je suis un fantôme

10.11.24


Salut David,
Dis, ça ne t'ennuie pas que je commence toutes mes lettres de la même façon, quand bien même elle ne soit pas conventionnelle ? Moi, si. Je pense qu'on devrait toujours essayer de nouveaux trucs. Être en perpétuelle réinvention. La vie serait vachement plus intéressante, comme ça, David. Du fond de ta tombe, n'es-tu pas d'accord ?

Mais ce n'est qu'hypothétique, après tout. Au fond, je ne sais pas vraiment ce qui rendrait la vie plus intéressante. Ce qui rendrait la vie vie. Comme je te l'ai déjà dit, David, j'ai l'impression d'être un fantôme. J'ai même écrit un poème qui porte ce nom pour tenter de parler un peu de ça, mais très honnêtement, quand je le relis, tout ce qui me vient, c'est un rire un peu mauvais, un peu ironique. Comme je le disais, les mots sont de bien piètres traducteurs des émotions. Mais si j'ai la certitude d'une chose, c'est bien que n'importe quelle chose existante dans ce monde ne pourra jamais bien représenter ce sentiment d'être un fantôme. C'est bien pour ça que je me réfugie dans mon imagination, dans mes mondes intérieurs, tiens. David, dis-moi, ne suis-je pas complètement fêlé·e ? Complètement inapte à vivre ici-bas, indigne de ce monde ?

Quand je regarde autour de moi, tout le monde semble avoir compris les règles du jeu, et cela leur suffit à apprécier la vie et à y être pleinement présent. Je sais pas exactement ce que j'ai loupé. J'ai l'impression que la personne qui vit ma vie et possède mon corps n'est pas moi-même. Le monde est trop moche, l'espèce humaine trop conne, rien dans l'organisation de nos vies n'a de sens. J'ai un rapport complètement obsessionnel à l'analyse de tout et à la rationalité – la rationalisation, aussi –, et l'existence même m'apparaît comme une absurdité qui lui échappe.

Pour tout dire, je ne vois pas l'intérêt de rencontrer des gens et d'apprendre à les connaître, peu importe le cadre ou la situation ; à chaque fois tout me paraît si superficiel, même chez les gens que j'admire ou ceux que j'aime. J'ai quelques ami·es bien sûr, une famille à laquelle je suis attaché·e, et je les aime, je les aime, mais il y a toujours cette barrière. Je suis mon propre personnage principal mais j'ai l'impression d'assister à tout comme un·e spectateur·ice plongé·e dans un état de léthargie constant. C'est comme si rien n'avait de sens, ou d'enjeu, ou de poids particulier. Je me sens étranger·ère à ma propre identité, à mon propre quotidien. Je crois que ce qui me fera me sentir vivant, ce qui pourra m'apporter enfin cette sensation de sublime, ne se trouve pas dans ce monde. Je ne saurais dire pourquoi, c'est une certitude sous-jacente, qui rampe comme un serpent dans les méandres de ma tête et gratte patiemment le vernis de mes tentatives d'évasion au contact de la réalité.

Je mets toujours la musique au volume maximum pour que son volume recouvre celui de mes pensées, je m'y appuie pour danser et enfin les faire taire définitivement. Certains appelleront ça le spleen ou le cafard, moi je sais que ce n'est pas ça. Je ne suis juste pas moi. Je n'appartiens pas à ce monde. Je suis là par erreur. J'assiste à tout mais tout a une saveur d'insipide, de couleurs livides et de frustration grondante. La seule chose qui l'apaise un peu, c'est l'écriture, même si je méprise les mots.

Même les choses les plus basiques de mon identité ne me paraissent pas réelles. Rien que mon prénom. Le reflet dans le miroir semble être celui d'un étranger que je connais mais que je n'habiterai jamais pleinement. Je ne sais même pas comment je m'appelle. Quand on me parle, je ne me reconnais pas. A. et A., deux parts de moi qui ne m'appartiennent pas – ou peut-être plus, je n'en suis pas sûr·e – et qui pourtant me définissent aux yeux des gens. C'est pour ça que je ne sais pas vraiment comment signer ces lettres que je t'écris, David. Je ne sais même pas vraiment qui les écrit, et aucun nom ne semble pouvoir l'exprimer. Parfois, je voudrais taper du poing, hurler, me dresser de toute ma hauteur et le leur balancer à la gueule. Ne voyez-vous pas ? Ne voyez-vous pas que je ne suis pas moi ? Que je ne suis pas réel·le ? Que je n'appartiens pas à votre monde ?

Je suis juste une putain d'anomalie dans la matrice, David. Une erreur dans le code. Un bug qui n'a pas affecté le monde, mais qui m'en a tenu à l'écart sans possibilité de l'exprimer correctement. Et ce n'est pas grave. Ça ne me rend pas profondément malheux·euse ou ça ne me fait pas chuter au fond d'une abysse pour autant. C'est un simple constat. C'est simplement dommage de ne pas pouvoir vivre comme tous les autres gens autour de moi, je suppose. La vie a l'air si pleine d'aspérités qui lui donnent mille saveurs différentes. La mienne m'est simplement étrangère. L'avantage, c'est qu'au moins, je ne pourrai jamais me perdre, puisque je ne pourrai jamais me trouver.

Je sais quand j'ai commencé à être un fantôme, David. Les premières années de ma vie, je me sentais plutôt comme un extraterrestre. Je n'ai jamais compris comment il fallait se comporter pour être intégré·e. Je n'ai jamais compris quels étaient les codes de ce rôle, ses prérequis. Sinon, malgré le fait que je n'y vois aucun intérêt ontologique, j'aurais été lae meilleur·e comédien·ne de tous les temps, crois-moi. Mais je n'ai jamais saisi, malgré le fait que j'analyse chaque parcelle de tout ce qui me parvient. Puis quand j'ai constaté que mes émotions grandissaient, que leur puissance me dépassait et que leur force me frappait comme des tsunamis pour les plus petites choses de la vie – un sourire ou le suivi de l'actualité du monde –, j'ai dû trouver une solution pour y survivre. Alors, tôt, très tôt, j'ai érigé ces barrières incassables. Elles sont hautes, si hautes, que je peux tout y contenir, même leur violence grandiose. Ces barrières m'ont coupé la conscience du monde, ont anesthésié cette foutue empathie qui me foutait à terre et me piétinait le cœur comme un milliard de couteaux dans l'abdomen. Ma résistance au monde est toujours compliquée, mon énergie est toujours niquée en trop peu de temps, mes émotions sont toujours piquantes, mais au moins, cette barrière qui me rend fantôme m'aide à survivre.

Ironique. La chose qui me permet de traverser les jours de manière viable m'empêche aussi de vivre. Drôle de paradoxe. Mais à quoi aurais-je pu m'attendre d'autre, moi qui en suis un ?

Je crois que pour vivre, faut être un peu niqué du crâne, David.

Ou peut-être que c'est moi qui suis niqué·e du crâne, à clamer que j'ai un rapport obsessionnel à l'analyse et la rationalité, et puis à parler de fantômes et du fait d'avoir la sensation de ne pas exister. Je sais pas. J'ai du mal à savoir avec exactitude ce que sont mes délires et ce que sont mes vérités. Mêmes mes certitudes me paraissent parfois un peu bancales. La chute en est-elle vraiment une ?

Il est presque quatre heures du matin, il va être temps que je te laisse. Prends soin de toi David,


quelqu'un·e

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