LES CUISINES
Les effluves qui accueillirent la délégation amoindrie à l'étage suivant étaient assez proches de celles qu'ils venaient de quitter au précédent, mais avec un soupçon d'oignon et de navet en arrière-plan. L'espace qui s'ouvrait devant eux, aussi vaste que celui des Loges, était parsemé de pauvres affairés autour d'ustensiles aux tailles et aux formes variées. On ne voyait plus de cloisons : ici, tout l'étage semblait un même et immense capharnaüm culinaire, sans frontières ni délimitations précises. Un peu partout dans ce large terrain vague, hommes, femmes et enfants travaillaient à remuer toutes sortes de mixtures plus ou moins visqueuses et odoriférantes dans des casseroles et des marmites parfois aussi grandes qu'eux-mêmes.
On préparait visiblement ici la tambouille collective qui allait se répandre parmi tous les estomacs résidant aux étages inférieurs, mais une question pratique, à cette vue, turlupinait le Ministre : comment diable descendait-on cette immonde potée jusque dans les Loges, en l'absence d'escalier et d'ascenseur ? Les ingénieurs émettaient plusieurs hypothèses à cet égard, dont la plus séduisante était celle de l'existence de trappes dissimulées dans le plancher et abritant des monte-plats. La principale objection était que l'on eût vu les monte-plats, ou du moins leurs cages, parmi les plomberies de l'entresol, or on n'y avait rien aperçu de ce genre. Une autre théorie était que le contenu des marmites fût directement déversé dans des entonnoirs reliés aux canalisations, et fît le voyage à travers les tuyaux qui garnissaient l'entresol jusqu'aux Loges où il sortait par les robinets, voire par des pommeaux de douche fixés au plafond, vers lesquels les pauvres tendaient leurs bouches grandes ouvertes pour accueillir la céleste boustifaille. Thèse invérifiable, car personne n'avait songé à lever les yeux en visitant les Loges pour voir s'il y avait des pommeaux de douche au plafond.
Une autre question sirupeuse était la composition exacte de la mélasse qui se touillait en ces lieux. Les interprètes s'enquirent de ladite substance auprès des principaux intéressés, mais les retours divergeaient : selon certains, les ingrédients venaient « d'en bas », selon d'autres, « d'au-dessus ». La nature même des ingrédients n'était pas définie dans les réponses que faisaient les pauvres, seule était évoquée leur provenance, car une fois encore, dans leur langage, la nature et l'origine étaient une seule et même chose.
Plusieurs récipients traînaient à même le sol, si bien que le Ministre mit par inadvertance le pied dans une soupière bouillonnante. Plus de peur que de mal, heureusement : il s'extirpa aussitôt du piège, et en fut quitte pour une belle frayeur et l'inscription d'un ensemble pantalon/paire de chaussures ministériels au budget prévisionnel de la semaine suivante. Comme on ne parvenait pas à apprendre quoi que ce fût sur l'énigmatique bouillabaisse, et qu'il était de toute façon exclu d'y goûter, on se mit en quête de l'échelle la plus proche pour continuer l'ascension.
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