Chapitre 1 - Roger Sutton


Point de vue d'Audrey

Je regarde tout autour de moi pour être sûre que je n'ai rien oublié. Tout est fermé et Tom est parti déposer Sylvie à l'école avant de se rendre au bureau. Il est temps pour moi de faire pareil. Je prends mes affaires, et sors de cet appartement qui ne m'inspire plus qu'un sentiment de claustrophobie.

J'aime ce moment où je prends ma première bouffée d'air frais à l'extérieur. Mes sens s'éveillent et j'ai l'impression de renaître. J'ai besoin de cet instant de solitude, loin de Tom et de Sylvie. Enfin, de vraie solitude car seule je le suis à longueur de temps même si je suis entourée. Je profite du trajet jusqu'à l'hôpital pour m'éclaircir les idées et me préparer à ma journée.

- Salut Geoffrey, comment ça va ce matin? Saluais-je le gardien comme tous les matins.

- Ah salut Audrey, ça va un peu fatigué comme d'habitude, me dit-il.

- Tu as encore fait des folies de ton corps? Tu sais que ce n'est pas sérieux à ton âge, lui dis-je taquine.

- Bah tu me connais, je ne sais pas rester tranquille une soirée, me dit-il en pouffant.

- Et comment s'appelait l'heureuse élue?

- Clothilde... non Mathilde, oui c'est ça Mathilde.

- Tu me fais rire. Tu ne sais même plus le nom de tes conquêtes.

- Tant que je sais encore le mien, me dit-il en riant.

- C'est vrai. Passe une bonne journée Geoffrey.

- Bonne journée à toi aussi Audrey.

C'est un petit rituel entre nous. Depuis que je travaille ici, je prends toujours le temps de venir le taquiner un peu. Beaucoup de personnes ne font pas attention à lui, comme s'il faisait partie des meubles. Sentiment tellement frustrant et dévastateur alors qu'une parole parfois peut suffire à éclairer une journée. J'arrive à mon bureau pour déposer ma veste et mon sac. Je file à la salle du personnel pour prendre un thé avant l'ouverture et m'assieds à la table où sont déjà installées les infirmières. Laura et Isabelle sont en train de discuter de Lucas. Je n'écoute que d'une oreille distraite. Je suis passée chez lui hier pour des papiers et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il m'a perturbée. La façon dont il me regardait m'a donné des frissons, comme s'il savait lire en moi. C'était perturbant et excitant à la fois je dois l'avouer. Pour une fois, je n'ai pas eu l'impression d'être invisible. De toute manière, il s'en va demain, je n'aurai donc pas d'autres occasions pour le rencontrer. Ce n'est pas plus mal pour ma tranquillité d'esprit.

Le journée se passe normalement à remplir des dossiers et plaisanter avec les autres employés jusqu'à ce que j'ai une visite pour le moins étrange.

- Madame Vincent? m'appelle une voix grave que je n'ai jamais entendue.

Je lève la tête intriguée et découvre devant moi un homme assez grand. À voir son allure probablement un soldat ou du moins un ancien militaire. Je me redresse et me met debout afin de l'accueillir.

- Bonjour. Je suis Madame Vincent. Que puis-je faire pour vous?

- Bonjour, je suis Roger Sutton. Puis-je vous parler quelques instants?

- Bien sûr. Entrez, je vous en prie. Asseyez-vous, lui dis-je en lui désignant un siège en face de moi. Voulez-vous boire quelque chose?

- Non merci, c'est très aimable mais je viens juste de prendre un café.

Mon instinct me trompe rarement et celui-ci me dit que c'est quelqu'un de bien. Par contre, je n'ai pas la moindre idée de ce dont ce monsieur Sutton veut m'entretenir.

- Alors Monsieur Sutton, en quoi puis-je vous aider?

- Et bien madame Vincent, je suis un militaire à la retraite. À ce titre le bien de nos soldats me tient à cœur. C'est pourquoi j'ai décidé de faire partie du comité du projet «Correspondance». Savez-vous de quoi il retourne?

- Il me semble en avoir vaguement entendu parler par les infirmières. Il me semble qu'un ancien patient y a participé.

- Effectivement et pour lui ça a très bien fonctionné, me dit-il avec un petit rire, même plus que ça.

- Pouvez-vous m'en dire un peu plus? Je dois avouer que je ne fais pas trop attention aux bruits de couloir.

- Il s'agit comme son nom l'indique, de correspondre avec un soldat. Bien trop souvent, les soldats blessés se retrouvent seuls, sans personne pour les soutenir. Hors, nous savons tous qu'il est plus facile de guérir, physiquement et surtout psychologiquement, quand on est soutenu. Nous avons donc mis en place ce système, histoire que les soldats puissent avoir un dérivatif.

- Et ça marche?

- Je ne vous cache pas que ce n'est pas un succès total mais je dirais que nous commençons à avoir de très bons résultats.

- Je trouve ça très bien mais je ne vois pas trop en quoi j'interviens là‑dedans.

- Nous avons fait appel aux différents services s'occupant du personnel de l'armée. Nous leur avons demandé de nous fournir le nom de personnes qui pourraient, de par leur empathie et leur caractère, correspondre avec les soldats. Et votre nom a été cité.

- Vous m'en voyez flattée monsieur Sutton mais quelques peu étonnée.

- Oh appelez-moi Roger voulez-vous, ce sera plus simple.

- Très bien mais seulement si vous m'appelez Audrey, lui répondis-je en souriant.

- Je crois que votre directeur ne s'est pas trompé, Audrey. J'aimerais que vous participiez au projet.

- Je peux vous poser une question?

- Évidemment, j'y répondrai si je peux.

- Vous vous déplacez personnellement à chaque fois?

- Et bien, au début, nous laissions le soin aux directeurs d'en parler mais avec le recul, nous nous sommes rendu compte que ça faisait plus sérieux de nous rendre sur place.

- Et ça vous permet en même temps de vous faire une idée précise des candidats. Je me trompe?

- Non, vous avez raison. Je dois dire que vous êtes à la hauteur de ce que j'espérais.

- Vous êtes trop gentil. Comment cela se passe-t-il? Pratiquement je veux dire.

- Si vous acceptez, je donne votre nom au comité qui se chargera de trouver le nom du soldat avec lequel vous rentrerez en contact. Je reviendrai vers vous une fois la décision prise avec tous les renseignements dont vous aurez besoin. Cela dit, il est arrivé que le correspondant choisi ne réponde pas. Dans ce cas, il est possible de trouver quelqu'un d'autre.

- Et si j'ai bien compris, c'est une correspondance à l'ancienne.

- C'est ça. Pas de mail, du moins au début. Après c'est entre vous. Nous nous chargeons juste de vous mettre en contact. Alors qu'en pensez-vous?

- Vous me prenez un peu de court. Comment saurais-je quoi dire? Parler à un inconnu n'a rien de simple.

- Je vous l'accorde mais je suis sûr que vous en êtes capable. Le but est juste de le distraire. Ce n'est pas un examen, juste un échange de mots.

- Est-ce que je peux y réfléchir avant de vous donner ma réponse?

- Évidemment. Je vous laisse mon numéro de téléphone. Vous n'aurez qu'à me passer un coup de fil quand vous aurez accepté, me dit-il avec un clin d'œil.

- Vous semblez bien sûr de vous Roger.

- Mon intuition me trompe rarement sinon je ne serais pas là pour parler avec vous Audrey. J'attends donc votre réponse.

- Très bien. Peu importe ma décision, je vous appellerai pour vous donner ma réponse.

- Je vous laisse réfléchir dans ce cas. Je vous souhaite une bonne fin de journée Audrey, me dit-il en se levant.

- Bonne fin de journée à vous aussi et merci d'avoir pensé à moi, lui dis-je en le raccompagnant.

Dix minutes après son départ, je suis toujours plongée dans mes pensées. Oserais-je faire ça? Ce n'est qu'une correspondance mais qu'est-ce que Tom va dire? Le seul moyen de le savoir est de lui poser la question. Je me dépêche de boucler mes dossiers du jour et je rentre chez moi. À cette heure-ci, Olivier a pris la relève de Geoffrey depuis longtemps. Je passe donc cinq minutes à discuter avec lui avant d'aller prendre mon bus.

Une fois rentrée chez moi, je m'efforce de faire le ménage alors que je rêve seulement de me reposer. J'en suis à la préparation du souper quand j'entends la porte d'entrée. Cinq minutes après, je n'ai toujours pas eu de visite, je vais donc les voir.

- Bonjour vous deux.

- ...

- Ça a été ta journée ma chérie?

- Oui, la maîtresse a demandé à quelqu'un de venir à l'école pour un goûter.

- Ce sera quel jour? Comme ça je peux m'arranger avec le boulot.

- J'ai demandé à mamy et elle veut bien venir.

- Évidemment... murmurais-je les dents serrées tout en gardant mon sourire. Très bien, comme tu veux.

- Et toi mon cœur? dis-je à Tom.

- Ça va, me dit-il avant de replonger sur son téléphone.

C'est le cœur lourd que je retourne dans la cuisine. À quoi je m'attendais après tout? Et là je repense à Geoffrey. Même s'il ne le sait pas, nous vivons la même chose. Je fais aussi partie du mobilier, je ne représente rien pour personne.

Une fois passés à table, je parle du projet de Roger à Tom, espérant une réaction.

- Alors, je dois accepter ou non? demandais-je à mon compagnon.

- Fais comme tu veux, me dit-il en haussant les épaules.

- Ça ne te dérange pas que je corresponde avec un autre homme?

- Je m'en moque. C'est ta vie.

Ça, c'est dit. Une gifle en pleine figure n'aurait pas fait aussi mal. Je crois que je vais accepter finalement. J'en ai peut-être autant besoin que ce soldat...

J'ai passé toute la nuit à cogiter. Si je peux apporter un peu d'attention à quelqu'un qui en a besoin, alors je le ferai. Surtout qu'il ne s'agit pas uniquement de guérison physique dans ce cas-ci. Les soldats ont sûrement connu des situations plus que difficiles et s'en relever, s'ils y arrivent, doit être une bataille de tous les jours. C'est tellement dur de se retrouver seul, déjà pour avancer normalement, alors je n'ose imaginer faire face à leurs démons intérieurs dans de telles conditions.

L'heure de se lever approche à grands pas et pourtant je n'ai aucune envie de commencer cette journée. Le matin est le seul moment où je peux encore profiter de l'illusion que tout va bien pour moi, que je suis aimée et que mon existence en vaut la peine. Plus que cinq minutes de paix avec moi-même.

Le train train quotidien commence. Pour ne pas changer, c'est à peine si on m'adresse la parole. J'ai quand même droit à un petit câlin de ma fille avant son départ pour l'école ce qui me réchauffe un peu le cœur. Je me dépêche d'arriver au boulot tout en passant voir Geoffrey, moment qui met toujours un peu de soleil dans ma journée.

Voilà, je suis devant mon bureau. Je prends la carte que m'a laissé Roger hier. Je l'examine de tous les côtés. J'hésite encore un peu. Je me lance ou pas? J'en ai très envie mais vais-je oser?

Je compose le numéro. J'ai pris ma décision. J'espère que c'est la bonne.

- Bonjour, Roger Sutton à l'appareil.

- Bonjour Roger, c'est Audrey Vincent. Vous êtes passé me voir hier en fin d'après-midi.

- Ah oui, bonjour Audrey. Je n'attendais pas votre appel aussi vite. Comment allez-vous?

- Je vais bien merci. En fait, j'ai pris ma décision et je préfère vous la donner maintenant avant que je ne change d'avis.

- Bonne initiative. Alors, je peux donner votre nom au comité?

- Oui, je le ferai avec plaisir.

- Très bien, je vous l'avais dit. Avez-vous des questions?

- Dans combien de temps j'aurai des nouvelles?

- D'ici environ une à deux semaines, je dirais. Je vais les prévenir directement.

- Très bien. J'attendrai votre appel dans ce cas.

- Et Audrey?

- Oui?

- Merci pour les soldats, me dit-il avant de raccrocher.

Voilà, les jeux sont faits, il ne me reste plus qu'à attendre.

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Premier chapitre dans la boîte. J'avais envie de vous le poster directement pour voir un peu ce que vous en pensez...

Chapitre corrigé le 9/10/18

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