Rapport d'intervention 1 : Reconnaissance en cours (2/2)

 J'acquiesce : il a raison, je serai moins ridicule en ayant parfois le pied droit qui glisse de la pédale qu'en essayant de formuler un discours maladroit. Je tire le tabouret dans un silence rempli de regards attentifs qui foutent la pression dans mon dos. Brève analyse de la situation : je suis HS, mais je dois veiller à ne pas me planter, mes potes de caserne ne sont pas de grands mélomanes, pour eux, je suis un Bethoveen des temps modernes quoi que je joue. Alors... on va la faire simple. Un petit classique de mes cours de piano : Lettre à Elise. Au moins, je suis certain qu'ils la connaissent. Du moins, la première minute des trois. Et moi aussi. Comme ça, je ne fouille pas dans mes cartons de partitions.
Mes mains effleurent les bonnes touches. Ca commence petit, bien sûr, puis je dois prendre une gestuelle plus nerveuse pour les instants fugaces plus énergiques, en milieu de morceau. Je ne regarde plus rien autour. J'écoute mes notes rebondir et se répondre. Mes doigts sur le clavier se baladent, caressent l'instrument, je me laisse habiter par le sentiment de légèreté que me procure la mélodie. Une part de moi se réjouit que tout sonne bien, qu'aucune touche ne soit difficile à enfoncer, ils ont fait ça proprement. Quand j'ai fini ce court morceau, je me rends compte qu'un sourire en coin habite mon visage, je ne l'avais même pas senti arriver. Et maintenant, je n'arrive pas à le faire partir, il s'élargit plus que de mesure en direction de tous ces infâmes comploteurs qui sont encore plus fiers de leur coup et qui applaudissent. Dans mes yeux verts, des débuts de larmes cherchent à se faufiler dehors, mais je refuse qu'elles se montrent.

— Pourquoi tu te reconvertis pas en pianiste pro ? suggère Maria.

Qu'ils sont mignons !

— J'ai pas ce niveau, et les gens regarderaient plus ma jambe que mon jeu, je veux pas de mise en lumière. Je reste proche de vous, à la caserne.

— Ouais, ben faudrait que t'y repasses plus souvent ! se plaint Axel. Tu veux pas venir demain, vu que tu auras congé ? Mens pas, le RH du standard a fichu cet horaire exprès en nous prévenant ! En dormant bien ce soir, ça devrait le faire !

Je ne peux retenir un sourire malicieux en songeant à mon programme du lendemain. C'est pas courant que je montre ma bonne humeur, Axel en lève des sourcils surpris.

— Désolé vieux, j'ai déjà prévu du sport demain, et pas à la caserne ! Mais lundi, si tu veux.

Noah a sorti de mon frigo une bouteille de champagne -bon sang, ils ont vraiment investi mon appart' ! - et ils ont tenu à faire un simulacre de fiesta avec des apéritifs à deux balles, réclamant que je donne un nom de baptême à mon piano. Ces siphonnés ont été à deux doigts de péter la bouteille dessus comme s'il s'agissait d'un bâteau ; ils me font marrer, je les aime, ces cons ! Même si j'arrive pas à le leur dire.

— Je vais l'appeler « le cinquième », comme le numéro de notre compagnie, un clin d'oeil à votre entreprise !

Ils approuvent tous en levant haut le verre ! Ensuite, le rappel à l'ordre du supérieur agit comme un coup de fouet sur les employés bien calibrés et tous se tirent à la suite du responsable, sauf Axel.

— J'ai congé pour la journée, moi, précise-t-il d'un haussement d'épaules.

La cerise sur le gâteau, car ce mec est le plus proche de moi parmi ceux que j'ai quittés. Et même si j'aime bien les autres sapeurs, je préfère prendre un verre avec un pote à une soirée de folie où ça crie et s'agite dans tous les sens. Du coup, on peut juste s'assoir à ma petite table de trois chaises, lancer le thermos (j'en ai grave besoin) et se laisser aller de tout notre corps sur nos mains lasses, les coudes plantés dans le bois, en gardant une minute de silence à communiquer. Axel me laisse le temps de faire le tour des bleus variés dans ses iris, avant de rompre le calme d'un long soupir.

— Comment ça se passe, la transition ? Plus « content de rebosser » ou plus « triste de ne plus nous suivre sur le terrain » ?

Je me vide les poumons avec mélancolie à mon tour. Question difficile. Je suis mitigé. Enfin, il doit s'en douter, sinon il ne tournerait pas la question comme ça. Il me connaît bien. On a bossé quatre ans ensemble et on en a vu des vertes et des pas mûres en caserne. C'est ce que j'aimais dans mon boulot : avoir une bonne raison de tout donner, qu'aucune journée ne se ressemble, les coups d'adrénaline et les victoires quotidiennes comme les demandes totalement insolites. J'ai donc un semblant de réponse.

— Bah, je suis pas fan des routines. J'ai retrouvé une vie active, vu ce que je viens de vivre durant quasi un an c'est déjà beaucoup, mais j'ai plus de... de peps ! La vie métro-boulot-dodo, ça me faisait pas rêver et là, j'y suis forcé. Et puis, je ne connais pas encore bien mes collègues côté standard et bureau, je peux moins faire connaissance, c'est pas pareil qu'à la caserne. On fait ses heures et on rentre. Tu vois le genre ?

— Ouais. Tu te fais chier.

Il a l'art de réduire en une phrase ce que je passerais des heures à expliquer. Je suis brouillon dans mes mots, et maintenant je nage dans les rapports. Ironique, non ? Au travail, j'ai acquis des automatismes, mais en dehors, je ne me confie pas à beaucoup de personnes. Lui, il arrive toujours à me suivre.

— Et côté coeur et cul, calme plat aussi ?

Son expression goguenarde me fait bien marrer, avec sa petite bouche qui fend son visage massif et son œil pétillant de pervers, il est grave ! Je lui réponds avec les mêmes sous-entendus de vicelard. Ca se voit qu'on est entre porteurs de bite, quand même !

— Ben je t'ai dit, j'ai normalement sport demain, mais pas en salle de muscu.

— Haha oui ! s'esclaffe-t-il. Du sport en chambre, j'ai compris ! Tant mieux, je m'inquiétais pour ton égo d'homme viril devenu unijambiste, mais je vois qu'il se porte bien !

J'étire une légère grimace avant de finir ma tasse de café.

— C'est peut-être un peu tôt pour dire ça. Je vais seulement la voir en vrai.

— Ouais mais au moins, tu dragues et tu tentes ! Et puis sinon, t'as encore le droit de choper une autre dans le coin et de dire que tu bosses à la Brigade, t'as pas encore perdu tout de tes entrainements, elles vont pas deviner que t'es devenu creux avec une retraite administrative.

— Héé ! D'où tu m'insultes, petit con.

Je lui frappe l'épaule, puis on se marre d'un même rire de tocards assumés. Mais en vrai, j'espère vraiment qu'elle et moi, ça va coller. J'ai envie d'une sécurité, d'une longévité, j'en ai marre des changements et des petits deuils de mes bonheurs, ces derniers temps. J'ai pas juste envie de me vider les bourses, sinon autant aller aux putes. Je veux jouer. Comme un gosse qui sait déjà tout ce qu'un vrai gosse doit ignorer sur sa fabrication, comme un audacieux que je ne suis jamais dans la vie, aidé par l'anonymat, comme un serviteur qui remplit son coeur de fierté en même temps que son devoir, puisque pour la patrie je ne le peux plus à cent pourcent. Il y a un esprit farceur qui a plus que jamais envie de surgir de mon corps après trois semaines d'allongement forcé, cinq mois de rééducation, et tous les petits aléas autour.

Ce soir-là, c'est logiquement émoustillé que je me faufile dans la foule d'inconnus qui dansent. Je serai l'un de ces badauds pour elle, fondu parmi des anonymes masqués, rien que ça, c'est bandant. J'ai le cadeau en poche, le désir tapis et prêt à surgir dans le bas-ventre. En fin stratège, je prends un verre pour dire de me poser au bar et virer mon masque, loin de la piste bondée de cet étroit café-discothèque, mais avec une vue dégagée sur la zone des WC. Elle a posé ses conditions et je m'y plie sans mal : les toilettes d'une boîte, j'ai déjà vu plus original comme décor, mais il a l'avantage de forcer la promiscuité. En plus, je trouve ça amusant d'observer de loin le dos des femmes qui pénètrent dans la future aire de plaisir, en me demandant qui sera ma camarade de jeu. Sans surprise, aucune bière n'étanche ma véritable soif. Je sors une pastille à la menthe d'une poche de ma veste, je veux faire les choses bien et ne pas arriver avec une odeur d'alcool, même si je n'en abuserai pas. Pour l'instant, toutes les femmes ressortent et ne semblent pas chercher qui que ce soit. On a volontairement fixé un créneau sans heure exacte pour ne pas risquer de se repérer, mais ma curiosité devient folle. A quand ce putain de MP ? Je m'efforce de boire un bête verre d'eau pour ne pas altérer mon haleine fraiche et ne pas avoir l'air d'attendre trop fort. Je serais vite démasqué sinon, pas envie de tout gâcher.

« Je suis dans la dernière cabine. »

« Attends, je te rejoins. »

OK, il y a deux specimens dans les toilettes actuellement, alors, à qui vais-je avoir affaire, ce soir ? La petite brune ou la noire de cheveux grande et filiforme ? Je sais déjà qu'elle a une bouche sensuelle au possible, mais là, j'ai le choix du bonus : le joli cul ou la belle poitrine ? Ce suspense ne me fait pas regretter d'avoir écrit ce fantasme sur un poste à la noix. Est-ce qu'elle est aussi impatiente que moi ? Mon pied tape nerveusement le sol en guettant la sortie de la mauvaise cible. Après quelques minutes, c'est la grande élancée qui sort. Bingo ! Je file en direction de ce battant tout en examinant du coin de l'oeil les réactions autour de moi : personne ne fait attention à un type qui rentre dans les toilettes des dames, parfait ! On entre en scène ! Je dois avoir l'air conquérant, assuré ; inspirer la sécurité, ça me connaît ! Même si je ne sais pas du tout dans quoi ni avec qui je m'embarque.
L'endroit est couvert de carrelage blanc, sauf deux côtés peints d'un brun clair tendance. J'y vois trois portes grises, sur des pieds métalliques, qui ne rejoignent pas tout à fait le plafond blanc. Je me dirige vers celle du fond. Mon pas est lent, mesuré, je veux qu'elle se liquéfie de l'autre côté de la porte, tant que ce n'est pas de peur. Mais bon, je ne dois pas traîner non plus, je reste un type qui squatte un lieu interdit aux hommes. Doucement, je glisse par-dessus la porte le bandeau encore emballé. J'ai veillé à simplement retirer son prix.

— Tenez. Dites-moi quand vous l'aurez mis.

On ne peut pas nier la tension dans ma voix. Ce qui me rassure, c'est que je ressens la même nervosité dans la sienne, lorsque le bruit de plastique déchiré cesse, vite suivi d'un « 'Pouvez venir, c'est bon » discret. Un cliquetis m'indique son accord pour entrer dans son intimité. Je me glisse dans l'étroit rectangle avec un coeur qui bat la chamade. Enfin, je la découvre ! Et quelle trouvaille ! Son bout de visage sur son profil était bien le vrai. Elle m'arrive tout juste au torse, sa tête se lève à peine, car elle ne me voit pas derrière cet épais tissu noir recouvert de velours. Son manteau déposé sur le réservoir, elle a couvert ses lèvres pulpeuses d'un rouge insolent, assorti à une robe moulante que je vais lui ôter sans difficulté, du moins, si elle l'accepte. Pour le moment, ses bras frêles sont figés le long de son corps, elle semble attendre à côté du pot ou analyser ma respiration. Je crois que je vais devoir briser la glace le premier. Une première fois à l'aveugle, j'imagine que ça doit la désorienter, alors avec un inconnu ! On n'est pas obligé d'être à l'aise en deux secondes, même si on réalise un fantasme !

Durant ce silence ponctué par nos souffles, je la parcours du regard en détail. Sa peau est d'un basané léger, un reste de bronzage naturel sur une chair lisse qui lui va bien. Elle a de jolies mains, petites comme celles d'un enfant, aux ongles vernis et soignés, une chevelure dont je perçois des tons plus rougeoyants sous la masse brune, tel un reflet ou une demi-teinte. Elle est décidément fan du rouge ! J'ai moins mis le paquet sur la tenue, mais, contrairement à elle, je n'avais pas trop à m'en soucier, puisqu'elle ne la verra jamais. Pour une fois, ma jambe de métal n'existera même pas aux yeux d'une personne qui me cotoie. Ca fait du bien ! Avant de virer le blouson, déboutonner le jean ou la chemise, je dois m'enquérir de son état.

— Ca va, Kate ?

— Je... Ouais, je... je sais juste pas par quoi commencer, avoue-t-elle.

Elle ponctue son aveu d'un petit rire gêné, ce qui me rassure. Elle n'est pas non plus morte de trouille au point de paniquer, je peux tenter une approche. J'avance ma main pour la poser sur son épaule. Elle sursaute, mais répond au geste en mettant la sienne par-dessus.

— Peut-être par ça ? lui proposé-je d'un murmure qui, j'espère, inspire de la douceur.

Son sourire s'étire et invite le mien à sortir. Un début d'alchimie qui se lance comme une première allumette sous des petits bois. Elle s'empare de mes doigts, enroule les siens autour, glisse sa paume sur la mienne. L'aveugle cherche à voir.

— Tu... vous... ? commence-t-elle avec hésitation.

— C'est bizarre, hein ? Sur le net on se tutoie facilement ? mais quand on est en vrai, on a peur de le faire.

Nouveau petit rire obtenu. Sa tête penche sur le côté et, même si ses yeux sont totalement cachés sous le tissu noir, elle dégage un air malicieux, tandis qu'elle se ressaisit en jouant avec mes phalanges.

— Je suppose que ça fait partie... des réflexes devant un inconnu. Faut pas le prendre mal.

— Et qu'est-ce qui conviendrait le mieux ? On se tutoie, on se vouvoie ? Je m'adapterai.

Elle réfléchit un instant, instant durant lequel elle... mord... le coin de sa putain de lèvre ! Je dois me contenir pour ne pas tester sa bouche tout de suite.

— Le vouvoiement peut faire partie du jeu, non ? On se tutoie sur messenger, on se vouvoie en vrai... je sais pas, je trouverais ça comique. Et puis, ça marque la distance et le respect, c'est un peu ce qu'on recherche, je crois.

J'ai l'abstinance qui me charie, pourvu qu'elle soit sensible à ma voix chargée d'envie, parce que je ne peux plus cacher l'effet que me fait son minois et ses nichons (du bonnet D, au minimum !). Et qu'ici, je pars de zéro. Je serai qui je veux.

— Oh je ne recherche pas que ça, mademoiselle Kate... et vous non plus...

Je me suis penché sans réfléchir, prêt à lui voler un baiser. Ses mots s'élèvent à peine, ils imitent mon impatience éhontée. Ils m'invitent déjà à rejoindre la bouche qui les prononcent, je vais craquer !

— C'est vrai. Il serait temps d'alléger votre tenue, monsieur Stan.

Oh ouiiii, là, on va pouvoir s'amuser !


Note en bas de page 

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Chez les sapeurs, « creux » signifie « mauvais en sport ».

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