Chapitre 3

Thea Mareschal


Notre dernier colocataire devait arriver fin de matinée. Je proposais de rester pour l'accueillir, mais Andy décréta vivement qu'elle voulait faire une virée shopping afin de trouver de la décoration pour nos chambres pratiquement vides. La connaissant, je savais que la mission « décoration » allait très vite l'emmener -et par conséquent, moi aussi, mais de manière contrainte et forcée- dans la quatrième dimension, et nous ne serions pas rentrées avant le début de la soirée. Pas que je m'en plaignais, mais j'étais curieuse de voir la dernière personne avec laquelle j'allais vivre durant l'année à venir (au moins). Arthur étant l'habitué de l'appartement, il se désigna pour l'accueillir et me poussa sur le pas de la porte en me souhaitant bonne chance.


Andy était déjà partie loin devant en sautillant et me faisait signe de me dépêcher. C'est donc avec un soupir de résignation que je refermai la porte derrière moi en me disant qu'avec le sourire d'Arthur, le nouveau venu ne pouvait pas se plaindre d'un accueil dénué de chaleur.


À mesure que nous nous dirigions vers le centre-ville, le calme serein, presque fantomatique -pour ceux qui ne savaient pas l'apprécier- des quartiers résidentiels ainsi que l'air léger et parfumé par les cerisiers en fleur laissaient place à des bâtiments plus imposants, plus travaillés, étouffant la nature et la réduisant en quelques arbres contrôlés et taillés. L'air prit une odeur plus neutre, parfois teinté de la citronnelle contenue dans les produits nettoyants.


L'ambiance y était tantôt innocente, avec les enfants qui jouaient à chat ; tantôt, elle se tendait brièvement le temps de laisser passer un trois-pièce crispé, slalomant entre les passants et courant après le temps dans ses chaussures de ville cirées. Elle y était surtout joyeuse, teintée par les rires émanant des conversations des terrasses.


C'était un camaïeu de sensations qui me submergeait et, sans m'en rendre tout de suite compte, j'avais ralenti l'allure afin d'observer la façon dont tous ces gens s'activaient. C'était comme si on avait donné un coup de pied dans une fourmilière en ce point précis, alors qu'à un kilomètre à peine de tout ça, s'y trouvaient les galeries, tranquilles et protégées par toute cette effervescence centralisée. Chacun vivait et abordait les choses d'une manière unique qui leur était propre, parfois si semblables les unes par rapport aux autres et pourtant tellement différente.


Je m'imprégnais de tout ça, m'en enivrait. J'avais envie de tournoyer au milieu de tout ce monde en en demandant encore. La ville était l'une de mes quatrièmes dimensions à moi.


Néanmoins, Andy m'en tira vite afin de m'emmener dans la sienne : lèche-vitrine.


Au plus le temps dans les boutiques passait et au moins je m'estimais « dedans ». Je trouvais que mon amie s'exaltait trop devant un simple bibelot ou qu'au contraire, prenait un air trop détaché devant d'autres. Elle m'avait l'air d'en faire trop ou pas assez. Aussi, je me rendis à l'évidence : elle n'était pas satisfaite non plus. Mais quand je lui fis part de mon envie de rentrer, elle secoua la tête et m'emmena vers une énième échoppe en décrétant qu'elle était loin d'avoir trouvé ce qu'elle cherchait. Elle continua ainsi tout l'après-midi. Les heures passèrent, ne m'inquiétant pas  plus de son comportement. On ne s'était plus vue depuis un moment. Je ne pouvais avoir la prétention de la connaître comme avant.


Pourtant, ce fut bien une faute de gout qui la trahit. Alors qu'elle allait me tirer vers une boutique emplie de vieilleries poussiéreuses, elle s'exclama :


-Regarde, il y a des choses toutes mignonnes là-bas !

Je freinai des quatre fers.

-Tu n'es pas sérieuse ?

Elle sembla remarquer sa bourde car elle se corrigea.

-Oui, bon, de loin ça me paraissait sympa... Viens on va aller voir par là.


Je ne bougeai pas d'un pouce. Tout d'un coup, cela me frappait. Andy, la reine de l'organisation et de la sociabilité qui ne voulait pas accueillir notre dernier colocataire. Andy qui nous emmenait dans des magasins plus fades les uns que les autres. Andy qui en faisait des caisses pour pas grand-chose. Andy qui était affublée d'un air absent alors qu'elle aimait clamer que le shopping a des vertus curatives pour n'importe quel mal. Il me semblait bien que quelque chose n'allait pas dès le départ.


-Qu'est-ce que tu ne me dis pas ?

Elle mordilla sa lèvre inférieure et détourna les yeux.

J'ai donc vu juste.

-Viens, dis-je. On va boire un verre.


Je m'affalai sur une chaise en terrasse et, attendant la glace que nous avions commandé, croisai mes jambes en dessous de la table et mes bras sur ma poitrine. Une boule s'y était formée à mesure que le silence de mon amie se faisait plus pesant. J'avais le pressentiment que son histoire n'allait pas me plaire.


Elle brisa le silence.

-Je dois t'avouer quelque chose.


L'agacement me monta au nez, qu'elle dise quelque chose que je ne sache pas déjà ! Mais je me gardai bien de lui faire la réflexion et l'invita à continuer.


-Je ne suis pas venue seule. En...

Le carillon se mit à sonner les coups de dix-huit heures que je maudis intérieurement en serrant les dents.

Andy inspira.

-Enzo est là aussi.


Je lâchai la petite cuillère pleine de glace que j'apprêtais à porter à ma bouche. Elle se répercuta sur mon assiette avec un bruit aigu de vaisselle qui s'entrechoque. Je n'avais pas besoin de tourner les yeux pour savoir que quelques têtes s'étaient tournées vers nous. Je me forçai à fermer ma bouche toujours ouverte.


Le silence était revenu. Andy serrait les cuisses et se dandinait penaude sur sa chaise.


-Pour combien de temps ?

-Pardon ?

-Pour combien de temps est-il ici ?

-Je ne sais pas, il ne m'a pas dit. Ce n'est même pas sûr qu'il repartira.

J'essayai de cacher le tremblement d'anxiété de mes mains.

-Et tu comptais me le dire quand ?

-Je te le dis maintenant.


Cela ne servait à rien de continuer à argumenter.


-Dis-moi. Je t'en prie Andy dis-moi que tu n'étais pas au courant avant d'arriver ici. Dis-moi que tu es venue pour moi et pas parce qu'il te l'a demandé.


Elle se mordit la lèvre inférieure.


Merde. Putain de merde.


Je me levai brusquement et déposa un billet sur la table avant de m'en aller sans un regard en arrière. Pourquoi avais-je une sensation de déjà vu ? Ah, oui, car c'est exactement ce qui s'était passé trois ans auparavant.


-Thea ! Thea attends, je... Il a appris que je comptais te rejoindre. Je te jure il a pris sa décision après la mienne.

-Et tu ne m'as rien dit ? Pas une seule fois tu ne t'es demandée pourquoi je suis partie ? Qu'il devait y avoir une raison ? Cela ne t'a pas traversé l'esprit ce que cela pouvait me faire ?


D'un coup, elle reprit toute la contenance qu'elle avait perdue.


-Non. Tu es partie. Martela-t-elle en insistant sur le « tu ». Tu nous as laissés comme des cons sans aucune justification. Jamais je n'ai osé aborder le sujet avec toi car je me doutais que cela devait rester sensible, mais si on est dans le flou, c'est par ta faute. Tu as tiré un trait sur tout ce qu'il y avait là-bas, sur nous tous. Nous ne te devons rien et nous allons où bon nous semble.


Ce fut à mon tour de me mordre la lèvre. Il y avait une part de vrai dans sa tirade. J'étais partie avec un vulgaire « au revoir », sans aucun regard en arrière. J'avais coupé les ponts avec tout le monde sauf elle.


Je reculai d'un pas. Il ne fallait pas que je m'effondre, pas maintenant, pas alors que je savais que ce ne serait que le début de mes problèmes.


-Je...

Je, quoi au juste ? Je suis désolée je n'aurai pas du partir avec un simple signe las de la main ? Je m'en voulais un peu, oui. Mais même si Hermione Granger me prêtait son retourneur de temps, je suis sûre et certaine que le résultat aurait été le même.


Et si tu pouvais revenir jusqu'à « ce » moment ? me souffla une voix.

Je me serrai les biceps de mes mains. Mes jointures me faisaient mal. L'air me manquait et mon souffle se fit plus rauque.

Andy dut remarquer la tempête qui avait lieu en moi car elle me prit les mains.


-Excuse-moi. Je ne pense pas ce que je viens de dire. Je n'aurais pas dû m'emporter.

Bien sûr que si elle le pense, me susurra la voix.

Tais-toi.

-Thea, reprit Andy. Thea regarde-moi.

Et c'est ce que je fis. La peine se lisait dans ses yeux.


Elle esquissa un faible sourire.

Tu ne peux pas craquer Thea. J'inspirai et comptai jusqu'à trois. J'expirai longuement en comptant jusqu'à six.

Mentalement, je m'imaginais recoller les morceaux de ma carapace qui étaient tombés. Ma respiration se calme.


-N'en parlons plus. Ma voix était éraillée. Je m'éclaircis la gorge.

Les minions dans ma tête s'attelaient à recoller les derniers morceaux.

J'avais vraiment une amie en or car elle enchaina directement.

-On rentre ? J'ai hâte de voir le nouveau venu.


Il ne fallut pas plus d'un quart de seconde à mon cerveau pour définitivement balayer le début de déluge qui menaçait dans ma tête, pousser sur le bouton « tout-va-bien-dans-le-meilleur-des-mondes », et sauter sur la perche tendue.


-Tiens, tu es impatiente de le rencontrer maintenant ? Ce n'est pas l'impression que tu m'as donnée aujourd'hui.

Ma voix était aussi limpide que de l'eau de roche.

Super glue avec séchage ultra rapide. Merci les gars, bon boulot et au repos.

Elle hésita un moment.

-C'est parce que pendant un instant, l'idée m'a traversé l'esprit que cela pourrait être Enzo, notre dernier colocataire.

Je me figeai un instant.

-Tu ne crois pas que ?


Les minions s'arrêtèrent, prêts à recoller d'autres morceaux.

-Ne t'inquiète pas, je lui ai envoyé un message, il m'a répondu que la colocation n'était pas son truc et qu'il avait pris un petit appartement pour lui seul.


Je soupirai de soulagement. Mes minions intérieurs aussi. Tout bien réfléchi, c'est vrai que la vie en communauté ne devait vraiment pas lui aller.


-C'est pour ça que tu m'as éloignée toute la journée ?

Elle rit.

-Oui, c'est stupide non ?

Je m'esclaffai avec elle.


C'est bras dessus, bras dessous que nous arrivâmes à notre appartement. Je n'eus pas le temps sortir ma clé que la porte s'ouvra. Ma vue brouillée par les larmes de rire, je crus d'abord voir Arthur. Alors que je m'apprêtai à le rabrouer pour avoir gâché mon plaisir d'ouvrir la porte de mon chez-moi, je perçus une aura pesante autour de moi.


Ce n'était pas Arthur qui était face à moi dans notre colocation.


Il était grand, très grand. Il avait cette peau bronzée qu'il gardait toute l'année et des cheveux châtain foncé -légèrement éclaircis par le soleil- qu'il portait court. On ne pouvait oublier un visage comme le sien. Il avait des traits masculins harmonieux, une mâchoire plus carrée que dans mes souvenirs ainsi des lèvres pleines et pincées. Mon regard était rivé à ses yeux en amande d'un bleu cobalt pur qui semblait transpercer tout mon être à chaque fois qu'ils se posaient sur moi.


Les nuages noirs avaient envahi ma tête et grondaient dans mes oreilles.


-Gabriel. Soufflais-je.


Et alors, la réalité me frappa comme l'éclair. Elle était dure, cruelle et sans appel. Tout ce que j'avais fui durant ces années m'avait rattrapé en l'espace d'une journée. À croire qu'il suffisait de se dire qu'on peut enfin être heureux pour que la vie, déesse machiavélique, ne se ramène dans la seconde, agite son sceptre en ricanant « attend un instant », avant de faire s'effondrer toutes nos maigres fondations déjà bancales.


Le tonnerre vint après la foudre, créant un bourdonnement cacophonique dans mon crâne et me martelant ces quatre mots en boucle :


Ils étaient tous venus

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Hello à tous, c'est la première fois que je m'adresse à vous après avoir posté un chapitre. La raison à cela était que je ne voulais pas vous expulser de l'univers de Thea et compagnie à la fin de chaque chapitre. Mais comme je ne publie pas tout d'un coup...autant vous adressez quelques mots non? (Et puis cela sert aussi à cela Wattpad)


Tout d'abord: merci de me lire et de me faire part de votre ressenti. J'espère vous faire voyager dans le tourbillon d'émotions de mes personnages à travers cette histoire :)


Ensuite, j'ai remarqué que vous reprochiez le manque d'informations...ne vous inquiétez pas c'est voulu! Chaque question aura sa réponse...avant d'apporter plus de questions (jusqu'au dénouement final évidemment). Mais le chemin psychologique est important dans cette histoire.


La passé de Thea vient de lui exploser à la figure...que s'est-il passé? Vous le découvrirez bien assez tôt :)


A partir d'aujourd'hui, je prends un rythme hebdomadaire pour les publications...dites moi quel jour de la semaine vous préférez en commentaire ;) En attendant, cela restera le jeudi :)


Je vous envoie des bisous,


Clara

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