🌠14 Décembre🌠
Sous les étoiles du grand nord
Ce soir-là, la neige ne tombait pas, mais le vent, de son implacable tranchant, faisait danser des volutes pâles dans le crépuscule. Le rougeoiement du soleil, pareil à une braise sur le point de s'éteindre, se brouillait derrière le blizzard, et les arbres habillés de blanc semblaient grelotter, serrés les uns contre les autres. À leurs pieds, solidement ancrées dans le sol dur et gelé, un petit cercle de yourtes tenait bon face au froid, le long panache de leurs feux s'élevant d'abord avec vivacité, avant de vite se disperser dans la danse des bourrasques.
Les motifs de rennes, rouges sur la toile beige, ou encore celle des héros et héroïnes dépeints par les légendes, ondulaient de vie sur les flancs des tentes. C'était une nuit magique. C'était une nuit spéciale. Celle où, disait-on, le grand dieu aigle et le grand dieu renne se retrouvaient et parcouraient ensemble les hautes plaines du Nord, durant la plus longue nuit de l'année.
Du haut de la plus large yourte du village montait la fumée la plus vivace, rendue puissante par les mots de l'Ancienne, ces mots que de nombreux visages écoutaient avec attention, surtout les enfants.
Elle se tenait à genoux auprès du foyer, ses longues tresses, encore d'un noir de jais, encadrant son visage parcheminé, et faisant ressortir le bleu surréel de ses yeux.
« Je vais vous raconter une histoire, déclara-t-elle, tout en remuant la soupe d'un geste délicat. Une histoire qui s'est passée il y a très longtemps, avant que vous ne soyez nés. Elle commence auprès d'une jeune fille de notre tribu, qui peu avant ses vingt ans, avait décidé de parcourir le monde à la recherche de contes et d'aventures, qu'elle pourrait ensuite raconter une fois rentrée chez elle. Nous l'appellerons Sedna. »
Les adultes s'entre-regardèrent, un demi-sourire aux lèvres.
« Est-ce qu'elle était courageuse ? demanda un petit.
— Est-ce qu'elle avait ramé toute seule jusqu'à l'autre bout de la mer ? s'écria une petite fille, les yeux brillants.
— C'était une guerrière ? »
L'Ancienne sourit, retira soigneusement la longue cuillère de bois et la déposa à côté du foyer. Les flammes nimbaient sa peau cuivrée d'ombres et de lumière. Le soleil, qui avait basculé de l'autre côté de l'horizon, avait abandonné le monde entre les mains de la nuit, dont la noirceur avait pris toute la place au-dehors. Le cercle qui éclairait la petite assemblée avait rétréci, grignoté par l'obscurité. Le vent sifflait, mais la nuit sembla elle aussi prêter une oreille aux paroles de l'Ancienne, dont les longs doigts s'agitaient et formaient des ombres sur la paroi de toile.
« Elle n'avait pas traversé la mer, mais elle avait suivi le fleuve, d'abord sur un traineau, puis quand la glace s'était changée en eau, elle avait embarqué sur une péniche qui la mena au coeur de terres plus chaudes. Elle laissa les chiens rentrer d'eux-mêmes, sauf son fidèle Ciel, qui l'accompagna dans les confins de l'Empire des Cerisiers, puis sur les hautes montagnes de Feu, auprès des dragons dévoreurs d'histoire — elle parvint à en flatter un suffisamment pour qu'il lui partage l'une des légendes dont il s'était emparé. De l'autre côté, elle remonta le fleuve qui traversait le Désert ocre et visita des temples érigés à l'effigie de dieux-chats. Je n'aurais pas le temps de vous conter toutes ses aventures, mais la plus grande et la plus importante d'entre elles n'intervint que lorsqu'elle entama le long voyage du retour, qui la ferait cette fois passer par la mer et par d'autres contrées. »
L'Ancienne marqua une pause, semblant rassembler ses idées, puis d'un léger mouvement de la main, captura une flamme qu'elle modela sous la forme d'un bateau, puis l'envoya voguer au-dessus des têtes de ses auditeurs.
« Sedna et Ciel embarquèrent sur un grand voilier, qui devait traverser la mer en trois semaines. Cinq années les séparaient de la date de leur départ, et le mal du pays se disputait à l'amour de tous ces beaux paysages qu'ils avaient parcourus. Lors de la dernière nuit de voyage, la pire tempête qu'il aient jamais essuyée éclata au-dessus de la mer, ballotant le bateau comme un fétu de paille. »
Les enfants frémirent, et une petite fille porta les mains à sa bouche.
« J'espère qu'elle ne va pas se noyer !
— Écoute la suite, Dana. »
L'Ancienne renvoya sa flamme dans le feu, puis mima l'ombre d'une gigantesque vague.
« Les marins peinaient à maintenir le navire à flots, cramponnés aux cordages et au gouvernail ; mais personne ne parvenait plus à se repérer ou à savoir s'ils voguaient dans la bonne direction. Ciel hurlait à la mort dans la cabine, et Sedna voulut sortir sur le pont pour apporter son aide. Mais au milieu des éclairs, elle aperçut une forme percuter une voile et se rattraper aux cordages, avant de glisser lentement jusqu'au sol, non loin de la trappe où se trouvait encore Sedna. Sa peur momentanément oubliée, elle s'approcha, s'attendant à trouver une mouette ou un oiseau échoué... mais à la place, il y avait une jeune femme ! »
Les petits ouvrirent de grands yeux, suspendus aux lèvres de la vieille femme.
« Elle semblait sonnée, mais n'avait apparemment rien de cassé. Sedna se demanda si c'était une magicienne de l'ouest, capable de métamorphose, ou une cavalière de griffons qui serait tombée de sa monture. Elle ne vit cependant ni stigmate de transformation, ni n'entendit le cri d'une quelconque créature dans le ciel. Elle tira la jeune femme jusqu'à la sécurité de sa cabine, où Ciel la renifla avec méfiance.
Cette dernière, aux longs cheveux trempés, regardait autour d'elle avec un mélange de stupeur et d'incompréhension. Sedna l'enveloppa dans une couverture.
— Vous allez bien ? Comment vous appelez-vous ?
De grands yeux écarquillés furent sa seule réponse.
— Comment avez-vous atterri ici, au milieu de la tempête ?
— Je... je n'arrive pas à croire que je comprends une langue que j'entends pour la première fois de ma vie, bredouilla l'inconnue. Où est-ce qu'on est ? Je suis en train de rêver, c'est ça ?
Elle agrippa les bras de Sedna.
— Vous avez dû vous cogner la tête. Nous sommes sur un bateau, au milieu de la mer Intérieure. On est en direction de la toundra de mon peuple.
Ciel, qui paraissait avoir décidé que la nouvelle venue n'était pas une menace, posa sa tête sur son genou. Elle eut un mouvement de recul, avant de le caresser d'une main tremblante.
— Reposez-vous. Je vais prévenir le capitaine que vous êtes... arrivée.
Elle se pencha à la lucarne.
— L'orage semble commencer à s'éloigner, même si la mer est encore agitée.
Elle s'apprêtait à laisser l'inconnue, toujours mutique, en compagnie de Ciel, mais au moment où Sedna allait passer la porte :
— Felicity. Je m'appelle Felicity, fit-elle d'une petite voix.
— Enchantée, Felicity. Je m'appelle Sedna, de la tribu du grand nord.
— Tout cela est si étrange... et dire qu'il y a quelques minutes, j'étais à mon bureau.
Sedna fronça les sourcils.
— À votre bureau ?
— Oui, j'essayais de continuer mon histoire, je voulais que mes lecteurs aient la suite pour Noël... seulement voilà, je l'ai perdue. J'ai voulu la rattraper, et j'ai atterri... ici.
Sedna connaissait bien le caractère volatile et inconstant des histoires, qui n'en faisaient qu'à leur tête et pouvaient vous filer entre les doigts. C'était l'essence même de son si long voyage. Tout le reste de cette longue nuit, où chaque heure les flots devenaient un peu plus calmes, les deux femmes se racontèrent leurs histoires, dans une sincérité rare et précieuse. Felicity venait d'un autre monde, en tous points différent de celui de Sedna, sans dragon ni griffons, mais qui aimait les histoires et qui fêtait la nuit du solstice d'hiver, tout comme elle.
Au petit matin, dans la lueur grisâtre qui précède l'aube, le navire accosta afin de déposer les deux femmes sur les côtes du grand nord, où la neige et le froid régnaient déjà en maître. Sedna prêta des vêtements chauds à l'étrangère, qui était vêtue de façon bien étrange, et salua l'équipage, le coeur en paix à l'idée de fouler à nouveau sa terre natale.
— Au revoir capitaine Puck, que le vent vous soit favorable !
Felicity, qui avait accepté l'invitation de Sedna à la suivre dans sa tribu, s'interrompit dans sa descente de la passerelle, et parut bouleversée. Elle ouvrit la bouche, comme pour dire mille paroles mais sans savoir laquelle choisir, puis après avoir dévisagé le capitaine, remonta le serrer dans ses bras.
— Tu es exactement comme dans mon imagination, fut la seule chose qu'elle parvint à prononcer, avant de devoir mettre pied à terre.
Elle n'expliqua rien à Sedna sur le moment, les yeux brillants et la gorge nouée d'émotion, mais celle-ci comprit par la suite que cela avait un lien avec l'histoire perdue de Felicity.
Elles marchèrent toute la journée, Sedna espérant retrouver sa tribu à temps pour la nuit du solstice. Ce ne fut que le soir, alors qu'elles étaient à une demi-heure du village, qu'elle osa demander directement :
— Ton histoire, de quoi parle-t-elle ? Quel est le lien avec ce monde ?
— Je ne sais pas exactement, mais elle parle de magie, de navires et de pirates. Je suis quelqu'un qui abrite maints personnages sous mon crâne, maintes idées qui se hâtent et se bousculent... mais je n'arrivais plus à avancer, je n'arrivais plus à me satisfaire de ce que je racontais... tu as une telle facilité à compter les choses, toi. Mais moi je me mets beaucoup de pression, j'ai peur de décevoir. Alors mon histoire en a eu marre de m'attendre et s'est dispersée aux quatre coins de l'Imaginaire. Et je crois qu'on m'a envoyée ici pour la retrouver, fragments par fragments. Afin de la terminer, et la livrer au monde.
Elle sourit. Au même moment, le cri aigu d'un aigle résonna sur la lande glacée. Sedna leva la tête, et aperçut le gigantesque dieu-aigle des légendes. Elle tomba à genoux. L'oiseau, au plumage couleur de neige, les observa avec bienveillance. Puis, il abaissa une de ses ailes et fit signe à Felicity de grimper.
Celle-ci s'exécuta, puis se tourna vers Sedna.
— Merci pour tout, ma nouvelle amie. J'aurais adoré découvrir ta tribu, mais je crois que le reste de mon histoire m'attend. Je reviendrai te voir lorsque ma quête sera terminée.
Après un geste de la main, elle s'envola vers les étoiles, jusqu'à ce que son image disparaisse au milieu de la lune. »
Le silence retomba sur la yourte. Les enfants, happés par le récit, n'osaient plus bouger. Le vent était tombé et les pans de la tente demeuraient immobiles.
— À ce jour, je ne l'ai jamais revue.
Sedna l'Ancienne se saisit de sa cuillère en bois et la plongea de nouveau dans la soupe, le coin de ses lèvres plissés dans un sourire nostalgique. Cependant, des pas légers se firent entendre sur la neige au-dehors, et l'entrée de la yourte ondula. Sedna l'Ancienne se leva et tira le pan de toile, faisant entrer la lueur de la lune.
Face à eux se dressait un magnifique renne, aux ramures impressionnantes, dont le pelage brillait de l'éclat argenté de l'astre. Une lueur éclaira le visage de la vieille femme, qui s'avança au-dehors.
— Le moment est donc enfin venu.
Elle tendit la main, osa caresser le museau du dieu-renne, et se tourna vers sa tribu.
— Mes amis, mon périple avec vous prend fin. Un nouveau voyage m'attend, plus loin encore que celui de ma jeunesse. J'espère que mes récits continueront à vivre en vous, comme mon souvenir dans votre coeur. Il faut faire vivre les histoires, surtout la nuit du solstice, où elles peuvent devenir si réelles... Puisse le vent guider vos pas.
Puis, comme Felicity s'était hissée sur le dos de l'aigle, Sedna se hissa sur le dos du renne, et dans une bourrasque, disparut dans la nuit.
Ecrit par Renarde_de_Brume
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