Une dernière fois.
[Une dernière fois]
Jules n'était pas du genre expressif. Quelques mois venaient de s'écouler. Contre toute attente, il avait revu Martin. De nombreuses fois. Il avait appris à vivre avec sa culpabilité, car il ne pouvait lutter contre ses désirs. Ce n'était pas parce qu'ils étaient interdits par la loi qu'il devait s'interdire d'aimer la compagnie d'un homme. Martin et lui s'étaient mis d'accord sur un point : leur histoire était purement et simplement sexuelle, et lorsque le bébé naîtrait, Martin disparaîtrait de la vie de Jules. Depuis qu'ils avaient accepté leur attirance mutuelle, Martin avait retrouvé sa petite flamme espiègle et avait même repris les affaires. En fait, Jules se faisait la réflexion qu'il n'avait jamais vu son ami aussi épanoui. Cela lui fit grand plaisir, car il parlait même de partir de nouveau en expédition commerciale par delà les océans pour découvrir encore plus de nouvelles choses à exploiter et commercialiser. Cette décision tombait à point nommé car Jules pourrait se concentrer sur sa femme et son enfant.
Mais ce n'était pas exactement ce que Martin envisageait. Un soir, alors que Jules était repassé chez son amant pour un moment de plaisir interdit, ils eurent cette conversation.
"Le bébé ne devrait plus tarder à pointer le bout de son nez.
- Ça te fait peur ?
- Non. Au contraire, j'ai hâte !
- Et alors, nous, on va devenir quoi, Jules ?
- Nous ? Je croyais que l'on s'était mis d'accord sur le fait que cela ne durerait pas...
- Tu crois vraiment que tu vas réussir à regarder ta femme dans les yeux, alors que tu préfères forniquer avec des hommes ? Je te connais mieux que personne, Jules, et tu es beaucoup trop bon pour lui infliger ça.
- Attends, tu me fais quoi, là, exactement ?
- Viens avec moi ! On part, on va vivre notre aventure à deux.
- Il en est hors de question, Martin ! On avait un accord. Et s'il le faut, j'avouerais tout à Clémence. Je sais qu'elle comprendra.
- Tu te mets le doigt dans l'œil, Jules. Ton corps réclame le miens, tu ne peux pas lutter contre ça. Viens avec moi.
- Non, Martin. Je vais être Papa, mon épouse a besoin de moi.
- Je t'en supplie, Jules, tu ne peux pas m'abandonner comme ça !
- Il n'y a plus rien à discuter. Il est préférable qu'on en reste là, Martin. Je préfère rester sur un bon souvenir, ne gâche pas tout.
- C'est toi qui gâche tout !
- C'est ça. Allez, adieu, Martin. Prends soin de toi, et bonne chance dans tes aventures.
- Jules ! Non ! Je..."
Il ne lui laissa pas le temps de continuer, et partit en claquant la porte. Il avait envie de tout plaquer et fuir, seul. Il faisait l'homme fort mais il avait de plus en plus de mal à vivre avec la culpabilité qu'il éprouvait envers Clémence. Ce monde était injuste, se dit-il. Un homme n'a pas le droit de vivre d'amour et de sexe avec un autre homme sous prétexte que cela est contre nature ? Alors si cela était contre nature, pourquoi les hommes le pratiquaient-ils ? Il n'arrivait pas à saisir la logique à cela. Si deux hommes consentants voulaient vivre leur amour ou leurs envies charnelles, pourquoi ne le pouvaient-ils pas ? Quel mal était-il donc fait ?
Ces questions le hantaient jour et nuit. Ils avaient réussi à rester discrets, mais il était évident qu'ils ne pouvaient pas vivre leur vie sans l'autre. Ils se désiraient et se complétaient. Les bonnes mœurs, les lois et la morale vous dictaient un chemin pré-établi à suivre. Jules comprenait désormais qu'il l'avait suivi parce que c'était ce qu'on lui avait appris à faire, mais que ce n'était pas ce qu'il désirait au plus profond de lui.
Ce jour-là, il faisait anormalement chaud pour un mois d'Avril. Un coursier délivra une enveloppe cachetée sur le chantier de Jules. Il n'avait pas pour habitude de recevoir du courrier sur son lieu de travail, cela devait être urgent, probablement le bébé qui était en route. Lorsqu'il vit l'écriture, il la reconnut aussitôt.
"Peux-tu venir ce soir pour que je puisse au moins te dire au-revoir, paysan ? Je pars demain, tu seras enfin débarrassé de moi. Viens pour vingt heures. Martin."
Jules ressentit un profond soulagement à la lecture de ce mot. Cela lui brisait le cœur de se séparer de Martin, mais il pourrait retrouver un semblant de vie normale. Il avait réussi à sortir totalement de sa vie le baiser qu'il lui avait donné, lorsqu'ils étaient adolescents, alors il savait qu'il réussirait à laisser son souvenir au plus profond de lui. Cela serait un peu dur, au début, mais l'arrivée du bébé était un excellent moyen de leur changer les idées tant à Clémence qu'à Jules. Il était resté très contrarié d'avoir quitté Martin sur une note négative, et il semblait disposé à lui dire adieu comme il se devait.
Il arriva chez lui à vingt heure précises. Il mourait de chaud. Lorsqu'il arriva, Martin l'attendait, nu, sur le divan. Il était prêt à recevoir l'ultime étreinte de Jules. Quelque chose n'allait pas dans l'attitude de Martin. Il avait le regard vide, mais ne pleurait pas. Mais Jules pouvait comprendre que son ami puisse être déboussolé à l'idée de se quitter pour de bon.
"Je veux que tu me défonces comme un chien. Sans fioritures, sans rien. Fais-moi mal, Jules. Je veux te sentir une dernière fois. Et que ça reste à jamais gravé.
- Ça ne te ressemble pas du tout de parler si vulgairement...
- Ça ne t'excite pas ?
- Si... Mais je m'attendais à quelque chose de plus...
- Non, pas dans cette position."
Jules ne se sentait pas à son aise. Une alarme en lui s'était déclenchée. Quelque chose n'allait pas avec Martin. Et pourtant, il ne sentait pas l'alcool. Au contraire, il avait l'air parfaitement lucide, un poil trop directif au goût de Jules. Mais il lui devait bien cela. Alors il s'exécuta. Martin était plus bruyant que d'habitude.
"Fais-moi mal...
- Comme ça ?
- Encore plus...
- Comme ça ?!"
Martin poussait Jules dans ses retranchements. Il savait que c'était cela que Martin aimait : la brutalité, être totalement dominé. Mais pour Jules, ceci était un acte d'amour. L'ultime. C'était son au-revoir. Alors il malmenait son partenaire, qui ne retenait plus ses cris : il hurlait, et il pleurait. Jules ne savait pas s'il devait se sentir enhardi par cette réaction ou bien inquiet, car cela ne lui ressemblait pas du tout. La porte d'entrée s'ouvrit brusquement, un homme apparut.
"Au secours !!! Aidez-moi !!! Je vous en supplie !!! Hurla Martin en larmes.
- Pour l'Amour de Dieu !!! Jean !!! Venez m'aider !!!
- Mais... Qu'est-ce que... Non ! Ce n'est pas ce que..."
Jules n'eut pas le temps de terminer sa phrase. Le quatrième homme s'était précipité dans la pièce pour l'assommer à coup de poings. Il était étendu par terre, complètement nu, le corps encore animé de ses fornications interdites. Heureusement pour lui, il ne vit, n'y n'entendit ce que Martin expliqua aux deux hommes.
"Merci d'être... intervenus.
- Bon sang, je suis confus. Mais que s'est-il passé ?
- Il... il est arrivé... alors que je... sortais... de mon bain. Il... il s'est... déshabillé... et.. et... M'a plaqué contre.... contre le di-divan... Et il m'a.... il m'a... Oh... Si vous-vous savi-viez ce... ce que c'est... hum-humiliant !!!
- Ne vous inquiétez-pas, cet homme sera jugé pour ces atrocités. Vous allez venir à la maison, ma femme prendra grand soin de vous. Et ce n'est pas discutable !"
Martin avait tout prévu : il avait donné rendez-vous à Jules pour vingt heure, et il savait qu'ils ne perdraient pas de temps, car c'était comme ça entre eux deux. Alors, il avait également convié son nouvel associé pour "régler deux ou trois détails autour d'un des meilleurs whisky d'Ecosse". Jules fut conduit en prison sans ménagement tandis que Martin fut pris en charge par son associé et sa femme.
"Mon Dieu, mais vous y étiez aussi, Jean ? Demanda la femme de l'associé.
- Oh oui, M'dame ! C'tait pas beau à voir ! Répondit Jean.
- Ce devait être épouvantable ! Quelle vision d'horreur ! Comment peut-on faire vivre ça à un honnête homme ?
- Ça fait toujours un choc lorsqu'on tombe là d'ssus, vous savez.
- La mise à mort est prévue pour quand ?
- D'main soir, vous voulez pas rater ça, c'moi qui vous l'dis !"
Jules se réveilla en prison, à moitié nu. Tout avait basculé sans préavis. Il mit du temps à recouvrer pleinement ses moyens, sa tête lui faisait beaucoup trop mal. Il essaya de collecter ses derniers souvenirs. Il ne comprenait pas ce qu'il venait de se produire. Il eut peur, et se mit à pleurer. Les larmes chaudes l'aidèrent à y voir plus clair. Son ami l'avait trahi de la plus abjecte des manières possibles. Il avait crié, comme s'il était en train de lui faire du mal. Son amant l'avait piégé. Alors Jules ne put refréner sa colère. Son amant l'avait mis à mort, de la plus cruelle des manières que ce fut. Sa jalousie et sa possessivité avaient eu raison de lui. Il ne comprenait cependant pas ce qui avait pu motiver un tel geste. Il aurait pu tout raconter à Clémence, mais il a préféré s'exposer dans une situation des plus dégradantes en tant qu'homme... pourquoi ?
Dans les heures qui suivirent, le juge vint à la porte, sans même prendre le temps de l'ouvrir, ni même de lui faire face. Ses seules paroles ont été les suivantes : un tribunal extraordinaire s'est réuni pour juger vos actions monstrueuses. Vous êtes reconnu coupable du crime de fornication sodomite, non consentie sur un honnête citoyen, et ceci représentant un adultère. Votre sentence est donc la mise à mort, qui est prévue ce soir. Les détails vous seront communiqués plus tard.
Le couperet était tombé : il n'aurait pas le temps, ni l'occasion de revoir Clémence, une dernière fois. Il ne pourrait pas lui dire à quel point il était désolé d'avoir tout gâché. Il ne pourrait pas non plus voir son enfant. Il avait construit tout cela, pour céder à la tentation charnelle. Il en venait presque à regretter d'avoir quitté la maison familiale. Au moins, il serait resté là-bas, aurait fini vieux garçon, et aurait gardé ses envies les plus coupables pour son imagination. Il avait osé assouvir les pulsions de son corps... Non. Il serra le poing, puis donna un coup dans le mur de brique. Il se brisa quelques os de la main. Ce n'était pas juste des pulsions, ni un comportement d'animal. Il avait fait ces choix. Ce qu'il avait ressenti pour Martin, c'était un Amour passionné, de sexe et d'interdits. Avec lui, il s'était senti réellement vivant, réellement désiré, pour tout ce qu'il était réellement. C'était le mot : avec Martin, c'était réel. Ils n'en avaient jamais vraiment parlé, par pudeur, et par fierté masculine, mais ils comprenaient parfaitement ce que l'autre ressentait. Et c'était ce qui faisait la beauté de leur amour. Tout ce qui passait dans leurs yeux était justement interprété par l'autre.
Il n'aurait pas le temps de réfléchir plus. Tout alla très vite pour lui. Il fut traité sans aucun ménagement. Ce "crime" pour lequel il avait été condamné à mort était l'un des plus méprisés par la société, mais également l'un des préférés des habitants. Les mises à morts étaient particulièrement atroces, et cela offrait tant un bon spectacle pour la populace qu'un exemple à ne pas suivre. Le programme exceptionnel de cette mise à mort était des plus extravagants : il allait tout d'abord être torturé par l'eau. Cela consistait à mettre la tête de Jules dans un récipient jusqu'à ce qu'il frôle la noyade. Ceci de manière répétée. Pour lui redonner un peu d'énergie, les hommes les plus virils seraient appelés à le fouetter. Tout ceci, publiquement. Une fois que son corps suinterait des centaines de coups reçus, ils serait attaché par les pieds, puis traîné par des chevaux à-même les pavés. S'il était encore pleinement conscient et pas trop éprouvé, il serait ensuite écartelé. Jules, qui était un jeune homme robuste comme la mauvaise herbe qui poussait autour de la maison de son père, n'échappa pas à l'écartèlement. Cette étape fut la plus difficile pour lui. La douleur était si intense qu'il avait l'impression de ne plus la ressentir. Pour l'ultime étape, la mise à mort, le public amassé devait choisir : La potence, la guillotine ou le bûcher. Dans une optique perverse et sadique, ils choisirent le bûcher. Cela lui laisserait le temps de ressentir une dernière fois la douleur qu'il avait pu infliger à sa victime.
Des cris dans la foule résonnèrent. Les habitants laissèrent apparaître une rangée, et une jeune femme apparut. Jules ne distinguait plus vraiment les traits avec précisions, il ne percevait que des silhouettes. Elle hurla, il n'était pas non plus en mesure de déchiffrer ce qu'elle disait. Puis elle s'approcha. C'était Clémence, elle tenait leur enfant dans les bras. Elle pleurait. Lorsqu'il reconnu sa femme et entendit le bébé pleurer, c'était comme si son corps lui avait fournit un ultime sursaut d'énergie, et il put se concentrer sur sa famille.
"Je suis désolé... Je... suis... dé...so...
- Chhht, ne parle pas. Chuchota Clémence.
- Mais... j... je...
- Ecoute-moi. Je veux que tu saches que je ne t'en veux pas. Je suis en colère, mais j'ai toujours su que tu ne m'aimais pas comme ça.
- Je t'aimais... vrai...ment.
- Je sais, Amour. Mais pas comme tu avais besoin d'aimer, et d'être aimé. Regarde, je te présente notre fils."
Jules avait de plus en plus de mal à formuler des paroles cohérentes. Il était à l'agonie. Et pourtant, il ne perdait pas un seconde du spectacle qu'offraient sa femme et son enfant. Il était fier, et honteux, et heureux, et coupable, et serein, et tourmenté. Il allait mourir, avec le soutien de sa femme, trahi par son amant, conspué de tous. Malgré les larmes et l'émotion, Clémence tentait de garder son calme, et parlait le plus bas possible pour que cette conversation ne reste qu'entre son mari et elle.
"Pré... pré-nom ? Balbutia Jules.
- Il s'appellera Julien, en ta mémoire. Jules, je veux que tu partes en paix. Je te pardonne ce que tu as fait. Ce monde est trop cruel, et je ferai tout, absolument tout pour protéger notre fils, et qu'il n'aie jamais à porter un fardeau aussi lourd que celui que tu as eu sur les épaules toute ta courte vie. Je t'aime, tu as été le meilleur mari, le meilleur ami. Tu aurais dû m'en parler. J'aurais dû te le dire. Je l'ai toujours su. Je suis tellement désolée, Amour. Retrouve ta Maman, et dis-lui que tu as un beau bébé.
- ... v... Vous... aime."
Ce furent les dernières paroles de Jules. Il fut empoigné par deux hommes et traîné jusqu'au bûcher où il fut ligoté. Il prit conscience qu'il vivait ses dernières minutes sur Terre, et qu'il allait mourir. La panique s'empara de lui, il était impuissant, perdait tout contrôle. Il regarda sa femme et son fils avec insistance, et remarqua la présence de Martin, juste derrière. Quel affront ! Après ce qu'il lui avait fait, il osait se tenir devant lui pendant son exécution. Martin ne supporta pas la vision d'horreur devant lui : Jules arrivait à peine à maintenir sa tête élevée. Il portait les stigmates de sa propre cruauté, et pour cela, Martin n'arrivait pas à le regarder dans les yeux. Et pourtant, lorsqu'ils mirent le feu au bûcher, il fixa Jules, et ce qu'il vit lui brisa le cœur. Il ne restait plus rien de l'azur de ses yeux. Ce bleu, si doux, si profond, si intense, avait disparu. Il n'y avait que du sang des vaisseaux éclatés tout autour de ses iris. Lui qui avait fait de ses yeux son plus bel atout, celui-là même qui avait fait craquer de si nombreuses fois Martin. C'en était fini. Les flammes et la chaleur insupportable arrachèrent des cris de douleurs à Jules. Il hurlait tellement à mesure que les flammes le dévoraient qu'on ne savait plus trop s'il s'agissait de ses propres cris ou bien du son que produisait le feu qui le consumait.
Une fois le bûcher éteint, Clémence se tenait encore là, sans le bébé. La nourrice qui l'accompagnait l'avait ramené à l'hospice pour lui permettre de se recueillir autant de temps que nécessaire. Elle était à genoux, la tête dans les mains, inconsolable. Depuis toutes ces années, elle avait compris que son corps n'était pas ce que Jules désirait. Et pourtant, jamais elle n'avait douté de la sincérité de ses sentiments pour elle. Il était juste différent, et elle était sensible à cette différence. Elle vivait comme une sorte d'honneur cela : elle était capable de rendre heureux un homme qui ne pouvait être pleinement comblé. Leur fils, Julien, était magnifique : il avait les cheveux roux de sa mère, l'azur dans les yeux de son père. Elle lui était tellement reconnaissante de lui avoir offert un si bel enfant. Elle savait qu'à travers lui Jules continuerait de vivre. Elle avait trop pleuré, alors elle se releva, pour trouver Martin également présent sur la place désormais vide. Elle perdit le contrôle.
"Tu as tué mon mari ! Tu as tué le père de mon fils ! Quel monstre tu es !!!
- Il ne t'aimait pas.
- C'est là où tu te trompes, Martin ! Il nous aimait tous les deux ! Oui ! Tous les deux ! Simplement pas de la même manière !
- Qu'est-ce que tu en sais toi, au juste ?
- Je l'ai toujours su !... Comment justifies-tu un tel acte ? Faire exécuter l'homme que tu aimes parce que tu ne peux pas être avec lui ?!
- La ferme ! Tu racontes n'importe quoi !
- Tu es un tentateur. Tu es le Diable. Tu ne mérites pas tout ce que la vie t'a offert. Et maintenant, la seule personne à laquelle tu tenais réellement, celle qui te faisait te sentir vivant, est morte. Par ta faute, de tes mains. Il me reste notre fils, mais toi, qu'est-ce qu'il te reste au juste, excepté ta lâcheté et ta culpabilité ?!"
Sur ces paroles, Clémence prit le chemin de l'hospice pour retrouver son fils, l'âme en peine. Il lui faudrait beaucoup de temps pour surmonter tout cela, mais elle était sereine. Elle savait qu'elle avait fait les bons choix. Son mari pourrait reposer en paix, même sans sépulture. La dépouille calcinée de Jules fut décrochée puis jetée dans la fosse commune, aux abords de la ville.
Martin avait suivi le maigre cortège jusqu'à la fosse, en prenant soin de ne pas se faire remarquer. Le spectacle auquel il assistait renforça sa culpabilité : les fossoyeurs le jetèrent, sans ménagement, comme une vulgaire carcasse animale. Il n'était plus personne, n'avait plus d'identité. Tout ce qui faisait de lui ce qu'il était avait disparu. Et c'était uniquement de sa faute. Mais Martin avait tout prévu... Il savait qu'il leur aurait été impossible de vivre leur amour. Il avait pourtant bien envisagé d'investir dans une demeure à la campagne, grande et isolée. Il aurait justifié la présence de Jules à ses côtés en faisant de lui son ouvrier, ou bien même un associé. Ils auraient pu vivre leur amour au grand jour, à l'abris des regards extérieurs. Martin ne supportait pas l'injustice que les hommes avaient créée, mais il savait mieux que personne que l'argent permettait de remédier à beaucoup de problèmes. La seule chose qu'il n'aurait pas pu acheter, c'était la volonté de Jules, qui n'aurait jamais accepté de le suivre et d'abandonner sa famille.
Alors il avait imaginé cette macabre mise en scène des plus cruelles. Il savait que seul la mort leur offrirait le bonheur pour l'éternité. Il s'approcha de la fosse commune fraîchement recouverte. Il tomba à genoux et se laissa aller aux larmes. Il pleura tout ce qu'il pouvait, en frappant le sol, en regardant le ciel puis en caressant la terre. Elle n'était pas douce comme la peau de Jules, mais c'était le contact le plus proche qu'il pouvait avoir désormais avec lui. Il savait que Jules ne pouvait plus l'entendre, mais il dit :
"Je suis désolé mon petit Paysan. Tu as toujours pris soin de moi quand moi je te mettais toujours dans des situations embarrassantes. Tu étais la plus belle personne sur cette Terre. Les épreuves de ton enfance n'avaient pas altéré la générosité de ton cœur. Tu étais tout ce que je n'aurais jamais pu être. J'aurais pu te tuer, puis me donner la mort. Le monde ne le sait pas, mais tu es mort en martyr, en héros. Pour tous les hommes, et toutes les femmes persécutés à tort pour le seul motif d'aimer. Je vais maintenant te rejoindre, mon petit Paysan, parce que tu es la seule chose, la seule personne que j'ai jamais aimé dans cette triste vie. Je t'aimais si fort. Je t'aime tant. Nous serons bientôt réunis."
Il ravala ses larmes, un élan de confiance l'animait. Pour la première fois, mais également la dernière, il avait enfin réussi à exprimer ce qu'il ressentait réellement. La tristesse et la colère étaient les deux sentiments qu'il éprouvait : triste d'avoir perdu la personne qu'il aimait, en lui ayant fait perdre tout ce qu'il avait, jusqu'à sa dignité ; et en colère contre cette injustice que la société avait créée. Il sortit une fiole de sa poche intérieure, ôta le bouchon et avala son contenu d'une traite. Il ne pleurait plus. Il caressa une dernière fois la terre de la paume de ses mains, puis au bout de quelques minutes, il commença à se sentir mal. Une douleur vive se manifesta au niveau de son torse. Il fut pris de spasmes, et commença à cracher du sang. La douleur qu'il éprouvait était insupportable, mais il était conscient qu'elle n'était rien à côté de ce que Jules avait enduré. Alors il s'allongea, agonisant et se désagrégeant de l'intérieur. Mais, dans ses ultimes instants de vie, il était heureux, car il allait rejoindre l'homme qu'il aimait, retrouver ses si beaux yeux, intactes. Et même s'il était trop tard, même si Jules n'avait pas pu entendre ses mots, Martin avait eu la force de dire au moins une fois à quel point il l'aimait.
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