Arrivées.
[Arrivées]
Jules n'était pas du genre expressif. Il venait d'avoir 17 ans. Il était grand, un bon mètre quatre-vingt, brun, svelte mais très musclé. Son métier lui sculptait grandement le corps : il était ouvrier de chantier, et construisait les grandes bâtisses de demain. Son regard intense et perçant ne laissait jamais ses interlocuteurs indifférents. Il avait tous les atouts et le charme que la nature pouvait offrir à un homme. Celui-là, si vous le croisiez, vous pouviez être sûrs qu'il détournerait votre attention. La plupart du temps, cela était totalement involontaire.
Cela le gêna pendant de longues années... mais il avait appris à vivre avec. Ce regard-là, c'était son arme de séduction. Il plaisait aux jeunes femmes et il en jouait. Il s'était fait un nom dans le bourg. Rien de très prestigieux, mais il était reconnu comme un des meilleurs ouvriers, dévoué, discret et passionné. Il était particulièrement anxieux, en cette fraîche journée d'automne. Le soleil était magnifique, mais il faisait froid. Clémence l'attendait, le sourire aux lèvres. Une montagne de bagages empilés, et une grande calèche l'entouraient. Il se précipita vers elle, la porta à tour de bras et la couvrit de baiser langoureux.
"Hmmm ! Ma Belle ! Je me fais un brin de toilette le temps que les bagages soient chargés et nous pourrons partir.
- Fais-vite, Amour !"
(Quatre ans plus tôt)
Lorsque le fils du maire prit la route pour la capitale, Jules traversa une période difficile. Il savait qu'il allait nécessairement recevoir des nouvelles de Martin, notamment par le biais de ses parents et cela le peinait un peu. Il ne pourrait pas tirer un trait définitif sur son ami, car il y aurait toujours une lettre pour rappeler son souvenir à sa mémoire. Mais il devait apprendre à vivre sans son ami. Alors les premiers jours, il noyait sa solitude dans le travail. Tant et si bien que le maître d'oeuvre se rendit compte que quelque chose avait changé dans l'attitude de son très jeune ouvrier. Sans lui dire mot, son mentor le fit savoir au maire, qui était très soucieux du bien-être de son pupille comme à celui de son propre fils. Ils ne tardèrent pas à recevoir une lettre de Martin, pour leur assurer que son installation s'était déroulée sans accroc. Quelques semaines plus tard, une seconde lettre leur expliqua en détail la nouvelle école et le contenu des apprentissages qu'elle offrait. Il prenait soin de laisser une petite note pour Jules, ni trop formelle, ni trop personnelle. Il reconnaissait bien-là son ami.
Les lettres suivantes se firent de plus en plus espacées, puis de plus en plus rares. Martin vivait sa nouvelle vie. Il était bel et bien passé à autre chose. Alors Jules se mit en tête de faire de même. Mais il n'était pas du genre à sociabiliser. A la maison, ses parents n'avaient jamais réellement reçu beaucoup d'invités. Ils habitaient une petite bicoque excentrée, le village le plus proche étant à quinze minutes de marche. Ce n'était pas beaucoup, mais la famille restait coupée du reste du monde, dans leur cocon malsain d'alcool, de violence et de pauvreté. Désormais, Jules percevait un petit salaire, auquel il n'avait pas besoin de toucher puisque son tuteur lui procurait tout ce dont il avait besoin. Eh puis, à treize ans, il n'avait pas besoin de grand chose.
Le jour de ses quatorze ans, Jules était déprimé. C'était son premier anniversaire sans sa mère. Aujourd'hui, plus que jamais, il aurait aimé revoir ses frères et sœurs, mais ce n'était pas possible. Alors ses pensées se tournèrent vers Martin, qui lui aussi n'était pas là. Cette journée allait être longue, il avait hâte de rentrer, et se coucher. Il était loin de se douter qu'il ne dormirait pas de la nuit...
Lorsqu'il rentra chez ses tuteurs, Jules fut accueilli des plus chaleureusement : tout le personnel s'activait dans la maison, milles odeurs émanaient des cuisines, une immense table était dressée dans la salle de réception. On aurait dit une fourmilière en pleine activité. Jules comprit tout de suite que tout cela était pour lui, et cela le mit terriblement mal à l'aise. Mais, au plus profond de son être, une part de lui jubilait de voir que l'on pouvait mobiliser tant de temps, tant d'attention et tant d'argent pour lui, alors que son père refusait catégoriquement que les anniversaires de ses enfants soient fêtés. Il n'eut pas le temps de réfléchir plus que le Maire lui dit : "Ah, te voilà enfin rentré, mon garçon ! Allez, va te laver, te préparer. Je t'ai fait faire un costume pour l'occasion ! Allez, Allez !!!" Il accompagna ses paroles d'un geste, et Jules ne se fit pas prier pour un bon bain.
En arrivant dans la chambre de Martin, il trouva le costume. Les matériaux dans lesquels il fut taillé étaient de premier choix. L'ensemble respirait l'élégance. Cette pensée fit frissonner Jules d'excitation. Il aperçut la petite enveloppe cachetée sur son chevet. Elle portait l'annotation : "à Jules". Il la prit entre ses mains, la contempla un instant, circonspect, puis se décida à l'ouvrir.
Mon cher Jules,
J'espère que ce petit présent de la part de mes parents et moi-même te fera plaisir. J'aurais aimé te voir le porter... C'est vrai, je n'ai jamais vu de paysan en costume ! Ils n'avaient plus de fourches alors tu te conteras du vêtement...
Oh, et ne t'inquiète pas pour les mesures, le tailleur l'a fait sur moi. Je suis persuadé qu'il ne rendra pas si bien sur toi que sur moi. Le bleu de tes yeux devrait cependant faire tout le charme.
Il ne me reste plus qu'à te souhaiter une très bonne fête d'anniversaire. J'aurais aimé être présent, mais je pars demain pour un long périple commercial. Continue de les épater, et surtout, continue de rendre mes parents fiers et heureux, vieux paysan !
Tendrement,
Martin.
P.S. : j'ai pété dans le costume !
Jules ne put retenir son rire. Il imaginait parfaitement son ami lui prononcer ces mots, avec l'attitude, et le regard... Lui revinrent alors ces souvenirs qu'il ne comprenait pas : leur dernière nuit ensemble, lorsque Martin l'avait embrassé. Il était tétanisé et n'osait plus bouger. Une larme apparut discrètement sur sa joue. Il était frustré car il n'arrivait pas à donner un sens à ce qu'il avait vécu. Et ces quelques mots ne faisaient que renforcer cette incompréhension : tantôt taquin, tantôt gentil. La seule chose dont il était sûr, c'était que son ami lui manquait... Il enfila le costume, se regarda dans le miroir, l'ajusta. Il lui allait à merveille. Il ne put s'empêcher d'imaginer un bref instant Martin portant ce costume, il pouvait même entendre ses écrits résonner dans sa tête, s'imaginer son air insolent et son regard brûlant de provocation. Il balaya cette pensée en pensant à sa défunte mère : elle l'aurait trouvé tellement charmant dans ces habits. Elle aurait été si fière de son fils, et de sa réussite. Il s'autorisa, égoïstement, et de manière très narcissique, à reconnaître qu'il était d'une élégance sans égal dans ce costume.
Lorsqu'il redescendit, les premiers convives étaient arrivés. Son tuteur avait pris soin d'inviter ses plus nobles amis ainsi que le maître d'oeuvre pour lequel Jules travaillait. Il voulait que cet enfant, qui avait montré une dévotion et un sérieux exemplaires depuis son arrivée, puisse recevoir à juste titre toute l'attention qu'il méritait. Il en fut extrêmement gêné, au début. Puis il s'acclimata à tout cela, et accepta que le temps d'une soirée, il serait le centre de l'attention. Il restait cependant perplexe à l'idée de recevoir des présents de personnes qu'il ne connaissait que de nom, ou parce qu'il les avait croisées de loin. Cela lui semblait presque hypocrite, mais après tout, il recevait tout ce dont il avait cruellement manqué toute sa vie.
"Chers Amis ! Je vous invite à passer à table ! Jules, nous ferais-tu l'honneur de quelques mots ?
- Volontiers !... Bonsoir à tous ! Tout d'abord, je tiens à vous remercier d'être tous réunis en mon honneur, parfois sans même me connaître. Merci pour votre générosité et votre cœur. Je profite de cette occasion pour remercier Octave et son épouse, mes tuteurs, pour leur infinie bonté et toute la générosité dont ils ont fait preuve à mon égard. Je me demande parfois pourquoi cette chance est tombée sur moi et pas un autre. Mais vous m'avez offert une chance de m'épanouir, malgré mon jeune âge. Je n'avais jamais évoqué ceci publiquement jusqu'à présent, mais lorsque je suis arrivé au bourg, je venais de quitter un père détraqué par l'alcool, il venait de tuer Maman. Si je n'avais pas fuit, il m'aurait probablement tué également. Elle serait si reconnaissante pour toutes ces belles opportunités que vous m'avez offertes, Octave. Alors, l'enfant que j'étais se permet quelques larmes de bonheur et de reconnaissance, pour vous remercier, pour honorer la mémoire de sa bien aimée mère, et le jeune homme que j'aspire à devenir lève son verre ce soir, à un avenir heureux et prospère ! Bon appétit à tous !
- Mon Cher Octave, ce sont de très sages paroles dans la bouche d'un si jeune homme ! Il fera un gendre idéal, si vous voulez mon avis !"
Jules fut applaudi par son audience. Les femmes tentèrent de masquer leur émotion en épongeant leurs pommettes dans une tentative vaine de ne pas exposer leurs larmes aux yeux des hommes, tandis que ces derniers se félicitaient tous d'une telle jeunesse et une telle entreprise dans leur bourg. Jules profita de l'agitation provoquée par son discours pour faire un tour des convives du regard. Il n'avait pas remarqué que de belles jeunes filles étaient présentes, mais il prenait pleinement conscience de ce qu'il se passait. Il n'était pas bête. On pouvait le qualifier d'étourdi, mais il comprenait parfaitement le monde dans lequel il vivait, notamment grâce aux apprentissages et aux conseils avisés de Martin. Octave, son tuteur, et sa femme, avaient organisé tout cela pour lui trouver une fille à épouser dans quelques années. La remarque d'Arthur, l'ami d'Octave, le lui avait confirmé. Cela le contraria d'abord, puis il accepta l'idée avec une pointe d'amusement. Après tout, il n'avait même pas besoin de chercher à séduire une fille qu'on lui apportait les plus beaux partis sur un plateau. Il eut un peu honte d'avoir une pensée si matérielle et superficielle. Sa mère ne l'avait pas élevé dans la vanité mondaine des faux-semblants de la richesse et de l'aristocratie.
Le repas venait de se terminer. Jules avait déballé les paquets et y avait découvert d'autres vêtements des plus raffinés, élégants, exotiques même. Les hommes parlaient affaires, les femmes, entretien de maison. Jules était entouré d'un trio de jeunes filles de son âge, toutes pendues à ses lèvres comme un chien au morceau de viande que son maître s'apprêtait à lui donner et qu'il dévorerait sans même prendre le temps de le mâcher, ni même le savourer. Elles commençaient à mettre sa patience à rude épreuve. Il décida de s'éclipser, prétextant un besoin pressant. Il choisit de s'isoler sur la terrasse de derrière plutôt que devant la maison, au moins il serait tranquille. L'air était frais. Le printemps venait à peine de s'installer. L'architecture de la maison était très atypique : la terrasse contenait deux escaliers qui donnaient accès à un balcon au premier étage. Jules s'engagea dans l'escalier de gauche, il n'était pas seul.
Une jeune fille, était assise, le regard perdu dans l'horizon, visiblement surprise d'être dérangée par Jules. Elle avait une robe longue et élégante, sans chichis ni froufrous. Elle la mettait divinement en valeur et épousait parfaitement ses formes naissantes. Il la reconnut, c'était la fille d'Arthur. Elle avait son âge, était rousse, aux cheveux ondulés, et l'intensité de la lune fit briller ses yeux verts de mille éclats. Elle avait le teint pâle, mais cela renforçait sa beauté.
"Pardonne-moi... Je ne voulais pas te déranger. Balbutia-t-il.
- Vous ne me dérangez pas.
- Oh, excusez-moi ! Je ne voulais pas vous manquer de respect.
- Ne vous excusez-pas, vous pouvez vous adresser à moi de la manière qui vous convient le mieux. Je n'ai pas pour habitude d'utiliser les familiarités avec des inconnus. Aussi jeunes soient-ils.
- C'est très noble. Ton éducation est parfaite... Je ne peux pas en dire autant.
- Ne soyez pas si dur envers vous-même. Votre histoire fut tragique, et vous avez fait une merveilleuse rencontre.
- Au bon moment, au bon endroit, tu veux dire.
- Il est vrai."
La bienveillance et la politesse de la jeune fille impressionnèrent Jules. Elle était calme, douce et sereine. Mais surtout, elle ne manifestait aucun intérêt futile et motivé pour lui. Son attitude lui rappelait celle de sa mère, et cela le troublait. C'était d'autant plus troublant que la jeune fille avait le même âge que lui, et déjà cette maturité. Elle n'était pas comme toutes les autres filles, et cela l'intriguait.
"Comment t'appelles-tu ?
- Clémence.
- Ravi de faire votre connaissance, Madame ! Dit-il en mimant une révérence."
Ils rirent tous deux de bon cœur. Elle lui attrapa la main, et la lui baisa. Elle releva la tête, et lui répondit "Monsieur". Puis ils rirent de plus belle. Alors d'un léger petit saut, il prit place à côté de Clémence sur la marche, ramena ses jambes près de lui et s'appuya dessus avec ses bras. Il tourna la tête, et fixa la jeune fille intensément. Les yeux de Jules, dans le clair de lune, n'étaient pas du même bleu, mais restaient tout autant magnifiques et troublants.
"Oh non, tu peux ranger le regard de charmeur...
- Madame cède aux familiarités ?
- Et Monsieur, à la politesse ?
- Ai-je seulement été impoli envers toi ?
- Tu veux vraiment jouer à cela ?
- Tu vas vraiment répondre à toutes mes questions par une autre question ?"
Elle ne sut que répondre. Alors elle se mit à rire, non sans lui envoyer un regard complice et malicieux. Cela perturba Jules. Le temps d'une fraction de seconde, il crut voir s'allumer dans ses yeux la même flamme que celle qui animait le regard de Martin. Elle avait du répondant pour une fille issue de l'aristocratie, assurément. Et de la bienveillance. Cela renforçait la curiosité de Jules. Il commençait à se sentir nerveux, il n'avait jamais abordé de fille auparavant. Il ne sut si elle avait perçu son malaise ou si elle avait simplement envie de parler, mais elle lui dit :
"Tu as fait forte impression ce soir !
- Tu trouves ?
- Je croyais qu'on devait arrêter de répondre aux questions par une autre question..."
Ils se fixèrent, le sourire jusqu'aux oreilles. Ils ne riaient plus. Quelque chose venait de se lier entre les deux adolescents. C'était une danse verbale de séduction qui s'opérait entre eux. Ils passeraient encore plusieurs minutes à se chercher mutuellement, tantôt par la parole, tantôt par le regard. Puis ce qui était d'abord un unique lien se renforça en une multitude d'accroches, jusqu'à ce que corps et âmes se perdent dans la chaleur d'un baiser...
(Présent)
Jules était particulièrement anxieux, en cette fraîche journée d'automne. Le soleil était magnifique, mais il faisait froid. Clémence l'attendait, le sourire aux lèvres. Une montagne de bagages empilés, et une grande calèche l'entouraient. Il se précipita vers elle, la porta à tour de bras et la couvrit de baiser langoureux.
"Hmmm ! Ma Belle ! Je me fais un brin de toilette le temps que les bagages soient chargés et nous pourrons partir.
- Fais-vite, Amour !"
Cela faisait trois ans qu'ils se fréquentaient. D'abord, secrètement. Mais ils ne pouvaient garder cela caché aux yeux de tous très longtemps. Alors ils étaient devenus les petits chouchous du village, le couple à l'avenir prometteur. Octave, Arthur et leur femmes respectives ne pouvaient être plus heureux : l'amitié qui les liaient étaient sur le point de se muer en une seule et même famille. Le mariage était prévu pour dans trois semaines, le temps qu'ils s'installent dans leur petite maisonnée en périphérie de la ville la plus proche géographiquement du bourg. Un ami de l'ancien maître d'oeuvre et patron de Jules avait accepté de l'engager pour un poste à responsabilité dans la construction des bâtisses de la ville. La jeune fille, quant à elle, ouvrirait sa propre blanchisserie dans le tout nouveau quartier dans lequel ils s'apprêtaient à emménager.
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