... hum, j'essaie de m'intégrer. Il faut dire que, tout comme chez moi, l'apparence semble importante ici.

— Sans blague. Elle en dit parfois long sur qui tu es. Allez, tiens. Dans ta quête spirituelle d'ex-religieuse ultra-chiante, tu voudras expérimenter. Je préfère que ce soit avec moi qu'avec un autre connard du campus qui tenterait d'en tirer avantage.

Mon cœur exécute trente-six bonds. Je suis partagée entre cette nouvelle moi avide de découvertes et mon côté altruiste désirant la sauver de sa pente glissante. Je n'ai pas le temps de trancher, cependant. Il se lève, s'approche et plante son bâton d'herbe entre mes lèvres d'une manière si sexy que je manque de lui happer les doigts tout entiers, comme s'il s'agissait de sucre d'orge.

Peut-être trouverait-il ça bizarre...

Nous sommes si près l'un de l'autre. Des ondes invisibles aimantent nos visages. De la même façon qu'on était soudés par notre bras, en bas, sur le canapé. Je me sens toute petite face à sa carrure athlétique, incapable de lui refuser quoi que ce soit. Alors j'aspire. Une chaude fumée envahit ma bouche, flirte douloureusement avec ma gorge avant que je ne recrache tout en toussant sur son expression hypnotique.

Bon sang, mais que trouvent-ils d'agréable dans cette consommation de substances addictives et délétères ?

Ses lèvres charnues s'étirent.

— Tu crapotes.

— Ça n'a pas très bon goût, me défends-je dans un reste de quinte, mon sang battant dans mes veines avec frénésie.

J'ai l'impression de commettre la pire infraction de ma vie. Avec la meilleure compagnie que je pouvais espérer.

Il reprend son joint, densifie la brume qui nous entoure sans s'éloigner. Sa proximité m'étourdit. À moins que ce soit cet excès de toxicité dans laquelle je baigne depuis qu'il m'a rejointe ?

Y a-t-il un autre domaine dans lequel il voudrait être le premier ?

Hum...

— Alors, tu acceptes de me tenir la main durant mon immersion ? Tu as pu te dégager du temps, depuis hier ? le provoqué-je.

Il me jette son insolence en pleine face, faisant rougir la mienne, de face, jusqu'aux oreilles.

Note à moi-même : toute utilisation de blush au cours de ma vie serait totalement superflue.

— Ça pourrait égayer ma si triste vie formatée, ouais, dramatise-t-il.

Je mords ma lèvre inférieure, me sentant toute chose quant à la tournure que prend la discussion.

— Et pendant combien de temps daigneras-tu me guider ?

Il mime la réflexion, l'index sur le menton, comme s'il était en plein calcul, puis s'éclaire :

— Appelle-moi « maître Yoda » pendant ta première année. Je crois qu'ensuite, je n'aurai plus rien à t'inculquer.

Maître Yoda ?

— Yoda ? C'est ton deuxième prénom ?

À son tour, il mordille sa lèvre, qui semble si appétissante, sans se départir de son rictus narquois.

— Ouais, c'est ça.

Oh... sûrement ses origines amérindiennes. Je n'aime pas trop, mais je ne voudrais pas le froisser ou insulter sa mère.

J'opine, me décide à jouer franc-jeu. À commencer, du moins.

— Alors, Yoda, hum...

— Maître Yoda, insiste-t-il, un rire dans la voix.

Je roule des yeux, tout excitée par ce nouveau lien entre nous.

Une ample inspiration et je lance :

— Ça tombe bien, car, cette première année... J'AI DÉCIDÉ QUE JE PERDRAI MA VIRGINITÉ !

Mince !

Je porte immédiatement ma main devant ma bouche.

Mais pourquoi dois-je mugir comme une vache dès que j'évoque ma pureté ?

Mon embarras s'accentue lorsque Zach s'étouffe avec sa taffe. Décontenancé, il balaie la fumée à grand renfort de bras pour en libérer ma tête. Exit sa jolie insolence, bonjour la réprobation.

Les doigts joints derrière le dos, je baisse le menton.

— Mes parents étaient très intrusifs, je n'ai jamais eu l'occasion de... tu sais. Offrir ma petite fleur de vertu.

Il s'éloigne d'un coup, écrase sa tige dans son cendrier sans détourner son regard scandalisé de ma personne.

— Ta petite fleur de vertu ? répète-t-il dans un souffle stupéfait.

Je hoche la tête.

Sa réaction me mortifie. J'espérais qu'il serait bien plus à l'aise avec le sujet, et surtout, qu'il comprendrait ma position, étant donné notre enfance commune.

Il se racle la gorge, part s'asseoir sur son lit, les coudes sur les genoux et l'air bien embêté.

— C'est un domaine dans lequel maître Yoda pourrait m'épauler ? Après tout, sa réputation le précède.

Le front plissé, il me détaille longuement sans mot dire, et instaure dans chacun de mes membres une tension insoutenable.

— Je ne suis pas certain de mes aptitudes dans ce domaine. Je ne te recommanderai aucun de mes potes, et franchement, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, marmonne-t-il.

Ses potes ? Je ne veux pas de ses potes ! Je le veux lui ! Il est mon premier choix ! Je rêve de son corps contre le mien, de vivre ma propre aventure à la Élite, pour éteindre l'incendie de malheur qui tempête en moi !

— Pourquoi pas ? Je suis certaine que la plupart des filles ont déjà expérimenté la chose, argumenté-je, songeant à cette Kelly qui lui a bavé sur les lèvres.

D'ailleurs, ne sort-elle pas avec Derek ? Est-ce de cette façon qu'ils se « partagent » leurs conquêtes, comme l'a mentionné Brenda ?

Saperlipopette. Alors pourquoi joue-t-il les prudes ?

— Tu ne préférerais pas que ça arrive naturellement ? Tu sais, sortir avec un gars, tomber amoureuse, tout ça... ?

Le même discours que Yuri. Je n'ai pas besoin de tomber amoureuse pour éprouver du plaisir ! Sortir avec un garçon, bien sûr, mais je suis déjà passée par là, cela demanderait du temps et de l'investissement. Sans hésitation, je m'ébroue.

— Pas besoin. Je fantasme dessus depuis que je suis jeune, et la culpabilité qui en a découlé m'a torturée durant des années. J'avais l'impression que chaque pensée inconvenante représentait un pas qui m'éloignerait de ma légitimité à être avec ma famille pour l'éternité. Depuis un an, maintenant, j'ai décidé que je franchirai ce cap à l'université, coûte que coûte ! J'ai toute ma vie pour attendre l'amour.

L'air méditatif, il s'incline en arrière, s'appuyant sur ses coudes dans une position alléchante qui invite à la débauche. Si seulement il me laissait le prendre en photo, je pourrais le mater tous les soirs en repensant aux sensations de mon premier baiser !

— Tu laisserais n'importe qui te dépuceler ? grince-t-il, claquant sa langue sur son palais. Même si tu considères cet instant comme un cap à franchir, mieux vaut en garder un bon souvenir, tu ne crois pas ?

— Pas n'importe qui, voyons ! Un garçon qui me plaît !

Il me jauge avec perplexité, enfonce ses billes trop claires pour sa carnation caramel dans mon cerveau. Vraiment, il paraît mécontent. J'en ignore la raison.

— Comme West ?

West ?

J'y songe avec le plus grand sérieux.

— C'est vrai que West est canon, confessé-je en m'appuyant contre son bureau. On dirait que je lui plais, et il doit être expérimenté...

— Trop expérimenté pour prendre soin de ses conquêtes, me coupe Zach. C'est un beau parleur égoïste, ne t'approche pas de lui !

J'aimerais lui répéter qu'il n'a pas à me dicter ma conduite, mais n'est-ce pas précisément ce que je lui ai demandé ?

— C'est une directive de maître Yoda ou une façon pour Zach d'éloigner de son cercle un vestige de son passé ?

— Les deux à la fois, sourit-il sombrement.

Un soupir las m'échappe. Mon regard devient fuyant et j'enfonce mes mains dans les poches de mon jean, quasiment sûre que dans cinq minutes, le sang sera incapable d'irriguer mes doigts tant ce vêtement est serré.

— West n'est pas mon premier choix.

— Ah non ? Liam, peut-être ?

Est-ce possible d'être à ce point à côté de la plaque ? Ne se souvient-il pas de nos au revoir à Provo ? Ça s'est déroulé si vite, peut-être qu'il me confond avec une autre.

— Hum... Il y a ce garçon dont le souvenir est gravé dans ma mémoire, chantonné-je. Je lui ai offert mon premier baiser sur un coup de panique...

À l'instant où je prononce ces mots, le faciès de Zach se fige. Ce qui, par conséquent, grignote le courage qu'il m'a fallu pour me lancer. Puisque je suis brave, je poursuis :

— J'avais peur que l'occasion ne se représente jamais, et il hantait mes pensées depuis l'enfance. J'ai défié tous les interdits et me suis jetée à son cou.

Oh là là ! Mes oreilles se mettent à brûler. Je risque de rentrer en combustion avant la fin de ma confession. Une flamme géante dans cette chambre pleine de tableaux inflammables, ce n'est pas bon du tout !

— J'en garde un merveilleux souvenir. Et... ce garçon a toujours eu une place spéciale dans mon cœur. Alors, je crois que partager cette première fois avec lui serait tout aussi génial.

Ça y est !! Je l'ai dit !! J'ai formulé ma demande à voix haute.

Haaan !

Zach demeure immobile, ses yeux fixés sur moi avec intensité et autant de flegme, comme s'il ne se sentait pas concerné le moins du monde.

Mon ventre se tortille ! J'ai du mal à respirer ! J'ai chaud ! Je trépigne ! Mes veines vont exploser ! Appelez une ambulance !

Vite, il doit réagir avant que je ne fasse une syncope !

À sa profonde inspiration, je note enfin l'extrême tension de ses muscles. Ah ! Ça ne l'a pas laissé de marbre.

— C'est malheureux que ce jeune homme ait disparu, se contente-t-il de répondre.

Ah ?

Je bats des cils, hébétée.

— En fait... il n'a pas disparu, l'informé-je, très premier degré.

— Si, me contre-t-il, abrupt. Il n'est plus du tout celui que tu as connu.

— Tout comme je ne suis plus celle que j'étais. Je... ne fantasme pas sur un adolescent de seize ans !

Ou peut-être que si ?

Non ! La version adulte de Zach est tellement plus attirante !

À ma surprise, ses yeux s'égarent sur l'ensemble de mon anatomie. Il me soupèse, le front barré d'un pli aussi profond que mon incompréhension.

Si je dois me déshabiller pour le convaincre, je m'y mets sur-le-champ. Et il devra s'estimer heureux, car il n'y a que pour lui, et lui seul, que je suis capable de me dévergonder ainsi. Enfin, je m'évanouirais avant la fin de mon strip-tease, mais l'intention est là.

— Oublie cette idée. Aucun risque que ce mec s'aventure à dépuceler une ex-nonne assoiffée de sensations fortes. C'est pas son truc, ta désillusion sera sévère. Tu ne voudras plus jamais écarter les jambes et finiras vieille fille, la chatte remplie de toiles d'araignées.

Quoi ?! Il n'imagine pas comme il se trompe.

Je reste les bras ballants, sans savoir quoi répondre. La déchirure dans mes entrailles me prend de court. Je ne l'avais pas anticipée. Frustrée, je serre les poings avec l'envie d'arracher ce joint de sa bouche ensorceleuse.

Ses mots sont cruels, pourtant, son regard est chargé de sollicitude. « Ex-nonne ». J'ai beau lui prouver que je ne veux plus de cette étiquette, il me la renvoie en pleine face. D'accord, je n'égale pas encore Kelly, je ne me suis pas totalement affranchie de cette communauté qu'il exècre, et je ne prends pas le même plaisir que lui dans la débauche, mais est-ce si important ?

Il n'ajoute rien, ne revient pas sur la mention du baiser que nous avons partagé.

Je ne m'imaginais pas que sa réponse me heurterait, quelle qu'elle soit. Depuis que je l'ai retrouvé, malgré la distance qu'il nous impose, je croyais qu'il sauterait sur l'occasion de coucher avec moi – ou n'importe quelle fille un tant soit peu désirable –, étant donné son style de vie actuel.

C'est vrai, une de plus, une de moins, qu'est-ce que ça change ?

Sûrement que je ne suis pas assez désirable.

J'ai la certitude qu'hier, pourtant, il me matait. Quand il est descendu dans le salon de jeux aussi, il m'a reluquée de haut en bas sans s'en cacher.

Est-ce à cause du vomi ? Je n'ose pas demander. Je reste debout, devant lui, à observer ses tableaux pour me donner contenance, feindre que ça me laisse indifférente.

— Peut-être que West fera l'affaire, après tout, essayé-je de me convaincre.

— Nan. J'ai interdit à mes potes de te toucher, tranche-t-il avec indolence.

Il hausse les épaules, un sourire frondeur capable de me faire ramper à ses pieds.

Je le mitraille d'un regard furieux. Je rêve ou ça l'amuse ?!

— Va falloir que tu te trouves un gentil garçon digne de toi, pour te déflorer comme il se doit. Et notre accord veut qu'il ait mon approbation. Alors, bonne chance, Lexmo !

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note de bas de page: 

Le Livre de Mormon raconte l'épopée d'anciennes civilisations amérindiennes descendantes d'Hébreux qui auraient fui la Palestine en 600 avant Jésus-Christ sous la direction du prophète Léhi. En terre promise (soit en Amérique), ils se seraient divisés en deux groupes : les Néphites, descendants de Néphi, fils fidèle de Léhi, et représentés comme bons car obéissants à Dieu ; et les Lamanites, descendants du fils rebelle Laman, et perçus comme méchants car désobéissants aux lois divines. Afin de mieux distinguer les Néphites des Lamanites, Dieu aurait maudit ces derniers par une peau sombre. (Chrystal vanel, "Les Amérindiens : des Lamanites à sauver", Publié sur ReLRace)

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