LA COURSE
De retour au rez-de-chaussée, la petite nébuleuse ministérielle emprunta un couloir qui débouchait sur une autre grande salle, plus étroite et toute en longueur, formant une sorte de corridor qui traversait le bâtiment central d'un bout à l'autre. Aux deux extrémités se trouvaient de hautes portes cuirassées de volets métalliques. Le Ministre s'entendit conseiller de se rapprocher du mur latéral autant que possible, et chacun fit de même, afin de libérer un maximum d'espace pour la Course, qui était la deuxième grande étape de la visite.
On allait sortir les montres à gousset quand un crissement stentorien se fit entendre de part et d'autre du corridor : les lourds volets se soulevaient, et derrière eux, un magma humain tremblant et rugissant s'apprêtait à déferler. Le Ministre plaqua le dos au béton et rentra le ventre. De chaque côté fusèrent alors des chariots de supermarché lancés à pleine vitesse, et contenant chacun entre un et cinq pauvres. Une pluie de sifflements stridents traversa l'espace tandis que les bolides frôlaient le personnel ministériel, uniment aplati contre les murs, et aussitôt les chariots commencèrent à se percuter avec fracas, propulsant à grand bruit leurs passagers au sol ou au plafond, quelquefois par paquets entremêlés. Au cœur de cet ouragan horizontal, le Ministre se sentit soudain emporté par une force irrésistible : l'un des chariots avait accroché au passage sa cravate, dont son assistant, fort heureusement, n'avait pas eu le temps de finir le nœud dans la limousine, et qui se détacha immédiatement, évitant le pire.
Pris de vertige face à la frénésie de ce grand accélérateur de particules, le haut fonctionnaire ferma les yeux et ne fit plus que se cramponner à la surface désespérément lisse derrière lui, en écoutant le tonnerre du métal, des crânes et des tibias qui s'entrechoquaient alentour. Par bonheur, l'effroyable ruée prit fin assez vite : au bout de deux minutes à peu près, il rouvrit un œil pour ne plus voir que quelques retardataires clairsemés naviguer à tire-d'aile entre les corps et les épaves qui jonchaient le sol. Une fois le calme et le silence revenus, on se décolla des murs et l'on constata l'ampleur des dégâts. Pas étonnant que le taux de mortalité soit plus élevé, et l'espérance de vie moins longue, chez ces gens, pensa le Ministre. Mais surtout, quel était le sens de toute cette mascarade ? Qu'espéraient-ils donc, en se livrant à ce jeu de massacre ? Pas de classement, de gagnants ni de perdants : pouvait-on même appeler cela une course ? Ainsi s'interrogeait-il tandis qu'on le menait vers l'ascenseur, et il songeait, en quittant cette singulière hécatombe, à la légende antique du mont Anthène, cette montagne mythique au pied de laquelle les mortels venaient courir pour obtenir quelque faveur des dieux.
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