LES ANNEAUX DE SATURNE

« Facilis ascensus Averno. »

Pseudo-Virgile, Catabase de Nabonide.

Les Anneaux de Saturne

Tandis qu'il faisait nouer sa cravate par son assistant dans la salle de bains du Palais Ministériel ce matin-là (il lui avait demandé un nœud gordien, mais les nœuds n'étaient pas son fort), le Ministre ne vit pas les images du Ministre faisant nouer sa cravate par son assistant dans la salle de bains du Palais Ministériel à la télévision, et pour cause, car, comme il le disait souvent lui-même, quand on passe à la télévision, c'est qu'on fait un métier qui ne laisse pas le temps de la regarder. L'agenda de la journée était d'ailleurs chargé : le Ministre devait consacrer la matinée et une bonne partie de l'après-midi à la visite des Champs d'Honneur, un quartier défavorisé de la proche banlieue de la Capitale, avant d'enchaîner sur une conférence de presse et un dîner de charité en faveur des orphelins souffrant de maladies orphelines.

Sur le Boulevard Périphérique, pendant que son assistant continuait de nouer sa cravate et que sa limousine basse consommation grappillait quelques mètres entre deux arrêts dans les embouteillages matutinaux, il songea aux anneaux de Saturne, et à la célèbre citation de quelque astronome renommé, selon qui il était plus facile de faire le trajet entre Saturne et ses anneaux que de passer d'un anneau à l'autre. Pas étonnant que Saturne, perdant patience, ait fini par les manger, ces fameux anneaux, se dit le Ministre, puisant dans un nébuleux fonds de souvenirs mythologiques. Il fit noter à son assistant de lui rappeler de reproposer au prochain Conseil des Ministres sa fameuse idée de faire construire un contournement du Boulevard Périphérique, car décidément, ce dernier n'était plus viable, et la récente décision gouvernementale d'avancer d'une heure le lever du soleil pour mieux répartir les horaires de départ au travail n'y avait rien changé.

Une fois quitté le Boulevard Périphérique, sur les petites routes urbaines, les nombreux grands travaux de réaménagement que le Ministre avait dernièrement fait voter l'obligèrent à emprunter diverses déviations qui le retardèrent de plusieurs heures, et lorsque son assistant le réveilla à l'approche des Champs d'Honneur, il se dit qu'il comprenait enfin pourquoi ces quartiers étaient surnommés par la presse les « îles intérieures de la République ».

L'immeuble, monumental, en forme de U mal fini, avait d'ailleurs plutôt l'allure d'un atoll, ou d'une pince de crabe titanesque qui menaçait de se refermer sur le cortège ministériel arrivant près de l'entrée. En descendant de la limousine, le Ministre enjamba d'un entrechat une flaque d'eau inattendue (comment faisaient-ils pour toujours avoir de la pluie dans ces quartiers, quand partout ailleurs dans le pays le temps était au beau fixe depuis une bonne semaine ? Microclimat insulaire, sans doute) avant de lever les yeux vers l'imposant parpaing résidentiel qu'il allait devoir inspecter de fond en comble. L'ensemble, à vue de nez, était presque aussi colossal que le Palais Ministériel : si l'on voulait boucler la visite en temps et en heure, il allait falloir l'accomplir au pas de course. C'était une corvée nécessaire, si l'on comptait maintenir le lien parfois ténu entre le petit peuple et ses gouvernants, si l'on souhaitait préserver une certaine forme de cohésion nationale. Certes, on avait bien essayé de faire venir un pauvre au Palais Ministériel, une ou deux fois, mais le problème était que lorsque l'on invitait un pauvre, il en arrivait toujours plusieurs, et la situation devenait vite ingérable, aussi avait-on décidé que dorénavant, ce serait lui, le Ministre, qui irait au charbon.

De l'extérieur, d'après les ingénieurs qui accompagnaient le Ministre, le bâtiment paraissait en assez bon état : quelques fissures d'usure çà et là, les peintures s'écaillaient un peu et certaines gouttières étaient percées, mais les murs épais tenaient bon, et les Champs d'Honneur avaient visiblement encore de belles années devant eux. En dépit des bulletins alarmistes qu'on lui avait lus, la situation n'était donc, somme toute, pas si grave que cela.

Le Ministre consulta son assistant sur le programme de la visite : il s'agissait de suivre heure par heure, une journée typique des Honorocampins, d'étage en étage, pour dresser un bilan représentatif de leurs conditions de vie, en ménageant des temps d'échange avec les autochtones. Un groupe d'interprètes prévu à cet effet accompagnait la délégation, car l'une des grandes difficultés diplomatiques de cet exercice était que les pauvres et le Ministre ne parlaient pas la même langue, et qu'en outre l'idiome des pauvres était notoirement confus, s'éparpillant en une foultitude de dialectes, d'idiolectes, de sociolectes et de cryptolectes rendant la présence d'un seul interprète dérisoirement insuffisante. Dans le parler vernaculaire et polymorphe des pauvres, chaque mot avait au minimum trois ou quatre sens possibles, ainsi que plusieurs variantes dont les nuances amenaient autant de significations supplémentaires. Par exemple, le mot qu'ils employaient pour dire « Ministre » était le même que pour dire « télévision », « poker » et « fumée », avec certaines variantes pouvant signifier « coin de table », « viande trop chère », « ergoter » ou encore « truc pour récurer le siphon du lavabo ». Ils n'avaient d'ailleurs pas de mot pour dire « oui » ou « non », mais tout un éventail d'expressions couvrant les lises fangeuses qui s'étendaient entre « on sait pas trop », « ptête ben » et « on verra bien », ce qui, comme on l'imagine, rendait la question du vote assez compliquée. Face à un tel défi linguistique, mieux valait arriver solidement armé.

Le hall de l'immeuble était désert, exception faite d'un pauvre qui s'était endormi debout contre un mur, la joue aplatie sur le béton, près de l'ascenseur. Le Ministre s'était attendu à un comité d'accueil, même réduit (on sait que les pauvres ne sont pas à cheval sur le protocole, mais il y a des limites), et les interprètes lui détaillèrent les multiples raisons pouvant expliquer ce manque de cérémonie : les autres interprètes envoyés en amont, la semaine précédente, pour avertir les résidents de la visite ministérielle, avaient pu rencontrer quelque obstacle à la communication ou à la compréhension de leur message, ou alors les pauvres, qui avaient la mémoire notoirement courte, avaient pu se tromper de date, ou bien encore la visite tombait inopinément à l'heure d'une de leurs émissions préférées (satanés embouteillages !). De toute façon, on allait bientôt les voir pointer le bout de leur nez, puisque c'était presque l'heure du Lavement.

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