La neige crisse sous mes pattes, et alors que je recherche un abri pour la nuit, le brouhaha des hommes me parvient. La nuit est sur le point de tomber. Le ciel est déjà devenu tout noir, et seule la Lune, telle une griffe effilée, illumine la ville. Je presse l'allure. La ruelle dans laquelle je passe est embaumée par l'odeur fétide des déchets humains. Ceux-ci sont accumulés dans des poubelles et en débordent. Par les marques de griffures dessus, je devine que les chiens errants qui traînent par ici les ont vidées en cherchant de la nourriture. Je m'empresse de quitter la ruelle et me faufile entre les maisons, mes coussinets effleurent le manteau blanc de la neige, créant des traces de pas.

Je trouve enfin un petit bout de viande abandonné et le prends entre mes crocs. Je l'emporte avec moi en trottinant rapidement. Je n'aime pas traîner ici, car je sais que les animaux errants y sont agressifs.

Soudain, ma truffe se plisse en reconnaissant alors une senteur que, habituellement, j'évite. Mon estomac se tord de terreur car la silhouette menaçante d'un chien dont les yeux sont voilés par la rage me domine et me fait face. De la bave s'échappe de ses puissantes mâchoires. Il me fonce dessus avec une violence inouïe. Je cours ventre à terre, tentant d'échapper à mon assaillant. La neige qui ensevelie le sol et les bâtiments ralentit mon allure. Je peux sentir la mauvaise haleine du canidé et accélère, la peur au ventre. Je vois qu'une voiture se dirige vers nous et profite de cette occasion pour passer devant elle. Ses phares m'éblouissent l'espace d'un instant. Je sens mon cœur battre à tout rompre. Sans hésitation, je me jette devant les roues et cours vers le trottoir d'en face. Le chien me suit sans voir la voiture. Celle-ci essaye de dévier sa trajectoire mais percute l'animal errant qui git à présent sur la route, ses membres disloqués baignant dans leur sang. Ses yeux ont roulé dans leur orbite et la vie semble l'avoir quitté. Je m'efforce de ne pas trembler. J'ai la respiration haletante. Je fais volte-face et m'éloigne, mon cœur me paraît lourd dans ma poitrine. D'un pas chancelant, je m'abrite dans une impasse et mange mon butin. C'est loin d'être bon, mais cela suffira à calmer la famine qui me tiraille depuis des jours, des semaines peut-être. Je n'ai pas la notion du temps qui passe. Je tente de survivre, et c'est tout ce qui compte. Je me souviens de ma vie d'avant, celle où j'étais gâtée par mon humaine. Elle était toujours gentille avec moi, mais un jour, elle m'emmena dans sa voiture. Le trajet dura plusieurs minutes, et elle s'arrêta sur le côté d'une route assez fréquentée. Elle me déposa sur le bitume. Je me rappelle qu'elle avait eu les joues pleine de larmes. Ses yeux brillaient, et la tristesse l'envahissait. Mais elle me laissa. Elle rentra dans sa voiture, ferma sa portière et, démarrant le moteur, partit dans un bruit crachotement. Je miaulai à déchirer des tympans, je hurlai ma peine et mon incompréhension. Je courrai sur les traces de mon humaine mais sa voiture était déjà loin et disparaissait de mon champ de vision. Je me souviens être restée des heures à espérer son retour, à l'attendre. Mais elle n'est jamais revenue. Le bruit de sa voiture qui s'éloigne est restée à jamais gravé dans ma mémoire. Après cela, je n'ai plus jamais fait confiance aux humains, même aussi bon soient-ils. Je me demande encore pourquoi je suis encore en vie. Ma mère m'avait raconté, alors que j'étais encore chatonne et auprès d'elle, une histoire. Cette histoire dit que la Vie aimait beaucoup la Mort et pour lui signifier son amour, elle lui offrait des cadeaux. Et la Mort, quant à elle, les gardait pour toujours et à jamais. Ces cadeaux, il s'agissait en réalité des vies sur terre. Chaque vie qui s'éteint est un présent pour la Mort. C'était ce que m'avait conté ma mère, autrefois. Parfois, je peux entendre son doux miaulement me conseiller, je peux percevoir son visage dans les étoiles et je peux sentir son odeur à travers le vent qui souffle dans ma fourrure noire. Elle me manque énormément. Tout comme ma vie de chaton insouciant. Au fil de mon existence, j'ai appris qu'il faut se méfier de tout et savoir survivre seul. Les décorations des hommes ornent chaque maison et je me demande de quoi ils se réjouissent. Mon pas s'accélère. Je me dirige vers une avenue principale et voit que les humains dansent et chantent dans un vacarme étourdissant. Je m'empresse de rejoindre une ruelle qui n'est pas bruyante. Alors que la pénombre se fait plus forte, une silhouette dont émane une lumière éblouissante me fait face. C'est une humaine. Elle s'accroupit et tend une main rassurante vers moi. Je me sens attirée vers elle, sa bienveillance me touche. J'effleure de mes vibrisses ses doigts, sa peau est douce et chaude. Ses lèvres forment un sourire et elle me chuchote :

- Je ne te veux pas de mal, petit chat.

Son timbre de voix m'apaise. Je m'approche un peu plus d'elle, mon cœur bat dans ma poitrine, d'où s'échappe un ronronnement délicat. Je peux voir dans son regard la pitié qu'elle a pour moi.Je tente de rester un minimum digne, mais mon enveloppe charnelle me trahit ; mes côtes saillissent sous mon poil terne, mes yeux enfoncés brillent de désespoir et ma queue est réduite, coupée en deux.

- Pauvre petite, murmure l'humaine en me prenant dans ses bras.

Son parfum me rappelle celui de ma mère, et je suis assaillie par les souvenirs du passé. Je sens le chagrin me gagner. Son étreinte est douce et me rassure. La lumière de la Lune nous éclaire et forme un halo autour de nous. Je ne peux m'empêcher de m'accrocher à son bras, de peur qu'elle me lâche. Je hume son effluve rassurante. Je pose ma joue contre son épaule, ses cheveux m'effleurent la fourrure et mes paupières se ferment de bonheur.

- Je m'appelle Felicity, fit-elle d'une voix déterminée en m'emmenant avec elle. Et je te promets que plus personne ne te fera du mal. Sa promesse me réchauffe le cœur, même si j'ignore le vrai sens de ses paroles. Alors que toute la ville fête Noël, moi, je me réjouis de retrouver la chaleur d'un foyer.

Écrit par Gris_Poil