🌟11 Décembre🌟

La première fois, il avait posé des questions.

J'étais alors adossé contre le mur. Il venait de se battre contre deux hommes. Mes agresseurs. Il m'avait paru grand à ce moment-là, et fort aussi. Bien plus que moi. La lumière du soleil faisait briller ses cheveux dorés. On aurait dit un ange avec un halo autour de la tête, d'autant plus qu'il était apparu en tombant du ciel.

Il s'était accroupi devant moi. Au niveau de mes yeux, il paraissait tout de suite moins impressionnant. On aurait dit une brindille prête à se briser au moindre coup de vent. Si je ne l'avais pas vu faire de mes propres yeux, je n'aurais jamais pu deviner qu'il venait, de son corps frêle, de mettre en déroute deux hommes de deux fois sa taille et deux fois plus baraqués. Pourtant, il l'avait fait. Et la seule trace de combat qu'il restait était sa lèvre fendue en deux et saignant abondamment. Il ne semblait même pas fatigué de l'effort qu'il venait de fournir. Mes jambes à moi tremblaient encore. Même ça, je n'étais pas capable de l'empêcher.

Il m'avait regardé avec une curiosité qui masquait ce qui m'était apparu comme de l'inquiétude. Je lui avais répondu par un regard froid. J'aurai sans doute dû le remercier, mais je n'en avais pas envie. Ici, tout avait un prix.

Il m'avait demandé mon nom. J'avais gardé le silence. Je n'avais pas de nom, ou plutôt, j'en avais une multitude. Et quand bien même j'en avais eu un en particulier, je ne le lui aurais pas donné.

Il m'avait demandé ce que je faisais là. Il n'avait pas eu plus de réponse de ma part que pour sa première question. L'usage de la parole était encore ce qu'il me restait, et j'étais déterminé à ne pas gaspiller mon droit avec cet inconnu. Même s'il m'avait aidé. Surtout parce qu'il m'avait aidé.

Il avait essayé d'obtenir d'autres informations de moi. Je ne lui avais rien appris. J'avais gardé ma bouche fermée. Hors de question de répandre ma salive inutilement. D'autant plus que l'eau était une ressource précieuse dans les bas-quartiers.

Il m'avait scruté d'un œil aiguisé. J'avais alors eu l'impression d'être mis à nu. Même sans parler, il semblait recueillir des informations à mon sujet. C'était terrifiant de se laisser observer ainsi, mais je n'avais pas détourné le regard. Au contraire, j'avais relevé le menton et je ne l'avais pas lâché des yeux. Je ne voulais pas être le premier à faire preuve de faiblesse.

Il avait fini par me tendre sa main, paume vers le haut. Il avait esquissé un léger sourire et avait dit :

- Donne-moi ta main.

Je n'avais pas bougé. Je le regardais toujours d'un regard que je savais glacial. Il était resté de marbre, immobile, la main tendue. Pendant longtemps. Il attendait que je m'en saisisse, j'attendais qu'il s'en aille. Mais aucun de nous ne bougeait. Alors, au bout d'un moment, j'avais fini par dire :

- Va-t'en.

Et il était parti.

~*~

La deuxième fois, il m'avait redemandé mon nom.

C'était le lendemain, et il m'avait de nouveau aidé. Sa lèvre n'avait pas encore eu le temps de cicatriser et une trace bleuie commençait à apparaître sur sa pommette droite, en conséquence au coup qu'il avait reçu peu de temps auparavant.

Je ne lui avais pas répondu. Il n'avait pas insisté. Il s'était de nouveau accroupi en face de moi et m'avait observé de ses yeux scrutateurs.

Il m'avait tendu la main, encore. J'avais réagi de manière identique à la première fois. Il était revenu à mon secours une seconde fois, certes, mais je ne lui devais rien.

Je lui avais demandé de partir. Et il l'avait fait.

~*~

La troisième fois et toutes les fois qui avaient suivies, il ne m'avait plus posé de questions.

Chaque jour, il revenait. Chaque jour, il affrontait les membres du gang qui en avait après moi, sans rien me demander en retour. Ces adversaires n'étaient jamais les mêmes. Chacun d'eux était toujours frais et dispo, tandis que lui accumulait les ecchymoses et la fatigue. Pourtant, il ne faiblissait pas. Il sortait vainqueur de chaque combat et revenait sans faute le lendemain. Et le surlendemain. Encore et encore.

Il me fixait toujours autant. Je ne lui parlais pas. Sa régularité m'effrayait et me rassurait en même temps.

Il avait pris l'habitude de s'adosser au mur à côté de moi. Il gardait le silence, je faisais de même. J'aimais ce silence. Pourtant c'était toujours moi qui finissais par parler en premier. Il me tendait la main, systématiquement, et je répondais toujours à l'identique. Je lui demandais de partir. Je le lui ordonnais presque.

Il obéissait à chaque fois.

~*~

La septième fois avait commencé comme toutes celles qui l'avaient précédée.

Il avait débarqué de nulle part, semblant tomber du ciel. En vérité, je savais que c'était en sautant d'un toit qu'il arrivait à chaque fois. Pour se donner en spectacle ou pour avoir l'effet de surprise, je me disais. C'était sans doute un savant mélange des deux. Mais les hommes n'étaient plus étonnés de le voir arriver. Ils avaient été prévenus. Ils arrivaient toujours plus forts, toujours plus préparés. Et le garçon aux cheveux dorés peinait toujours plus à les battre.

Cette fois-là, il était à nouveau parvenu à sortir vainqueur de son combat. Mais son corps montrait des signes de faiblesse. J'avais appris à les connaître, à force. Ce n'était pas habituel de les trouver chez lui. Il n'en montrait aucun habituellement. Mais le combat s'était éternisé. Ses jambes tremblaient. Il s'était affalé à côté de moi plus qu'il ne s'était assis. Il avait gardé le silence. Cette fois, je l'avais trouvé pesant. Alors j'avais demandé :

- Pourquoi est-ce que tu te bats pour moi ?

Il m'avait regardé, longtemps. Si longtemps que je ne pensais pas qu'il reprendrait la parole. Mais il l'avait fait, et sa réponse m'avait laissé perplexe. Elle ne semblait pas avoir de lien avec ma question. Pourtant, c'était indéniablement la meilleure réponse qu'il aurait pu donner.

- Je peux mettre un terme à ces agressions.

C'était ce qu'il avait dit. Sa voix m'avait paru plus ferme que dans mes souvenirs. Plus rauque aussi. Elle sonnait comme une promesse. J'avais envie de croire en cette promesse, plus que tout. Je ne pouvais pas. L'espoir n'apportait que déception. Et j'avais trop été déçu pour prendre le risque de l'être de nouveau. Alors, au lieu de lui demander de tenir parole, j'avais dit :

- Va-t'en. Et ne reviens pas.

Il avait pris plus de temps que d'ordinaire pour partir. Il continuait de me dévisager. Je ne pouvais rien déchiffrer sur son visage, ni dans son regard. Je l'avais poussé, de toutes mes forces. C'était à peine s'il avait bougé. Mais ça avait au moins eu le mérite de le faire partir.

~*~

Il n'était pas revenu la huitième fois, ni les fois suivantes.

J'en avais été heureux, au début. Mon quotidien revenait à la routine que j'avais presque toujours connue. Voler, courir, se faire frapper, panser mes blessures, fouiller les poubelles en quête de nourriture, dormir à même le sol, et recommencer. A l'infini. Les jours se succédaient à l'identique. C'était rassurant.

Au bout de quelques fois où il n'était pas revenu, j'avais cependant commencé à ressentir un manque. Son absence m'inquiétait. Je me demandais s'il ne revenait pas parce que je le lui avais demandé, ou parce qu'il lui était arrivé quelque chose. Je me surprenais à lever la tête vers le ciel dans l'espoir de le voir. Puis je me réprimandais, car je ne devais pas espérer.

Malgré tout, je le faisais. Et à un moment donné, je cessais même de me le reprocher. Je ne demandais alors plus qu'une chose : le revoir. Quand bien même je le voulais profondément, il avait déjà brisé ma routine et rien ne pourrait la faire revenir.

Alors je me laissais à espérer.

~*~

La douzième fois, une vingtaine d'hommes m'avaient présenté leurs excuses.

J'avais d'abord pensé qu'ils venaient pour me frapper et m'ôter encore le peu de dignité que je possédais. Ils n'en avaient rien fait. Ils s'étaient mis à genoux devant moi et m'avaient prié de les excuser. Ils m'avaient tendu un sac, rempli d'argent et tous ce qu'ils m'avaient arraché, jours après jours, années après années.

Ils n'avaient pas attendu que je leur pardonne leurs actions avant de s'en aller. Ils auraient eu à attendre longtemps, s'ils l'avaient fait. J'étais silencieux. Mais ce n'était pas le silence que je cultivais habituellement. J'étais muet de stupeur.

Je les avais regardés comme à travers un voile de brouillard. Mon cerveau ne parvenait pas à enregistrer ce qu'il s'était passé, encore moins à le comprendre.

J'étais sorti de ma torpeur lorsqu'ils m'avaient tourné le dos. La pensée qu'ils étaient vulnérables me traversa l'esprit. Il y avait un poignard dans le sac qu'ils m'avaient laissé. Rouillé, certes, mais ça n'en était pas moins une arme potable pour blesser au moins l'un d'entre eux. Mais, alors que je me penchais pour saisir le couteau, une autre voix m'avait retenue. Je ne pouvais pas m'abaisser à faire ça. Ça aurait été comme me mettre à leur niveau. Et ça aurait été équivalent à creuser ma propre tombe. J'avais mieux à faire.

J'avais agi instinctivement, saisissant le bras d'un des hommes, poussé par un élan de courage que je ne reconnaissais pas. Je l'avais forcé à se retourner pour me faire face. Il y avait quelque chose de fou au fond de ses yeux. Un mélange explosif de haine et de colère. Je ne m'étais pas démonté.

- Pourquoi est-ce que vous avez fait ça ? j'avais demandé.

C'était une question à double sens. Il pouvait répondre à l'un ou à l'autre, à ce moment-là la moindre réponse m'aurait satisfait.

Il avait dégagé son bras de mon emprise et commençait à faire demi-tour. Tout en s'éloignant, il avait tout de même répondu.

- Quelqu'un a interféré en ta faveur.

~*~

La treizième fois avait été la dernière.

Mes agresseurs avaient tenu promesse et n'était pas revenus. J'avais pu m'acheter de quoi faire ce qui s'apparentait le plus à un festin pour moi ainsi que des nouveaux vêtements grâce à l'argent qu'ils m'avaient rapporté la veille.

Je m'étais assis dos au mur, cette fois-ci sans nouvelles blessures. Rien que mes courbatures et mes pensées intrusives.

Ce jour-là, elles avaient décidé de se focaliser sur une question en particulier. Une fois n'est pas coutume, elles n'étaient pas éparpillées. Et étonnement, elles étaient d'accord sur une seule et unique réponse à la fameuse question qui me torturait. Une seule personne aurait pu intervenir pour m'aider de manière aussi considérable.

Comme pour confirmer ce que je savais déjà, le garçon longiligne était apparu juste devant moi en fin de journée. Il avait sauté du toit et m'avait regardé sans se mettre à mon niveau, contrairement à ce qu'il s'était habitué à faire toutes les fois où il était venu. Il était resté debout. Derrière lui, le soleil couchant faisait irradier de mille feux sa couronne de cheveux. Plus que jamais, il avait les allures d'un dieu.

- C'est toi ? j'avais demandé.

Il n'avait pas répondu. Son expression était restée aussi impassible que jamais. Aucune émotion, aucune réponse ne passait dans son regard. Pourtant je savais. Je savais que c'était lui. Il avait tenu sa promesse. Quelque part, cela m'avait soulagé d'un poids immense. A cause de lui, j'avais osé espérer de nouveau. Et il ne m'avait pas trahi. Il était resté fidèle. Cette simple pensée m'avait inondée les yeux de larmes. J'avais mal. Très mal. Mon cœur était pressé dans ma poitrine et je peinais à respirer. Jamais je ne m'étais senti aussi bien. Soulagé. Libre. Heureux.

Il n'avait pas répondu. Il m'avait simplement tendu la main, paume vers le haut. Et cette fois-là, je l'avais saisie.

Écrit par SerialiseusePotter

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