LE TOIT (fin)
Une foule inattendue grouillait sur la grande terrasse qui recouvrait toute la toiture de l'immeuble. On avait l'impression de retrouver un second ensemble de loges à ciel ouvert, comme un supplément à la population interlope des étages habités – ou plutôt un excédent. En lieu et place des cloisons qui compartimentaient l'espace à l'intérieur, on trouvait ici des échafaudages de fortune, des tentures trouées et des draps mille fois recousus : tout n'était que rapiècement et bigarrure. En haut comme en bas, des farandoles de mouflets se bousculaient en tous sens, et il était toujours aussi impossible de dire qui demeurait où.
À la différence de ce que l'on avait vu plus bas, toutefois, le grouillement général semblait ici converger insensiblement vers un point donné, un centre de gravité, pour ainsi dire, que le Ministre et ses subalternes cherchaient à identifier. Il fallait naviguer avec prudence dans les méandres étriqués de ce bidonville céleste – quelquefois, sans prévenir, derrière un drap, le rebord, la corniche, le vide. Il y avait une extrémité du toit – ouest, probablement – où les pauvres s'agglutinaient par grappes de plus en plus resserrées, jusqu'à ne plus en former qu'une seule. Le dos tourné, tous fixaient un unique objet, que leur masse opaque dissimulait au Ministre.
Se séparant de sa suite, il se fraya un passage à la force des coudes et parvint tant bien que mal à l'avant, où il découvrit enfin ce qui obnubilait tous les pauvres. La télévision, la seule de l'immeuble, trônait sur le rebord du toit, joyau de la couronne des Champs d'Honneur, divinité tutélaire de cet Olympe de béton armé. On voyait à l'écran la visite du Ministre aux Champs d'Honneur – doublée et commentée en pauvre, naturellement, si bien qu'il n'y comprenait goutte – retracée étape par étape : le Lavement, la Course, les Loges, la Plomberie, les Cuisines, le Débarras, l'Étage Vacant, les schmürz, les Morts, pour arriver finalement au Toit. On le voyait slalomer entre les draps miteux et jouer des coudes entre les pauvres pour arriver devant eux et regarder la télévision.
Ce qui arrivait alors était flou (l'image était neigeuse), un mouvement de foule, probablement. Le Ministre plissa les yeux pour mieux voir ce qui se passait à l'écran. Une grande mêlée confuse de pauvres éclatait, qui ne durait qu'un instant, et lorsqu'elle se dispersait, on voyait le Ministre basculer par-dessus le rebord et tomber du toit. Heureusement, il était retenu in extremis par sa cravate accrochée à une gouttière, et il poussa un soupir de soulagement. Mais le nœud soi-disant gordien noué par son assistant n'était pas totalement terminé, et au bout de quelques secondes, il se défit.
Ce n'est qu'à cet instant que le Ministre comprit que la situation était bien plus grave qu'il ne l'avait envisagé.
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