2ÈME ENTRESOL -- DÉBARRAS

L'entresol suivant était plus encombré encore que le premier, non par le réseau de plomberie, mais par un copieux bric-à-brac où s'entassaient pêle-mêle chambres à air, vaisselle ébréchée, mobilier miteux et chiffons en tout genre. On escaladait malaisément les armoires éventrées, on chevauchait les canapés bossus, on se cognait contre les réfrigérateurs boiteux et l'on dérapait dans des baignoires fossiles, le tout sous un plafond clairement trop bas. Il y avait parmi tout ce matériel désaffecté de nombreuses pièces qui eussent pu bénéficier d'une seconde vie, et le Ministre suggéra aux ingénieurs d'établir un inventaire des éléments réutilisables, car après tout, s'ils étaient venus essentiellement pour faire un état des lieux, il n'y avait pas de mal à remettre aussi un peu d'ordre, comme Hercule, selon la légende, dans les écuries du Duc d'Auge.

Parmi les débris qui jonchaient l'entresol, on trouvait des épaves de téléviseurs dont les écrans crevés portaient encore la trace des silhouettes qui les avaient le plus régulièrement hantés. Un ingénieur en dénicha une dont les contours, de l'avis général, s'accordaient bien avec ceux du Ministre. La silhouette en question, visible de la tête aux pieds, occupait le coin supérieur gauche, et semblait tomber, la tête la première, vers le grand trou bordé de crocs qui s'ouvrait au centre de l'écran et s'élargissait à presque toute la moitié inférieure. Le Ministre admit du bout des lèvres la ressemblance, qu'il ne trouvait pas franchement convaincante (la corpulence de la silhouette était exagérée). Il y avait en vérité une surreprésentation frappante des téléviseurs dans ce grand fatras ménager périmé qui tendait à prouver l'invincible empire qu'exerçait l'appareil sur les esprits étiques des Honorocampins, ou des « insulaires », comme on les surnommait ailleurs dans la République. La télévision était probablement leur unique fenêtre sur la réalité extérieure, l'ultime canal les reliant au monde au-delà du Boulevard Périphérique. Les interprètes lui confirmèrent d'ailleurs que dans l'idiome local, les mots pour « téléviseur », « télévision », « fenêtre », « route » et « autoroute » étaient pratiquement impossibles à distinguer. Il fit part à son assistant de quelques idées pour améliorer les choses : ouverture d'un musée dans les proches environs, création d'une chaîne télévisée entièrement consacrée aux pauvres (et où l'on parlerait essentiellement de téléviseurs et de télévision), installation d'un guichet public d'information sur le monde extérieur au rez-de-chaussée, près de l'entrée. Tout ce dont ces braves gens avaient besoin, en fin de compte, c'était de remettre un peu les pieds sur terre, tel Icare grâce au fil d'Ariane.

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