Retours.
[Retours]
Jules n'était pas du genre expressif. Il venait d'avoir 22 ans. Il était grand, un bon mètre quatre-vingt, brun, svelte mais très musclé. Son métier lui sculptait grandement le corps : il était ouvrier de chantier, et construisait les grandes bâtisses de demain. Son regard intense et perçant ne laissait jamais ses interlocuteurs indifférents. Il avait tous les atouts et le charme que la nature pouvait offrir à un homme. Celui-là, si vous le croisiez, vous pouviez être sûrs qu'il détournerait votre attention. La plupart du temps, cela était totalement involontaire.
Cela ne le gênait plus, désormais. Il en jouait, même. Il vivait à la Capitale, avec Clémence, qui attendait leur premier enfant. Elle en était à cinq mois. Il avait créé sa propre entreprise dans le bâtiment. Son ascension professionnelle fut fulgurante : du bourg, il était passé à Trois Tours, et maintenant la Capitale ! Ce qu'il vivait, c'était de la folie pure et simple. Il avait eu la chance insolente de débarquer au bourg au bon moment. C'était pour lui une occasion providentielle qui avait scellé son destin. Tous les soirs, en allant se coucher, il pensait à sa mère. Sans sa mort, il n'aurait pas eu la force de quitter la maison familiale. Jules n'avait aucune idée de ce que ses frères et sœurs étaient devenus, et il se trouvait désormais beaucoup trop loin d'eux pour espérer avoir une quelconque nouvelle, qu'elle soit positive ou négative.
Il n'en revenait pas ! Papa, dans quelques mois. Et cette fois, son fils, ou sa fille, ne manquerait de rien. Mais il préférerait un fils. Clémence avait dû revendre sa blanchisserie pour venir à la capitale. Elle avait pour consigne de se reposer un maximum car son état était jugé préoccupant par le médecin. Alors il s'occupait de tout : il ramenait l'argent, avait fait engager une femme de chambre et était aux petits soins pour sa petite femme. Cela n'était pas toujours évident à gérer, car les femmes enceintes avaient leur dispositions bien à elles. Côté sexuel, ils préféraient ne rien faire par peur d'interférer avec la grossesse. De toute façon, ils n'étaient pas vraiment le type à vivre de plaisirs charnels. Ce qu'ils aimaient, c'était tout ce qu'il y avait autour : le jeu de séduction, les échanges silencieux qui voulaient tout dire, les débats à refaire le monde. Ils étaient amis et amants. Et surtout, ils allaient être parents. Tout ce que Jules avait désiré se réalisait. Il était resté en contact avec Octave et sa femme, et ils venaient régulièrement leur rendre visite, parfois accompagnés d'Arthur et son épouse.
L'hiver était bien installé. La nuit tombait très tôt, et la neige s'était installée dans la Capitale. Fort heureusement pour Jules, le mauvais temps n'avait pas arrêté l'activité pour autant : en effet, quand l'extérieur ne permettait pas de travailler, ils intervenaient en travaux d'intérieur pour rénover, consolider, ou parfois même décorer les maisons et appartements trop vieillots. Jules était obligé de travailler plus pour compenser l'absence de rentrée d'argent de Clémence, mais cela ne le dérangeait guère. Même s'ils possédaient largement les économies suffisantes pour vivre sans travailler pendant un long moment, ils préféraient garder un rythme de vie sain et décent qui impliquait de ramener une somme minimale d'argent au foyer.
Ce jour-là, la nuit prit Jules par surprise. Une tempête de neige se préparait, mais il devait à tout prix terminer le chantier qu'il avait commencé. Il congédia ses ouvriers, et resta plus longtemps pour finir. Il ne pouvait pas se permettre de laisser perdre les matériaux qu'ils avaient utilisés pour la rénovation. Une fois terminé, les lampadaires étaient allumés depuis un moment dans les rues. Lorsqu'il referma la porte, une silhouette encapuchonnée lui tomba dessus. Sous le coup de la surprise et de l'incompréhension, il ne réagit pas tout de suite, et son assaillant réussit sans problème à le plaquer contre le mur. Il vint se plaquer contre Jules, le bras en travers de son torse pour l'empêcher de bouger, puis il approcha son visage du maître d'oeuvre aux yeux d'azur.
Jules fut envahi d'un sentiment de panique. Il ne pouvait distinguer de son agresseur uniquement les yeux, et la lueur qui brillait, il ne la connaissait que trop bien. Alors, il se détendit et il asséna un grand coup de poing dans le ventre de l'homme encapuchonné et laissa échapper un rire franc et sonore. Il tira la capuche en arrière pour découvrir la tête toujours aussi blonde de Martin. Quelle surprise ! Il n'avait pas réellement changé, à l'exception d'une légère barbe et des cheveux coupés court. En dehors de ces deux légers changements, il était resté exactement le même. Cette vision l'emplit d'une joie immense ! Neuf années s'étaient écoulées depuis leur précédente rencontre. Jules n'avait plus entendu parler de Martin depuis qu'il avait emménagé avec Clémence. Ils restèrent un moment à se dévisager sans dire un mot. De la vapeur s'échappait de leurs bouches, le froid se faisait de plus en plus mordant. La neige tombait fort, également. Et pourtant, c'était comme si une chaleur irradiait de leurs corps et maintenait l'autre à l'épreuve de cette morsure glaciale.
"Comment as-tu su que j'étais là ?
- Ta femme. Je suis passé chez vous, mon père m'a donné ton adresse. Alors j'ai voulu te surprendre.
- Eh bien, tu as réussi ! Quel plaisir de te revoir, Martin ! Que fais-tu en ville ?
- Je suis revenu.
- Revenu ? Tu veux dire, définitivement ?
- C'est ça. Bon sang, t'as pas changé d'un poil... enfin, si. Où est passé le petit paysan aux yeux d'azur ?
- Tu es donc devenu poète ? Où est passée ta répartie cinglante de petit gosse de riche ?"
Ils se contemplèrent de nouveau. Le silence était pesant. C'était comme si les rôles s'étaient inversés. Le paysan devenu riche et beau parleur et le fils de riche qui perd tous ses moyens... Mais la flamme dans le regard de Martin que Jules admirait et redoutait tant n'avait pas disparu. Au contraire, elle n'avait jamais été si intense. Finalement, les deux jeunes hommes étaient plus figés que l'eau devenue glace. Un fantôme revenu du passé, plus vivant que jamais. Jules ne savait plus quoi faire, il était totalement déstabilisé.
"Je sais que ta grosse femme t'attend, mais si on allait prendre un petit verre ?
- Juste un seul. Tu es prévenu..."
Jules rit de bon cœur en entendant Martin qualifier la future mère de son enfant de "grosse femme" alors qu'elle n'avait pas grossi autrement que le ventre qui poussait en même temps que le bébé. C'était plutôt le contraire, elle avait été fortement malade et affaiblie. De fait, elle avait perdu du poids et il lui était compliqué de retrouver la santé. Ils se dirigèrent vers le bistrot le plus proche, mais celui-ci fermait ses portes à cause des très mauvaises conditions météo. Martin proposa d'aller chez lui, il n'habitait pas très loin de chez Jules et Clémence, à quelques rues à peine. Jules accepta, l'argument de la proximité géographique aidant. Les deux jeunes hommes échangèrent des banalités, et se mirent d'accord pour dire que dès qu'il y avait le moindre flocon de neige, tout le monde paniquait, alors que c'était tous les ans la même chanson.
Ils arrivèrent devant un énorme bâtiment très classieux. Il reconnaissait bien le goût pour les belles choses de Martin. Celui-ci vivait dans un appartement très spacieux. Il manquait beaucoup de meubles car il venait tout juste de l'acheter. Jules se fit la réflexion que venir le voir était littéralement la première chose que Martin a faite en arrivant. Ils s'installèrent dans le salon, qui donnait presque directement sur la porte d'entrée. Les deux étaient seulement séparés par un tout petit sas, il n'y avait même pas de porte pour faire la séparation. Il y avait un divan imposant et très confortable. Martin confessa que cela serait son lit le temps qu'il achète des meubles. Jules balaya du regard la pièce, et vit les couvertures posées. Lorsque Martin revint, il avait deux verres à la main, et une bouteille de whisky.
"Où as-tu dégoté ça ? Ne me dis pas que tu l'as volée ? Railla Jules.
- Je le rapporte tout droit d'Ecosse. L'un des meilleurs !... Goutte-moi ça !
- Je te remercie. Alors, raconte-moi tout ! Qu'est-ce que tu as fait après ton départ, une fois arrivé à l'école !
- Oh, eh bien, la routine : premier de la classe. Formé en cabinet et engagé sur le tas. Je me suis associé et nous avons créé notre propre flotte.
- Tu es donc dans les bateaux.
- J'étais. J'ai revendu mes parts, et je suis de retour pour me trouver un nouveau commerce à faire fleurir.
- A escroquer, tu veux dire. Espèce de charlatan !
- Venant de la part du paysan qui a littéralement volé la fortune de sa défunte mère..."
Jules aurait aimé de tout son être rire à cette boutade de son ami, mais cela le blessa purement et simplement. Il y avait des blessures qui ne se refermeraient jamais, et sa mère en était une. Il ne savait que penser, car le Martin qu'il avait connu aurait su identifier les limites à ne pas franchir. Or, quelque chose en lui avait changé. Il n'aurait su dire quoi, mais il semblait plus aigri, beaucoup moins sûr de lui. Martin voyait bien dans le regard de Jules qu'il l'avait contrarié. Il proposa d'oublier cela avec un second verre que Jules déclina. Martin ne comptait pas laisser partir son ami si tôt, surtout sur un malentendu, alors il lui attrapa la main lorsque Jules montra les premiers signes d'un départ imminent.
"Reste, s'il te plaît. Je... je suis désolé.
- Ils t'ont appris à présenter tes excuses, dans ton école ?!... Un seul verre de plus. Il est déjà tard, Clémence va s'inquiéter après.
- Tu m'as manqué, Jules."
Le feu qui brûlait dans le regard de Martin avait totalement disparu. Jules n'en revenait pas : il découvrait la vulnérabilité de son ami de la manière la plus brute, sans aucun artifice. Tout passait dans le regard, et il n'aurait su expliquer ce que cela provoquait en lui. Tout ce dont il était sûr, c'est qu'il ne restait pas indifférent à la détresse silencieuse de son ami. Ses voyages l'avaient changé. Quelque chose s'était brisé en lui, et cela peinait Jules d'en faire le constat. Alors il serra la main de son ami en retour, par compassion, puis prit son verre et le but cul-sec.
"Doucement, Jules ! Ça se déguste un whisky comme celui là !
- Alors sers-m'en un autre !"
Les deux amis, alcool aidant, se racontèrent leurs vies, leurs espoirs, leurs déceptions. Ils refirent le monde à mesure que la température augmentait dans leurs esprits. Peu à peu, Jules retrouvait ce Martin qu'il aimait tant : le garçon vif et rusé, qui maniait les mots habilement non sans une touche de sarcasme prononcée. Ils rirent et burent de bon cœur. Puis Martin posa son verre, fixa Jules dans les yeux, et ce que Jules vit en retour le paralysa : une flamme brillait bien dans les yeux de Martin, mais ce n'était pas celle qu'il lui connaissait. Et pourtant, elle était magnifique celle-ci, pure. Martin détourna son regard un instant, les larmes commencèrent à perler, mais Jules ne les remarqua pas, puis il s'élança vers la bouche de l'homme aux yeux azur et le gratifia d'un baiser passionné. Jules le repoussa instinctivement.
"Putain, mais c'est quoi ton problème ?!"
La relative distance entre les deux visages lui permettait de voir les larmes de son ami. Il put y lire une détresse sans pareille, et autre chose. Il commençait à comprendre ce qu'était cette nouvelle flamme : du désir. Il commençait à s'impatienter, l'alcool l'enivrait, il perdait en discernement à mesure que la chaleur éthylique s'emparait de lui. Il ne savait plus quoi faire : d'un côté, il voulait partir, et fuir, mais de l'autre, voir son ami dans un tel état lui fendait le cœur, lui qui lui avait tellement apporté, il avait envie de le prendre dans ses bras. Au diable la fierté masculine, Martin avait besoin de lui !... Mais il sentait que s'il se rapprochait physiquement de Martin, ils allaient tous les deux le regretter. Il ne prit pas le temps de réfléchir plus à la question et attrapa son ami par le cou et vint le coller contre lui. Martin ne lutta pas. Il pleura dans les bras de Jules.
La situation bascula lorsqu'il se mit à déposer un baiser dans le cou de Jules. Celui-ci le repoussa à nouveau, la colère pouvait se lire dans ses yeux azur. Cela rendait son regard encore plus irrésistible, s'il était seulement possible de lui résister en premier lieu... Martin tenta de forcer une approche, mais Jules le repoussa violemment. Martin tenta de forcer plus, mais Jules le frappa, en lui hurlant dessus. Il lui rendit son coup, et les deux jeunes hommes se livrèrent à une dispute très brève, mais non moins violente. Ils étaient à bout de souffle, leur cœur battait à tout rompre, et ils ne savaient plus quoi faire. Ils s'analysaient du regard, guettant la moindre réaction de l'autre. Jules portait sur son visage un mélange de colère, d'incompréhension et de pitié, même, tandis que celui de Martin exprimait le désarroi, la détresse et l'envie. Cette vision d'un Martin si vulnérable le rendait réellement désirable, et cela effraya Jules. Mais il ne put lutter plus longtemps contre ce brasier ardent à l'intérieur de lui. Il le regretterait mais il n'était plus totalement maître de ses décisions.
Alors il s'avança vers Martin, et il fut celui qui embrassa l'autre. De manière douce et hésitante. Il s'écarta, le regarda, et Martin pleurait, mais ce que ses yeux exprimaient était d'une beauté indicible. Il réitéra son baiser, cette fois-ci plus assuré, et Martin répondait. La violence avec laquelle ils se dévoraient était aussi intense que le désir qui les consumait. Ils s'attrapaient, avec vigueur, se repoussaient, se caressaient, se cognaient, se mordaient. La bestialité dans leurs échanges renforçait leur excitation. Sans un mot, ils comprirent qu'ils avaient besoin de ne faire qu'un...
Jules se réveilla quelques heures plus tard. La nuit était déjà bien entamée, et sa tête lui faisait un mal de chien. Un léger coup d'œil, et il réalisa que la personne collée à lui, nue, dans ses bras, était Martin. Il vit la bouteille sur la petite table, vide, et il s'en voulut d'avoir céder à la tentation qui avait rongé sa famille jusqu'à tuer, indirectement, sa propre mère. Il voulu se dégager mais il se trouvait entre Martin et le dossier du divan. La panique le gagnait à mesure que la raison revenait. Ses mouvements réveillèrent Martin.
"Hé, doucement...
- Je dois partir, Martin !
- Du calme, du calme.
- Comment veux-tu que je sois calme ? Tu te rends compte de ce que nous avons fait ?!
- Et alors ? On avait bu, on en avait besoin.
- Non Martin...
- Tu en avais envie.
- J...
- Ne me mens pas, et ne te mens pas, Jules, tu m'as sauté dessus. Tu m'a caressé, tu m'as fait l'amour, et tu es venu en moi.
- L'amour ? Tu appelles ça l'amour ?!
- Tu le sais très bien, je l'ai vu dans tes yeux, Jules.
- Mais putain Martin !!! Réveille-toi ! Tu sais ce qu'on leur fait aux sodomites ? On les pend, on les égorge ! Je ne suis pas comme ça ! T'aurais jamais dû revenir !
- Quel bel hypocrite tu fais ! Je t'ai peut-être tenté, mais si tu n'en avais pas eu envie, tu n'aurais jamais cédé à cette tentation. Il n'y aurait même pas eu de tentation, tout court.
- Je vais rentrer auprès de Clémence, ma femme, la future mère de mes enfants, et toi, je ne veux plus te revoir d'une quelconque manière que ce soit...
- C'est ça ! Va-t-en ! Fuis, comme tu as fuit ton père et ta fratrie, comme un lâche ! Va retrouver ta femme ! Fais-lui l'amour, et je te mets au défi, quand tu le feras, de ne pas penser à ce qu'on vient de partager. Quand tu seras en elle, je te défie de ne pas penser à moi, à la manière dont tu m'agrippait sauvagement le torse d'une main, et le sexe bien dur de l'autre...
- T'es un malade ! Va te faire soigner, Martin. Vraiment, tu me fais mal au cœur... Et surtout, reste loin de moi, ou tu le regretteras !"
Jules quitta l'appartement de son ami dans un état lamentable : il sentait l'alcool, la sueur et revêtait la furie sur son visage. Un maelström d'émotions s'activait en lui. Il était perdu. Qu'est-ce qu'il avait fait ? Pourquoi l'avait-il fait ? Lui qui s'était juré de ne jamais tomber dans les vices de l'alcool. Le temps d'un soir, il était devenu son père, en quelques sortes. Il savait que ce n'était pas exactement vrai, car aucun des deux n'avait forcé l'autre ce soir. Et pourtant il ne voulait pas le faire. Il avait sa femme, qu'il aimait et qui l'aimait également. Ils allaient avoir un enfant. Alors pourquoi ? Parce qu'ils n'ont plus de rapports sexuels ? Parce que l'arrivée d'un enfant lui fait peur ? Il ne savait pas, et il n'avait pas envie de savoir. Il ne voulait qu'une seule et unique chose : retrouver sa femme, et oublier tout cela. Mais il allait être difficile pour lui de le faire, car la colère qu'il ressentait dépassait tout ce qu'il avait jamais ressenti.
En arrivant à la maison, Clémence se réveilla en l'entendant rentrer. Elle était à la fois paniquée et soulagée de le voir revenir. Il ne lui cacha pas ce qu'il s'était passé : il avait rencontré Martin, et ils avaient un peu trop bu. Non, il décida de ne pas lui cacher la raison de ce si long retard... du moins, pas totalement. Il n'avait pas décoléré, mais ne pouvait pas se permettre de le laisser paraître aux yeux de sa femme. Alors ils se mirent au lit, échangèrent quelques banalités à propos de Martin, ce qui renforça la honte, la colère et la culpabilité qu'il ressentait. Il demanda à sa femme s'il pouvait lui faire l'amour, en faisant attention à elle. Elle accepta. Et cette nuit-là, Jules fit l'amour à sa femme comme il ne lui avait jamais fait l'amour, elle ne comprenait pas, mais cela fut des plus agréables...
... Jusqu'au réveil, le lendemain matin. Jules et Clémence avaient retrouvé du sang dans leurs draps. Après consultation du médecin, et surtout après aveux de ce petit écart charnel, il fut recommandé aux futurs parents de ne plus avoir de relations sexuelles jusqu'à l'arrivée du bébé. Clémence ayant la santé très fragile et présentant des signes de trop grandes complications, il était plus prudent de ne pas tenter le diable s'ils voulaient que leur bébé ait une chance de vivre. Le médecin conseilla même à Clémence de terminer sa grossesse à l'hospice, auprès des bonnes sœurs qui prendraient soin d'elle. Il jugeait son état préoccupant et ne voulait prendre aucun risque. Après ce qui fut leur première véritable dispute, Jules et Clémence acceptèrent cette proposition, même si l'idée de passer quatre mois isolée et allongée dans un hospice n'enchantait guère la future mère ; ils pensèrent avant tout au bien être de la maman et du bébé.
Jules accueillait cette perspective avec une pointe de soulagement. Ce qu'il venait de vivre l'avait bouleversé jusqu'aux os. Il aurait du temps pour être seul, réfléchir et oublier tout ce qu'il venait de se produire, sans avoir à maquiller son regard, ni mentir à sa femme. Au fond de lui, il aurait aimé lui confesser ce qu'il s'était passé, car il ne supportait pas que l'on puisse mentir à quelqu'un. Mais cette fois-ci, la situation était beaucoup plus délicate, car en étant le plus honnête possible avec lui-même, lorsqu'il fit l'amour à sa femme, le souvenir encore brûlant du corps musclé de Martin animait ses désirs les plus ardents.
Jules essayait de rendre visite tous les jours à sa femme. Cela n'était pas évident car les longs chantiers, la mauvaise météo et l'éloignement géographique de l'hospice rendaient la tâche difficile. Clémence le trouvait fort préoccupé ces derniers temps. Mais le point positif dans tout cela, c'était la nette amélioration de son état depuis son arrivée à l'hospice.
"Que t'arrive-t-il, Amour ?
- Rien, ma Belle, ne t'en fais pas pour moi.
- Jules, à qui tu veux, mais pas à moi. Je te connais mieux que personne. Venant de toi, je suis prête à tout entendre, tu sais.
- Je te promets, ce n'est rien.
- Je te fais confiance, et je respecte ton jardin secret.
- Clémence, si je venais à faire des erreurs, tu trouverais la force de me les pardonner ?
- Si elles n'impliquent pas un meurtre, ou que tu nous abandonnes le bébé et moi pour fonder une autre famille, je crois que j'en serais capable.
- Merci, ma Belle. Tu es resplendissante ! Ce séjour te réussit !"
La bienveillance dont faisait preuve Clémence rassurait autant qu'elle exaspérait Jules : en effet, il se sentait à la fois soulagé et plus coupable de ce qu'il avait fait, mais il ne pouvait pas confesser ses écarts d'alcool et de chair, avec un homme qui plus est, car il se sentait beaucoup trop honteux. Pouvoir en parler à demis mots à sa femme, et accepter que cela s'était produit, mais que cet acte ne signifiait rien pour lui l'aidait grandement. Martin n'était plus un problème, et il pourrait se concentrer de nouveau sur sa vie, comme il l'a toujours fait.
Trois semaines plus tard, Jules eut la mauvaise surprise de recevoir la visite de Martin à nouveau. Il l'attendait à la sortie de son chantier, et Jules fut étonné de l'y voir. En théorie, Martin n'avait aucune raison de connaître les lieux des différents chantiers de son ami. Son accueil fut glacial. Jules ne reconnaissait plus du tout son ami, dévoré par un mal dévastateur, et cela, malgré la colère, le peina. Comment un si bel homme, avec le monde à ses pieds, plein d'avenir, pouvait se laisser aller à la dérive ? Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui pour qu'il se néglige de la sorte ? Martin montrait des signes d'ébriété. Il avait bu. Jules était inquiet pour son ami, et ce sentiment prit le dessus sur la colère. Il titubait, et n'était pas capable de formuler une phrase claire et cohérente. Il prit la décision de le raccompagner et de veiller à ce qu'il dessoûle. Après tout, personne ne l'attendait à la maison, aussi Clémence ne s'inquiéterait pas de le voir rentrer plus tard que prévu.
Lorsqu'ils arrivèrent chez Martin, celui-ci essaya d'embrasser Jules qui le repoussa franchement. Son bon jugement était noyé dans l'alcool et il grilla toutes ses cartouches les unes après les autres : il proposa de l'alcool à Jules, qui refusa ; il tenta de le confronter verbalement, puis physiquement, sans succès. Jules ne connaissait que trop bien ce comportement typique de l'homme qui a trop bu. Enfin, sa dernière réaction secoua Jules jusqu'au plus profond de son être. Martin s'arrêta net, et fondit en larmes, comme un enfant, inconsolable. Il se laissa tomber sur son divan, et soutenait le regard de Jules.
"Qu'est-ce qu'il te faut de plus Jules pour comprendre ?! Hein ?! Dis-moi !!! DIS-MOI !!!
- Arrête Martin, Tu es complètement soûle.
- J'uis t'ête bourré mais ça n'efface pas c'je ressens !!!
- Tu es dans un état pitoyable, Martin, arrête.
- Pourquoi t'eux pas comprendre ?!! Pourquoi t'me fais ça ?!!!"
Martin se leva brusquement, puis s'effondra aussitôt. Il était au pic de son ébriété. Jules ravala son envie de pleurer en voyant ce spectacle de désolation. Il savait que ce qui allait suivre allait être éprouvant, voire humiliant pour Martin. Et ses craintes se confirmèrent : son ami s'urina dessus, sans même s'en rendre compte. Jules l'attrapa à tour de bras et le traîna jusqu'à sa salle de bain. Il le déshabilla tant bien que mal, puis le porta dans la baignoire. La vision de son ami lui brisait le cœur. Le point positif, se dit-il, c'était qu'il ne se souviendrait pas de ce moment honteux. Alors il commençait à laver le corps de son ami en même temps que l'eau coulait. Il veillait à ce que sa tête reste bien dégagée car il pouvait vomir à tout moment. Martin eut un accès de lucidité pendant un bref instant, et se remit à pleurer de plus belle, mais avec plus de retenue. Jules ne retenait plus ses larmes non plus. Cette épreuve était beaucoup trop difficile à supporter.
Il commençait à prendre conscience de ce que tout cela provoquait en lui. Et cela le terrorisait. Il n'avait qu'une seule envie : s'enfuir et laisser Martin là, dans sa misère. Non pas par méchanceté, au contraire, il voulait se protéger lui-même de ce que Martin apportait dans sa vie. Mais il avait besoin de lui, et avec tout ce qu'ils avaient vécu, tout ce que son père avait fait pour lui, il ne pouvait pas abandonner Martin. Ce dernier oscillait entre lucidité et inconscience, aussi Jules savait qu'il pouvait se laisser aller à pleurer sans retenue, Martin ne s'en souviendrait pas. Il frottait le corps de son ami délicatement, comme s'il avait été fragile au point d'être cassé au moindre geste brusque. Le corps de Martin réagissait aux frottements de Jules, et cela renforça la gêne et le mal-être de celui-ci. Il s'arrêta brusquement, posa la tête de Martin délicatement sur le bord de la baignoire, et se mit à pleurer bruyamment. Il cognait, il avait le souffle coupé. Il ne savait plus que penser, ni ce qu'il ressentait. Toutes les fondations s'écroulaient en lui. Il paniquait, et il était seul. Un simple regard vers Martin et ce fut le coup de poignard dans sa poitrine : il avait l'air un peu plus calme, presque apaisé, le corps prêt à le recevoir.
Jules coupa les robinets, et continua de pleurer. Il se déshabilla, porta Martin le temps de s'installer derrière lui, puis le reposa contre son propre corps. Le contact de son ami, même dans cet état, lui procura un bien qu'il avait honte de ressentir. Mais il en avait besoin. Il passa alors ses bras autour de Martin, puis il colla sa tête contre la sienne, et lui murmura : "je suis là". Martin ne pleurait plus.
Après de longues minutes, Martin commença à manifester des signes qui ne plurent pas à Jules : il allait vomir. Les heures suivantes allaient être pénibles pour les deux jeunes hommes. Il passa un moment à nettoyer le vomi de Martin. Il avait pris soin de l'installer dans son lit. Cela rassurait Jules de voir que son ami avait au moins pensé à acheter un lit décent, ce n'était pas une vie que de dormir sur son divan. Il dormait, mais Jules préférait rester auprès de lui et le surveiller, il pouvait encore vomir et s'étouffer dans son sommeil. Il resta nu. Il se glissa dans les draps, et vint se blottir contre Martin qui n'avait pas la moindre idée de ce qu'il était en train de se produire.
Lorsque Martin revint à lui, les toutes premières lueurs du jours pointaient le bout de leur nez. Il avait un mal de tête d'une intensité extrême, mais il savait qu'il l'avait bien cherché. Il trouva Jules, endormi, de l'autre côté du lit. Cette vision lui resserra le cœur. Il se rapprocha de lui, et découvrit qu'il était entièrement nu. Il avait furieusement envie de lui, mais il avait affreusement honte de lui avoir fait enduré ce qu'il s'imaginait avoir été un supplice. Jules se retourna, et se cogna légèrement contre Martin, ce qui le réveilla à moitié. Dans le brouillard du sommeil, rassuré par la brève vision brumeuse d'un Martin conscient, il approcha instinctivement sa bouche de celle de Martin, et les deux hommes finirent de laver les réminiscences de cette affreuse nuit dans la sueur, la violence et les baisers.
Au réveil, aucun des deux n'osait parler. Ils avaient honte. Quelque chose dans les yeux de Jules avait changé. C'était comme si l'azur avait viré au sombre. Pourtant, ils étaient exactement pareils que la veille. Martin n'arrivait pas à s'expliquer cela. Le choc fut intense lorsque Jules quitta l'appartement : "ne refais plus jamais ça. Va-t-en. Oublie-moi." furent ses dernières paroles à Martin, puis il déposa tendrement un baiser au coin de ses lèvres, non sans y laisser le léger goût salé de ses larmes.
Jules se sentait perdu. Il avait de nouveau trahi la confiance de sa femme et rompu les engagements qui le liaient à elle. Et pourtant, il se sentait un peu moins coupable, mais cela le terrorisait. Il comprenait seulement maintenant que ce qu'il prenait pour une forte amitié envers Martin était en fait beaucoup plus complexe. Il lui apportait ce qu'il n'avait jamais ressenti auparavant avec Clémence. Il était dévasté car il était persuadé de l'aimer, et au fond de lui, il savait que cet amour était réel et sincère. Mais peut-être était-ce, à l'inverse de Martin, une amitié si puissante qu'elle ressemblait à de l'amour ? Il ne savait pas, il ne savait plus, et était trop effrayé pour tenter de le savoir. Ce qu'ils avaient fait avec Martin pouvait leur coûter la vie, sans parler de la trahison morale et religieuse que représentait cet acte.
Il mourait d'envie d'aller la rejoindre et de tout lui dire. Elle avait en elle cette bienveillance maternelle qui lui rappelait tant sa mère. Il était persuadé qu'elle comprendrait. Elle n'accepterait pas, mais elle comprendrait. Il avait besoin de lui dire, mais il ne le pouvait pas, cela revenait à signer son arrêt de mort. Alors il décida de faire ce qu'il a toujours su faire de mieux : fuir la difficulté en se plongeant dans le travail.
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