conventions sociales et poètes morts

06.11.24


Salut David,
Je n'ai jamais aimé les conventions de politesse alors ne t'attends pas à ce que je commence mes lettres par des pompeux « mon très cher ami ». T'aurais pas aimé ça de toute façon. On s'entend là-dessus. Les conventions sociales hypocrites, c'est de la merde.

Cela dit, demander comment tu vas, ce serait une convention sociale qu'il serait pas mal que j'applique. Quand on s'intéresse vraiment à la réponse, respecter cette convention-là c'est juste ne pas être un connard. Mais cela dit, je te la poserai pas. T'es mort, donc je doute que ça ait un réel intérêt. Le seul que je puisse y trouver est tromper la mort. Me donner l'illusion que tu entends ce que je dis, et que je ne suis pas juste un·e ado un peu fêlé·e qui écrit des lettres à un musicien enterré six pieds sous terre.

C'est bizarre. T'es le seul à qui j'aie envie de parler de moi. C'est peut-être parce que t'es qu'une personnification du vide de l'inconnu que mon cerveau crée pour ne pas se bouffer lui-même. Je sais pas. Je sais pas non plus pourquoi je t'ai choisi toi, c'est un peu con. J'aurais pu prendre Arthur Rimbaud, Loïe Fuller ou Emily Dickinson, je suis tout autant amoureux·euse de leur art que du tien. Mais toi, je pige pas vraiment tes textes et t'es un mystère total, c'est peut-être pour ça que tu me fascines tant. Tu m'interpelles. La connexion est plus profonde qu'au travers les piètres (et trop limités) traducteurs que sont les mots, les gestes ou les images.

Enfin, je dis ça, si ça se trouve j'aurai perdu cette sensation dans six mois et je retournerai à cet état d'à-part total. J'espère pas. J'ai des millions de choses à dire et tant de répugnance à les faire sortir. J'espère que t'écrire ces lettres sera enfin le moyen de passer outre. Trop de questions tournent en boucle dans ma tête continuellement.

Je me demande même comment terminer ces lettres, comment les signer. Rien n'a de sens au point que même mon (mes) prénom(s) semblent ne pas m'appartenir. Que même mon corps m'est étranger. David, je vais te confier mon plus grand secret, celui que je n'ai jamais dit à personne : j'ai l'impression d'être un fantôme. Un fantôme de dix-sept piges, un fantôme bien vivant, peut-être cela te semble-t-il bizarre, aussi développerai-je le sujet un autre jour, quand l'idée aura fait son chemin. J'ai encore moi-même du mal à m'y faire. Je sais pas quoi penser des fantômes. En tous cas, je passe le bonjour au tien avant que ne ressurgissent mes pensées en arborescence et que je me perde dans cet infini trop vaste. J'aimerais avoir le temps de tout t'écrire avant de mourir, mais même mille vies ne m'offriraient pas assez de temps. Entre fantômes, on se comprend j'imagine.


quelqu'un·e

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