Chapitre 17 -La colère
Point de vue de Lucas
Mon regard perdu dans le vide, la colère a refait son apparition. Elle s'était calmée ces derniers temps, trop concentré sur ma rééducation et mon histoire avec Audrey. Maintenant qu'elle a repris pieds, ou du moins est en passe de le faire, c'est moi qui perds mes repères et ma patience. Depuis quelques jours, de sombres pensées font leur apparition et prennent de plus en plus de place dans ma tête et dans mes rêves. Je revois ce fou, ceinturé d'explosifs, son visage caché par son turban tourné vers nous, pointant son arme sur Nicolas. La peur dans les yeux de mon compagnon d'armes. Je sais exactement à quoi il pense: sa dernière heure, sa famille, sa fille et sa femme qu'il ne reverra pas, la vie qu'il a laissée derrière lui. Le même sentiment qui se fait sentir à ce moment-là: l'urgence face à ce taré, je ne peux pas le laisser faire ça. Et là, la réponse inéluctable. Je n'ai rien, je ne suis rien alors que lui a tout. Son existence vaut quelque chose tandis que la mienne n'est que douleur depuis ma naissance. Si l'un d'entre nous doit y passer, ce sera moi. Je ne réfléchis pas plus longtemps et fonce dans le tas. Sous les cris des autres, je pousse Nicolas sur le côté juste avant que la balle ne le touche, le protégeant avec mon corps en me jetant au-dessus de lui avant que l'autre imbécile ne fasse éclater sa bombe. Puis plus rien, le silence, la douleur de plus en plus présente et le froid qui s'empare de moi bientôt suivi par le noir complet. Mon bref réveil sur la civière qui m'emmène dans l'avion sanitaire. Et la solitude, poignante, irrémédiable qui m'arrache le cœur quand je reprends connaissance dans une pièce blanche, vide, dénuée de toute chaleur. Toutes ces questions sur mes frères qui tournent en boucle dans ma tête: sont-ils vivants? S'en sont-ils sortis? Et Nicolas? Celui pour lequel j'ai pris tous ces risques... Heureusement, tout le monde va bien, excepté moi. Ils sont en vie c'est le plus important mais combien d'autres cinglés sont encore là-bas? Dix sont enrôlés pour un qui se fait sauter. Ça ne finira jamais. Et je suis toujours ici, incapable d'aider qui que ce soit. J'ai la haine face à mon handicap même s'il est momentané. Mes progrès ne sont pas assez rapides, il faut que j'y mette plus de volonté. Je dois y arriver pour tous ceux qui sont déjà morts sous les assauts de ces minables. Je veux les empêcher de nuire et de venir se suicider en emmenant avec eux des victimes comme Audrey ou Olivier juste pour assouvir leur besoin de suprématie.
Les autres tentent de me distraire, ils voient bien que quelque chose ne va pas mais ils sont eux-même rattrapés par leurs propres démons et soignent leurs plaies.
Quelqu'un se racle la gorge pour attirer mon attention. Je me retourne et n'en crois pas mes yeux. Il se trouve devant moi, en chair et en os.
- Nicolas...
Mon émotion est vive, si vive que les mots ne parviennent pas à sortir de ma bouche, mon cœur bat trop vite, mes mains commencent à trembler.
- Lucas, me répondit-il visiblement aussi ému que moi.
Il se rapproche doucement comme s'il avait peur de me brusquer et me prend dans ses bras dans une accolade peu virile mais nous nous en moquons. Première fois que nous nous revoyons depuis l'incident. Aucune parole n'est échangée, la force de notre étreinte parlant pour nous. Nous restons comme ça un long moment, mes larmes roulant le long de mes joues sans aucune barrière pour les retenir. Il se redresse et va s'asseoir sur une chaise près de la fenêtre.
- Je suis désolé, tellement désolé.
- Pourquoi? D'être en vie?
- Tu te retrouves ici parce que tu as voulu me sauver.
- Et j'en sortirai pour sauver d'autres personnes. Comment tu vas?
- On fait aller. Je viens seulement de rentrer de mission. Tu as laissé un grand vide dans le groupe.
- Vous devrez bien me supporter un jour ou l'autre. Ça vous a fait une pause, dis-je à moitié sérieux.
- C'est vrai que, niveau humeur, ça nous a fait des vacances, me dit-il en riant.
- Comment vont les autres?
- Nous avons tous été choqués par ce qu'il s'est passé mais nous n'avons rien eu. Ils ont tous hâte de te voir mais je voulais venir en premier.
- Je pensais que
- Que nous t'avions oublié? Même pas en rêve Simons, me dit-il en souriant.
- Mais comment tu as fait pour venir? Normalement nous ne sommes pas censé recevoir de visite.
- J'ai téléphoné et je suis tombé sur l'assistante sociale. Gabriella je pense. Elle m'a proposé de venir en m'expliquant à mi-mots que ça te ferait le plus grand bien. Pour ne rien te cacher, j'en avais besoin également. Ne pas savoir comment tu allais pendant tout ce temps a été une vraie torture. Oh ils nous ont bien dit que tu t'en étais tiré mais je devais le voir de mes propres yeux.
- Comme tu peux le constater, je ne suis pas encore complètement sur pieds mais j'avance autant que faire ce peut. Je vais bientôt pouvoir arrêter le fauteuil roulant et marcher grâce à des béquilles.
- Mais qu'est-ce qu'il t'a pris bon sang? Pourquoi t'être jeté comme ça? me demande-t-il énervé tout à coup.
- Je savais, comme nous tous d'ailleurs toi y compris, que cet enfoiré allait tiré. Il t'avait dans sa ligne de mire, je ne pouvais pas le laisser t'avoir.
- C'était du suicide et tu le sais aussi bien que moi.
- Ma vie ne valait pas grand-chose contrairement à la tienne, dis-je en haussant les épaules.
- Tu racontes n'importe quoi. Ta vie vaut la mienne.
- C'est toi qui raconte n'importe quoi. Tu as une famille, une femme et une fille qui t'attendaient ici, une vie alors que moi...
- Tu crois que personne ne tient à toi? Tu penses vraiment que ça ne nous a rien fait de te voir sans connaissance, baignant dans ton sang et ne pas savoir si tu allais vivre ou mourir?
- Qu'est-ce que la perte d'un coéquipier comparé à la perte d'un mari, d'un père? Je ne pouvais pas faire ça à ta famille alors que moi je suis seul et que la vie ne m'a fait aucun cadeau depuis ma naissance. Je n'aurais pas pu regarder ta femme dans les yeux en sachant que j'aurais pu faire quelque chose mais que je n'ai pas levé le petit doigt. Le choix a été vite fait. Ce n'était même pas un choix, c'était une évidence.
- Même si je peux comprendre ton raisonnement, il y a un point sur lequel je ne suis pas d'accord. Tu comptes pour moi autant qu'elles. Tu es mon frère. Nous ne sommes peut-être pas du même sang mais nous avons partagé tellement de choses! J'aurais été dévasté par ta perte, me murmure-t-il finalement.
Nous nous taisons, tous les deux perdus dans nos pensées. Il nous faut un peu de temps afin d'assimiler tout ce qui vient d'être dit et de laisser passer un peu l'émotion qui vient de nous gagner.
- Comment ça se passe ici? me demande-t-il au bout de quelques minutes. On te traite bien au moins?
- Je ne pouvais espérer mieux pour ma revalidation. L'équipe et les résidents sont géniaux.
- C'est l'impression que j'ai eu en arrivant. Ils étaient tous réunis dans une pièce et ils discutaient de tout dans la bonne humeur apparemment.
- Une idée de Gabriella. Elle pensait que ça pouvait nous remonter le moral de parler d'autre chose que de nos blessures. Ça a été instauré avant que j'arrive et ils ont continué.
- Elle a l'air très sympathique, me dit-il en me faisant un clin d'œil.
- Oh non, je te vois venir mais elle est prise. Elle est avec un ancien soldat et je ne veux absolument pas avoir affaire à lui. Crois-moi il vaut mieux éviter.
- Tu as rencontré quelqu'un depuis ton retour?
- Dans ces conditions? lui demandais-je en montrant la chambre et mon fauteuil avec mon bras. Tu veux rire? Cela dit...
- Cela dit, tu as bien rencontré quelqu'un?
Je lui explique le programme «Correspondance» et comment j'ai fini par faire connaissance avec Audrey. Il ne m'interrompt pas une seule fois jusqu'à la fin de mon histoire.
- Et bien, je serais curieux de la rencontrer. Elle doit être géniale pour te fasciner à ce point.
- Oui, elle l'est mais ça vie n'est pas de tout repos pour le moment. Elle est dans une mauvaise passe.
Il hausse un sourcil et attend que je lui donne des détails ce que je m'empresse de faire pour qu'il ait une vue complète.
- Effectivement, son mec est un gros con si tu veux mon avis. Et toi dans tout ça?
- Pour l'instant je me contente d'être son ami. Il y a quelque chose entre nous mais je ne sais pas où ça va nous mener. Tant que j'ai une place près d'elle, je me moque du rôle que je tiendrai.
- Arrête, après tout ce que tu m'as raconté? Tu es en train de tomber amoureux d'elle mon vieux et je doute qu'être seulement son ami te suffise.
- Amoureux? C'est toi qui dois arrêter de délirer.
- On en reparlera mais je me trompe rarement. Là-dessus, je dois te laisser. Les autres m'attendent. Tu auras sûrement d'autres visites dans les semaines qui arrivent. Tu as toujours le même numéro de téléphone?
- Oui il n'a pas changé. Merci d'être venu. J'en avais vraiment besoin.
- Tu n'es pas le seul. Les autres seront contents de savoir que tu vas «bien», dit-il en mimant des guillemets avec ses doigts.
Après une dernière accolade, il s'en va me laissant seul encore une fois. Sa visite m'a fait le plus grand bien et mon humeur est un peu plus positive que ce matin. Je me demande quand même si cela se passe comme ça dans tous les centres ou si celui-ci fait exception. Un sourire naît sur mes lèvres en pensant à Gabriella. C'est un sacré numéro et je comprends pourquoi tout le monde l'adore.
Cette visite me fait penser à celle que j'ai rendue à Audrey il y a quelques jours mais j'étais dans le rôle de Nicolas. J'étais celui qui remontait le moral et pas celui qui était faible et dans un moment de détresse. L'excitation de la voir bataillait avec ma peur de voir son état. La première a gagné dans un premier temps. Olivier et Geoffrey nous ont accueilli chaleureusement et j'ai même cru voir une pointe de soulagement dans leur regard. Ils s'inquiètent vraiment pour elle et je suis rassuré de savoir que quelqu'un veille sur ma belle. Quand j'ai ouvert sa porte, ma peur a refait surface. Elle était là, assise sur le lit, la chambre plongée dans le noir complet. La lumière du couloir m'a permis de voir son visage et là j'ai plongé. J'ai eu du mal à reconnaître la personne qui était venue me faire signer des papiers. Les cheveux en bataille et gras, des cernes sous les yeux rougis d'avoir trop pleuré. Et pourtant, elle est restée la plus belle pour moi. Mon cœur a loupé un battement et des larmes ont fait leur apparition mais je ne les ai pas laissées continuer leur chemin. Audrey n'avait pas besoin de ça. L'avoir près de moi était simplement un bonheur si on fait abstraction de la raison. La sensation que j'ai ressenti quand elle s'est blottie contre moi me revient en mémoire. J'ai encore l'impression de sentir son corps contre le mien, sa tête contre mon torse et le bien-être que j'ai éprouvé à ce moment-là. Malheureusement, je me rappelle également de la colère qui s'est emparée de moi au fur et à mesure de son récit. Audrey ne m'a rien épargné et je la regarde d'une autre manière maintenant. C'est une femme forte qui manque de confiance en elle et qui est tombée sur quelqu'un qui ne lui était pas destiné, doublé d'un sombre idiot. Comment n'a-t-il pas vu le trésor qui se trouvait sous ses yeux? Comment est-il passé à côté d'une femme comme elle? Ça me dépasse. Tout ce qu'il a fait, c'est l'enfoncer un plus jour après jour jusqu'à ce qu'elle veuille disparaître. J'aurai beau me poser la question pendant des jours, je ne trouverai jamais d'explication plausible. Que va-t-elle faire maintenant? Peu m'importe, je serai là pour la soutenir quelque soit son choix.
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Lucas est dans un moment plus sombre également. Heureusement, la visite de Nicolas le remet d'aplomb.
Tout le monde connaît des moments plus forts et d'autres plus difficiles. Le tout est de savoir comment rebondir et sur qui on peut compter. J'espère que vous avez trouver cette personne spéciale qui sera toujours là pour vous.
Chapitre corrigé le 10/10/18
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