Départs.

"Ça fait toujours un choc lorsqu'on tombe là d'ssus, vous savez.

- La mise à mort est prévue pour quand ?

- D'main soir, vous voulez pas rater ça, c'moi qui vous l'dis !"

[Départs]

Jules n'était pas du genre expressif. Il venait d'avoir 22 ans. Il était grand, un bon mètre quatre-vingt, brun, svelte mais très musclé. Son métier lui sculptait grandement le corps : il était ouvrier de chantier, et construisait les grandes bâtisses de demain. Son regard intense et perçant ne laissait jamais ses interlocuteurs indifférents. Il avait tous les atouts et le charme que la nature pouvait offrir à un homme. Celui-là, si vous le croisiez, vous pouviez être sûrs qu'il détournerait votre attention. La plupart du temps, cela était totalement involontaire.

Cela le gêna pendant de longues années. Il avait grandi en campagne, dans une famille ouvrière très pauvre. Ils étaient nombreux à la maison, et ses parents avaient beaucoup de mal à nourrir toutes ces petites bouches. Il faut dire que son père avait le sang chaud, et ne pouvait pas résister à l'appelle des plaisirs qu'offraient le corps de sa femme. Ils étaient gratuits, comment ne pas céder à la tentation ? La chaleur procurée par son vin quotidien l'animait du gosier jusqu'au pantalon, et c'était à ce moment que Jules et ses frères savaient qu'il ne fallait pas déranger Papa et Maman, qui allaient "régler des problèmes de grands" et que c'était "normal si Maman criait un peu fort de contrariété".

Cela avait le don d'énerver Jules. Les autres enfants craignaient leur père et s'exécutaient docilement. Mais lui, il avait toujours du mal à voir sa mère traînée dans la chambre parentale, le regard résigné. Il ne saisissait pas exactement la nature de ces actes, mais il savait que cela posait problème à sa mère. Il avait d'ailleurs essayé d'intervenir, une fois. Il avait dans les onze ans, et travaillait aux champs avec le reste de sa famille. Il était déjà grand, très maigre mais bien bâti. Il dépassait son père d'une demie tête, qui était petit. Ce soir là, il retint sa mère par le bras, en lui disant :

"Tu n'es pas obligée Maman !

- Espèce de sale mauviette ! T'es pas foutu de travailler correctement et tu voudrais dire à ta mère ce qu'elle doit faire ? J'vais t'apprendre, moi !"

Sur quoi, son père l'attrapa par le col et l'envoya voler de l'autre côté de la pièce. Il fut blessé à la tête, des points de suture auraient été nécessaires, mais il n'y avait pas de médecin dans ce petit coin reculé. La plaie devrait cicatriser toute seule. Mais son père continua à le frapper, encore, et encore, et lui promit que s'il ne tenait pas en place à l'avenir, il le tuerait. Et Jules savait qu'après sa beuverie quotidienne, son père en serait tout à fait capable. Alors à cet instant précis, il comprit exactement ce que sa mère ressentait. Il la tenait par la menace, et elle n'avait pas d'autre choix que d'assouvir les moindres désirs de son mari. Désormais, lorsqu'il l'empoignait pour la soumettre, Jules captait le regard de sa mère, quasiment imperceptible, mais qui lui disait : "ne t'en fais pas, mon fils. Je sais que tu comprends. Ne t'en fais pas."

Un soir, dans sa quatorzième année, alors qu'il revenait de la forêt, il vit son père en dehors de la maison, en train de fendre du bois. Ce détail lui mit la puce à l'oreille : quelque chose s'était produit. D'ordinaire, cette tâche était laissée aux enfants. Alors Jules pressa le pas, et croisa le regard de son père, et il n'y lu qu'une haine éthylique. Lorsqu'il arriva dans la maison, un spectacle de désolation s'offrait à lui : ses frères et sœurs pleuraient dans le salon, sans bruit, les uns serrés contre les autres. Jules se précipita dans la chambre de ses parents, bravant l'interdiction de son père d'y pénétrer, et il découvrit le corps inanimé de sa mère.

Elle était morte. Morte sous les coups de son mari, qui l'avait souillée comme un objet une dernière fois avant de la faire taire à jamais. Cette vision brisa le cœur de Jules car elle était son pilier. Maintenant, il était seul. La fratrie ne comprenait pas ce qu'il ressentait. Ils partageaient peut-être la même peur, mais ils ne comprenaient pas. Sans réfléchir une seconde de plus, il rassembla les quelques affaires en sa possession, endossa son arc de fortune, vola l'argent de son père, caché sous une latte du plancher, sous le lit conjugal. Cette cachette, c'était sa mère qui la lui avait révélée. Elle lui avait confié qu'elle plaçait tous ses espoirs de bonheur et de réussite en lui, et qu'un jour il saurait quoi faire.

En repensant à ces paroles, Jules comprit que sa mère avait baissé les bras, et attendait la mort comme une sauveuse. Il se précipita à l'extérieur, après avoir dit à ses frères et sœurs de ne pas se laisser faire, qu'ensemble ils pouvaient changer la donne. Son père l'interpella, il était fou de rage, enivré plus que d'ordinaire. Il agitait sa hache en l'air et ne se soucia pas de risquer de tuer son fils.

"Tu crois pas que tu vas t'en tirer comme ça ! T'es qu'une lavette ! La honte de cette famille ! Il faut toujours que tu te crois supérieur aux autres ! Je vais t'apprendre la vie !"

Il titubait. Cette vision lui fendait le cœur. Cette chose était son géniteur. Et tout ce qu'il éprouvait pour son fils était uniquement de le haine. Ses coups de hache étaient imprécis mais non moins violents. Jules attendit que son père fende l'air un peu trop fort, et porté dans son élan, il exposa son flanc gauche. Le fils en profita pour asséner un coup de pied d'une force qu'il ne se connaissait pas, ce qui fit tomber le père, acculé et honteux d'un tel affront de son fils et d'une telle humiliation infligée.

"J'aurais voulu être désolé pour toi, Papa, mais je ne le suis pas."

Sur ces mots, il partit, et ne se retourna pas. Il savait que la route pour la ville la plus proche serait longue, car leur maison était très reculée dans les terres, entre champs et forêts à perte de vue. Il était nécessaire de fuir cet endroit, car lorsque son père s'apercevrait que son fils s'est emparé d'une grande partie de ses trop maigres économies, il allait entrer dans une rage folle. Cette pensée peina Jules, car il savait que cela allait se répercuter directement sur ses frères et sœurs. Fort heureusement, Jules était un enfant plein de ressources, et avait appris à obtenir ce qu'il voulait par ses propres moyens. Lorsque les repas se faisaient maigres et que les réserves s'épuisaient, c'était lui qui allait chasser dans la forêt pour ramener quelques pièces de gibier salvatrices.

Ces longues journées de marche lui ont permis de réfléchir à sa courte vie, et il s'était juré de ne jamais finir comme son père. Il irait en ville, trouverait un travail décent, une fille à épouser, et fonderait une famille de deux enfants, trois, tout au plus, et ils ne manqueraient jamais de quoi que ce soit. Mais avant tout, il devait rester en vie, et s'éloigner à tout prix de son père. Au départ, il évitait soigneusement de traverser les villages et préférait rallonger son périple en les contournant, tout en restant à distance suffisamment éloignée pour ne pas se faire repérer. Mais il se rendit rapidement compte que cela lui faisait perdre beaucoup de temps, mais surtout une précieuse énergie.

Il s'épuisait de jour en jour. Alors ils décida de pénétrer dans un bourg. Il était plutôt grand et avait l'air très bien approvisionné. Il ne devait pas se trouver très loin d'une ville car il pouvait y trouver une variété de produits que l'on ne trouvait que dans les grandes villes d'ordinaire. Il n'avait pas l'habitude de voir du monde, aussi il fut mal à l'aise lorsqu'il vit tous les regards se poser sur lui. Les habitants avaient toutes les raisons d'être surpris : un jeune garçon, déjà grand et formé, et pourtant si juvénile, que pouvait-il bien faire ici, seul, à son âge ? Il avait l'air épuisé, les traits marqués. Et ces yeux... Ce regard, d'un bleu, pénétrant, sous son fouillis de cheveux noirs. Pour sûr, il intriguait la population. Dans ce bourg, il y resterait quatre ans.

Cette escale scella son destin. Il y fit la rencontre qui bouleverserait sa vie... Le maire l'accueillit avec méfiance, d'abord, puis se détendit lorsqu'il comprit que cet enfant pouvait représenter un atout pour sa bourgade. En attendant de lui trouver une occupation et un lieu de vie permanents, il serait logé chez monsieur le Maire et sa femme. Leur maison était suffisamment grande, même s'ils n'avaient pas la prétention de vivre au dessus de leurs besoins, ni la folie des grandeurs, malgré leur extrême richesse. Ils avaient un fils de deux ans son aîné, et il partagerait sa chambre en attendant d'aménager une partie du second étage servant de débarras. Martin, le fils du Maire, ne voyait pas la venue de cet étranger d'un bon œil. En tant que fils de noble, pourquoi devrait-il céder ses privilèges à un simple paysan sorti de nulle part ? Tout cela n'enchantait pas plus Jules, qui avait appris à être méfiant des autres depuis ses plus jeunes années.

Martin faisait la taille de Jules, mais avait cette chevelure d'ange, d'un blond clair et brillant. Ses yeux, d'un vert prononcé, vous auraient fait lui donner le bon Dieu sans confession. Il avait un corps athlétique, probablement le fruit d'activités sportives propres à son rang social. Tout chez lui respirait un entretien impeccable. Il était séduisant, érudit, mais surtout, il le savait et n'avait rien à envier à Narcisse. Après quelques banalités échangées, Jules se fit la réflexion qu'il était bien dommage de gâcher tant de positif par une attitude détestable. Martin faisait la fierté de ses parents : il montrait une prédisposition certaine pour le commerce, à quinze ans. Il était promis, sans surprise, à un avenir prospère et radieux.

Quelques jours après son arrivée, Jules, pendant un bref instant, le détesta, et se mit à l'envier. Allongé dans la pénombre de la nuit, il dévisagea l'adolescent qu'il aimait surnommer "le diable costumé", parce que, sous cette gueule d'ange se cachait bien le feu ardent du vice. Une pensée vint le couper : sa mère. Il repensa, d'un coup, à une conversation qu'ils avaient échangé quelques semaines auparavant. Il lui avait demandé pourquoi le monde était injuste, et elle lui répondit qu'il ne tenait qu'à lui de rétablir l'équilibre de la balance. Puis, irrémédiablement, le souvenir de son corps sans vie surgit dans sa mémoire. Un souvenir si vif, si net. Il pouvait encore sentir la froideur de sa peau au bout de ses doigts. Cette pensée l'anéantit, alors il s'autorisa quelques larmes silencieuses.

Le lendemain, il n'eut pas le temps de se morfondre sur sa condition, car il vit se succéder plusieurs bonnes nouvelles : le Maire cherchait à étendre son bourg pour remédier au manque de maisons pour accueillir les nouveaux arrivants. La municipalité prospérait de jour en jour, et la main d'oeuvre commençait à manquer. Jules se vit ainsi offrir un travail dans la construction de nouveaux bâtiments. Cela gênait un peu le Maire de faire travailler un si jeune garçon pour des tâches éreintantes, mais Jules faisait preuve d'une détermination et d'une conviction féroces. Le Maire ne savait pas ce qu'il avait vécu, mais il pouvait deviner que ce n'était pas tendre. Pour ajouter un peu de soulagement au petit gars, le maître d'oeuvre lui proposa un salaire très honnête, et Jules ne s'attendait pas à avoir la possibilité de gagner de l'argent. Cette journée serait un test, pour voir s'il tenait le coup, et son potentiel dépassait les espérances du maître d'oeuvre.

Jules était animé par un désir inébranlable de réussite. Cela, c'était pour rendre fière sa pauvre mère. Il le faisait pour elle, en sa mémoire. Mais également pour prendre une revanche sur sa vie, sur son père, sur toute cette misère. Il était débrouillard et il savait qu'il réussirait à obtenir ce qu'il désirait en s'appliquant à l'ouvrage. Le soir, il était vanné mais satisfait. Pour la première fois, il sentait que sa vie avançait. Sur le chemin du retour, il avait aperçu quelques jeunes, aux champs, et cela lui rappela sa fratrie. Il espérait que leur père ne les avait pas tués de rage ou de folie. Il était désolé pour eux, mais devait penser à lui avant tout. Le sentiment de culpabilité que ce souvenir fit naître en lui fut renforcé par le repas : en effet, le Maire avait décidé de "fêter cette incroyable réussite d'un jeune garçon frêle et mystérieux, mais qui semblait avoir un grand cœur". Ces quelques mots suffirent à émouvoir Jules, qui n'avait jamais reçu d'autres encouragements que de la moquerie et des menaces de la part de son père. Il savoura le repas riche et copieux que le Maire lui offrit, puis se rendit dans la chambre qu'il partageait avec Martin.

"Alors, Saint Jules ! Tu es dans les bonnes grâces de mon père, hein. T'auras pas mis longtemps...

- Ton père est un homme bon.

- Un peu trop, parfois. J'espère vraiment que tu vas vite déguerpir, tout cela ne t'appartient pas.

- Je sais, Martin. Cette cohabitation ne me plaît pas plus qu'à toi.

- De toute façon, c'est très simple, dès que la première occasion se présente, tu dégages. Oh, et crois-moi, je vais t'aider à partir, les profiteurs, non merci !

- Alors il y a donc bien une infime part de bonté en toi ? Répondit Jules sur un ton à moitié sarcastique.

- Je préfère faire ça que d'entendre un miséreux cul-terreux pleurnicher tous les soirs à côté de moi..."

Cette dernière remarque fit mouche. Piqué au vif, blessé au plus profond de son être, Jules ne réfléchit pas, et sauta sur Martin pour lui décocher un coup dans la tempe. Celui-ci ne s'attendait pas à une réaction si violente, mais se défendit aisément, et le repoussa tout aussi violemment, pour finir à cheval au dessus du jeune garçon. Il était prêt à lui refaire le portrait, animé par la colère. Mais il plongea son regard dans le sien : il pouvait lire un subtile mélange de haine et de chagrin dans l'immensité bleue des yeux de Jules. Malgré son apparente fierté, Martin se sentait honteux, il avait franchit une limite, et son coup fut mérité. Ils restèrent un moment à se dévisager, entre haine, essoufflement et culpabilité, jusqu'à ce que la situation devienne gênante.

"Tu n'as pas l'intention de rester sur moi toute la nuit, j'espère."

Cette remarque fit sourire Martin qui se releva aussitôt et tendit la main à Jules pour l'aider à se redresser. Il l'épousseta amicalement, puis le poussa sur son lit non sans un regard complice. C'était sa manière de lui dire qu'il était désolé, mais qu'il ne formulerait pas ces mots, tout simplement par fierté mal placée. Ils reprirent place dans leurs lits respectifs, mais restèrent silencieux un moment, le temps de faire redescendre l'adrénaline. Martin rompit le silence.

"Qu'est-ce qui t'es arrivé ?

- Je suis venu au monde...

- Mais quel pathos !

- Pathos ? C'est quoi, ça ?

- Laisse tomber ! Parle-moi de toi.

- Je suis fils de paysans, comme tu aimes si bien me le rappeler à chaque intervention. J'ai trois frères, et quatre sœurs. J'ai décidé de suivre ma propre route.

- Que s'est-il réellement passé, Jules ?

- Ma mère vient de mourir. Mon père la forçait à faire des choses qu'elle ne voulait pas faire. Il nous frappait, et avait cette fâcheuse tendance à boire.

- Lui aussi est mort ?

- Oh non. En fait, il l'a tuée. Et comme je connais ce salaud, il va s'en prendre à l'une de mes sœurs. Mais je ne pouvais pas rester là bas, je l'aurais tué s'il ne l'avait pas fait avant. Alors je me suis barré, en lui piquant une bonne partie de ses économies.

- Merde. A treize ans... Quelle vie.

- Comme tu dis, quelle vie."

Cette nuit-là, il ne réussit pas à s'endormir rapidement, bien éprouvé par cette conversation avec Martin. C'était la première fois qu'il parlait de ce qui était arrivé chez lui à quelqu'un. D'aussi loin qu'il se souvienne, c'était la première fois qu'il avait une véritable conversation avec une autre personne que sa famille. Cela lui réchauffait le cœur, malgré l'insolence folle dont faisait preuve Martin. Quelques larmes coulèrent encore, mais cette fois-ci, une partie du poids écrasant sa poitrine venait de le soulager temporairement, jusqu'à ce qu'il tombe d'épuisement dans un sommeil réparateur.

Les semaines suivantes furent assez similaires les unes les autres : il se présentait au travail, obéissait aux ordres et s'efforçait de faire au mieux. La quantité de travail qu'il abattait pour son âge était impressionnante, mais il lui arrivait de faire des erreurs. Heureusement pour lui, le maître d'oeuvre ne lui en tenait pas rigueur, il n'était qu'un enfant. Un enfant qui bossait diablement bien !... Le soir, lorsqu'il revenait, le Maire et sa femme avaient toujours une parole encourageante et réconfortante à l'égard de Jules. Il soupçonnait Martin de leur avoir parlé de son histoire, mais il n'avait aucun moyen d'en être sûr. D'ailleurs, Martin avait radicalement changé avec lui depuis cet affrontement nocturne improvisé : une réelle complicité s'installait entre les deux garçons, tant et si bien que le Maire lui proposa de le prendre officiellement sous sa tutelle. Cela représentait énormément pour Jules, il avait toujours manqué d'amour et de considération paternels, et cet homme était en mesure de les lui offrir.

Le Maire proposa d'accélérer l'aménagement d'une chambre rien qu'à lui, ce à quoi s'opposa farouchement Martin. Son père en fut surpris, il ne reconnaissait pas son fils qui s'était toujours battu pour son confort exclusif d'enfant unique. Jules était bien content d'avoir un ami sur qui se reposer, et partager la chambre de Martin lui convenait également. Ils parlaient de longues heures, certains soirs, et jouaient d'autres soirs. Parfois, Martin aidait Jules à combler ses trop grandes lacunes linguistiques et culturelles. Entre le travail, ce substitut de vie de famille ordinaire, et l'attention que Martin lui portait, Jules avait fini par cesser de pleurer le soir. Désormais, il était fier d'avoir pris cette décision, ce jour-là, de fuir l'enfer que représentait son père.

Quelques mois s'étaient écoulés, et Jules avait désormais un quotidien bien rodé. Il commençait à vivre réellement. Dans le bourg, tout le monde ne parlait que de lui au début, et il fut intégré assez rapidement, non sans créer de jalousie occasionnelle. C'était l'été, la saison des constructions battait son plein, et il peinait à tenir le coup par cette chaleur anormalement élevée. Ce soir-là, il sentait que quelque chose était différent. Le Maire et sa femme redoublaient d'attentions pour leur fils, et Jules était quasi inexistant. Même Martin, qui d'ordinaire faisait preuve d'une malice constante semblait effacé, comme éteint. Il décida de ne pas gâcher ce moment à la fois bizarre et solennel, mais il demanderait à Martin une fois remontés dans la chambre. Ce fut ce dernier qui initia le dialogue.

"Tu vas me manquer, tu sais.

- Qu... quoi ?

- Je pars, Jules. Je vais avoir seize ans, et j'ai été accepté dans la prestigieuse école dans laquelle je désire étudier.

- C'est super ! Elle est où ?

- Dans la capitale, à sept heure de calèche.

- Oh, je vois. Et tu pars quand ?

- Mes parents m'ont fait la surprise de tout arranger, et, le départ est pour demain.

- Oh..."

A cet instant précis, Jules ressentit une profonde tristesse : on lui retirait le seul ami qu'il avait. Il osa un regard vers Martin. Il pleurait. Et pourtant, cette flamme du diable brûlait dans ses yeux. C'était quelqu'un, ce Martin. Ils restèrent un long moment à se regarder, ils ne savaient tout simplement pas quoi dire de plus. Alors Martin sourit, fixa intensément Jules, lui prit la main, et lui déposa un baiser sur le coin de la bouche. Jules était paralysé. Qu'était-il en train de lui faire ? Pourquoi ?... Martin se recula légèrement, comme pour admirer une dernière fois ce regard azur, puis l'embrassa cette fois-ci plus franchement, avec fougue et délicatesse. Un doux mélange, à la fois subtile et brut, tantôt minutieux, tantôt incontrôlé.

Jules voulait crier. Hurler. Pleurer. Il voulait repousser Martin, le frapper, le serrer plus fort dans ses bras, lui rendre ses baisers, et le frapper encore. Parce qu'il avait peur et qu'il ne comprenait aucunement le geste de son ami. La seule réaction qu'il s'autorisa fut les larmes. Alors Martin colla son front contre celui de Jules, resta quelques secondes, puis se dégagea, en regardant son ami qui se sentait honteux. Il lui attrapa le menton du bout du doigt, pour le faire remonter. Lorsque Jules finit par oser rendre son regard à Martin, la malice, le temps d'un bref instant, avait disparu. Le diable avait tombé le masque. Et ce qu'il voyait était magnifique.

Puis Martin lui donna une tape sur la joue, avant de le pousser sur son lit. Le temps pour Jules de reprendre ses esprits, la malice était de retour dans les yeux de son ami. Alors celui-ci lui avoua :

"Nous ne nous reverrons probablement jamais. Je suis destiné à quitter le pays."

Jules n'arrivait pas à formuler quoi que ce soit. Il le fixait, incrédule. Son ami ajouta :

"Détends-toi ! Je voulais voir ce que ça faisait !... Allez ! C'est pas grave ! Demain, je sors de ta vie, et toi de la mienne... Paysan !"

Le ton provocateur sur lequel Martin prononça ce dernier mot fit son effet, et Jules finit par rire aux éclats. Décidément, c'était un sacré garçon ce Martin... Jules ne ferma pas l'œil de la nuit. Malgré le ton de la plaisanterie de son ami, il sentait que quelque chose de plus fort s'était produit ce soir. Et même s'il s'était fait voler son premier baiser par un garçon, il était beaucoup plus contrarié par ce départ si soudain. Il n'y avait qu'avec Martin qu'il réussissait à sortir de sa carapace. Mais d'un autre côté, après ce qu'il venait de lui faire, c'était peut-être pour le mieux.

Trop de questions qui ne trouveraient aucune réponse. Il décida de se lever et de se rendre au chantier directement, même s'il était encore trop tôt. Il ne voulait pas voir son ami partir. D'une part, il ne voulait pas prendre le risque de croiser son regard et confirmer ses doutes quant au geste du soir ; d'autre part, il savait qu'il ne supporterait tout simplement pas de voir son seul ami s'en aller. Alors il s'approcha du lit de Martin, qui dormait profondément, et il lui déposa un baiser sur le front, avec une si douce délicatesse qu'il ne réveilla pas son ami. Puis il partit. 

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