Cher ami

Cher ami,
Si un jour j'avais pensé t'écrire une lettre de la sorte, ce ne dut jamais être pour une telle raison.
Mais l'hiver qui sonne sans relâche à ma porte menace de m'emporter, et j'ai peur de ne plus être là pour tout te dire de vive voix.

Cher ami, te souviens-tu, parfois, comme moi, de l'aurore ? Regardes-tu le ciel rougir et les larmes du matin couler sur les feuilles, comme je le fais encore ? Ou as-tu oublié ces volutes d'amitié et de jeunesse lancées par ces printemps-là ?

Tu sais, je me sens seul, parfois. Oui, parfois, je m'assois à mon bureau, devant une feuille blanche, je trempe ma plume dans l'encrier, et j'attends. Mais, comme toujours, je suis aspiré par la blancheur de la page vierge, et je contemple, absorbé, les gouttes bleues comme la nuit tomber sur le papier, des tâches d'étoiles qui couvrent mon cœur. J'ai l'esprit vide, soudain.

Cher ami, vois-tu, depuis ce temps où nous voguions main dans la main, il s'est passé bien des choses. Des choses tristes, des choses heureuses... que la vie en témoigne.
Le temps a suivi son cours, allant plus vite à chaque seconde. Les printemps ont succédé aux automnes. Les jours se fondaient dans la blanche pâleur de la lune et dans le noir des étoiles.
J'ai pensé, j'ai aimé, j'ai ri, j'ai pleuré... en somme, j'ai vécu. J'ai vécu plus qu'on pourrait le croire, et sans doute plus que je ne le pense moi-même.
J'ai tant vu passer d'oiseaux dans le ciel que même le soleil, à ma place, en aurait été bien vite lassé.

Cher ami, moi qui n'arrivait pas à t'écrire, maintenant, je dois m'efforcer de retenir ma plume sur le papier. J'ai l'impression de relâcher ma vie sur la page, avant de tout oublier, avant qu'elle ne s'échappe de mes mains déjà froides.

Je m'égare. Te rappelles-tu de ces années, toi qui est si loin maintenant ? Ces années où les couleurs vivaient encore, ces années où le froid de l'hiver glissait sur nos corps sans les atteindre ?

Nous étions vifs, forts et innocents. Nous étions jeunes. Stupides. Naïfs, égarés.
Mais je crois que ça me plaisait. Encore maintenant, parfois, j'éprouve une vague de regrets.

Nous étions libres. Même le vent ne pouvait pas vivre aussi vite que nous.

Toutes ces années, à peine un millième de seconde dans l'immensité du temps. Tu te souviens, n'est-ce pas ?

Peut-être as-tu déjà oublié. Peut-être que je parle pour ne rien dire, que la vie a déjà emporté tout ce qu'il me reste de toi. Peut-être que tu reposes à présent dans ce monde pour lequel je prépare mon voyage.

Puisse ce bout de papier, envolé au vent, te trouver ou que tu sois, et veiller sur ton âme.

Cher ami,
Ne me dis pas que tu as oublié. Je ne veux pas être seul à contempler ces années de jeunesse, le visage brillant de larmes.

Je veux retrouver ton sourire, et ton rire qui me donnait envie de rire à mon tour. Je veux voir ton visage baigné de lumière, et ton cœur qui dansait avec le mien sur les routes de vie.

Je voudrais t'écrire que je pense à toi, que j'aurais aimé que la vie ne nous eut jamais séparés, mais cela n'aurait servi à rien. Le temps nous a éloignés l'un de l'autre, c'est ainsi.
Si je t'écris aujourd'hui, ce n'est pas pour écrire le passé, mais le futur.

Ce sont, comme on pourrait dire, mes ultimes paroles. Ce mot est effrayant. Il prend beaucoup trop d'ampleur.
Je disparais, vois-tu ? Je disparais, et il ne restera de moi en ce monde qu'une infime trace de pas, qu'une odeur de voyage. Un simple reflet de soleil.
À toi, qui disparaîtras aussi, si tu n'as pas déjà disparu, je dédis ces mots, refuge d'un esprit qui sombre dans l'abysse.

J'attends le soleil. Celui que tu m'a offert s'est éteint, terni par les années. Il a vécu cinq ans, dix ans, puis a disparu. Mais je me souviens qu'il a vécu.

Alors merci, mon ami, pour tout ce que tu m'as offert et pour tout ce que tu m'as pris. Merci de m'avoir parfois montré la voie, et de m'avoir parfois égaré. Merci de m'avoir comblé d'une vie que je suis heureux d'avoir connu. Merci pour la joie, et la souffrance. Merci pour tout ce que nous avons partagé ensemble. Nos rêves, nos peines, nos amitiés et nos amours, nos quêtes et nos espoirs. Nos mondes, nos montagnes et nos rivières, nos collines et nos champs.

Merci d'avoir été là, et d'être ici encore, pour ces derniers instants que je sens s'étirer vers la fin. Merci parce qu'aujourd'hui, je n'ai pas peur. Je ne suis pas triste.

Aujourd'hui, je suis en paix.

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