Chapitre 2 - 5

23 ans plus tôt

Daná arriva en vue de Séris en fin d'après-midi. Elle mit pied à terre à l'entrée du village et balaya les façades des bâtiments sans vraiment les voir, tout en tirant sa monture derrière elle. Elle ne remarqua même pas l'absence d'auberge ni celle de l'apothicaire. Elle ne voyait rien d'autre que le nœud dans son ventre et le vide dans sa poitrine. La panique était si profondément enracinée qu'elle balayait tous ses principes et les codes qui la maintenait habituellement dans une sécurité relative. Elle qui détestait la foule et évitait tout contact, se précipitait à présent vers toute personne qu'elle croisait pour lui poser la même question :

— Où est Onora ?

Les étrangers n'étaient pas monnaie courante à Séris, on la dévisageait donc longuement cherchant à sa savoir si cette gaeline désorientée et couverte de poussière et de boue, si loin de chez elle, était digne de confiance. Et tous, au bout du compte, donnaient la même réponse :

— Au bout du village.

De fait, elle n'eut pas à chercher longtemps car la sorcière l'attendait sur le pas de sa porte, les poings sur les hanches. Elle avait de beaux cheveux noirs de Jai noués ensemble et à demi dissimulés sous une coiffe paysanne très simple. Les traits de son visage étaient lumineux malgré des proportions imparfaites : son nez était trop long, ses yeux malicieux trop rapprochés, son menton trop pointu. Pourtant elle dégageait une puissante aura qui aurait été capable de calmer même un ours. Elle portait une ample chemise légèrement jaunie par les usages, ainsi qu'une jupon bleu ciel sur lequel était noué un tablier de couleur bleu nuit, tâché par les épreuves du quotidien.

Onora lui fit signe de se dépêcher.

— Allons allons, plus vie jeune fille. Je t'ai suffisamment attendus comme ça, entre.

Surprise, Daná attacha son cheval à l'anneau près de la porte et la suivit à l'intérieur, perplexe. La maison sentait les herbes fraîches et séchées : la menthe poivrée, la gaulthérie couchée, le laurier et le thym. Elle discerna également une odeur de kathafray et celle, puissante, du clou de girofle. L'intérieur était simple, propre et bien rangé, et le mobilier, bien qu'ancien et usé, était bien entretenu. Un feu chaleureux ronflait dans l'âtre, noircissant le cul d'une marmite en cuivre. Bien entendu, comme dans la plupart des demeures de sorciers, on retrouvait çà et là des symboles dessinés à la craie ou avec autre chose, sur les murs ou le sol, voir même sur certains meubles et objets.

Après avoir inspecté l'intérieur, la gaeline se tourna vers son hôtesse, hésitante, sa panique momentanément oubliée.

— Vous m'attendiez ?

— Bien sûr que je t'attendais, fille d'Arka. Cela fait cinquante et un ans que je t'attends, expliqua la femme avec malice en allant remuer le contenu de la marmite.

— Vous savez qui je suis et ce que je suis ? articula péniblement Daná, à présent choquée.

— Bien entendu. Et je sais également ce qui t'amène ici. J'ai une affinité particulière avec la demi-déesse Melinoë qui, comme tu le sais, est la fille naturelle des déesses Siri et Arka. Un lien particulier nous uni toi et moi.

— Vous êtes une oniromancienne, une liseuse de rêves, comprit Daná, stupéfaite. Comme Melinoë.

— C'est exact, confirma Onora avec un sourire mutin.

— Mais vous êtes une sorcière. Les sorcières n'ont pas la magie nécessaire dans le sang pour exercer une magie primitive comme l'oniromancie.

— Dans ma lignée, la frontière est mince entre magie et sorcellerie. Un jour je suis sorcière, le lendemain magicienne. Je me définis davantage comme une sorcière car je pratique bien plus la sorcellerie que la magie.

Daná ne dit rien, bouche bée. C'était la première fois qu'elle rencontrait une personne qui se permettait de choisir entre sorcellerie et magie. Pour la guerrière, si de la magie coulait en quantité dans les veines de son hôtesse, alors c'était une magicienne, peu importe qu'elle préfère pratiquer la sorcellerie.

Elle abandonna sa marmite et se laissa choir dans un fauteuil en bois à côté d'une table, près de la cheminée, qui grinça pour protester.

— Assieds-toi, je te prie, l'invita-t-elle en désignant le tabouret, en face d'elle.

Impressionnée par le charisme du personnage, la guerrière s'exécuta. Le siège tangua sous son poids.

— Voilà. Passons maintenant à la raison de ta venue, commença la sorcière avec un sérieux soudain et déstabilisant.

Aussitôt, la panique et le désespoir revinrent, plongeant la fière gaeline dans la détresse et le tourment.

— Tu me cherchais, n'est-ce pas ? l'encouragea aimablement Onora. Et je t'attendais. Dis-moi en quoi je peux t'aider.

Daná lui jeta un regard étrange. Ses yeux vairons la feraient toujours remarquer, mais la sorcière ne semblait pas s'en soucier, pas plus que de sa nature.

— Vous n'allez pas me dénoncer ? Vous n'avez pas peur de moi ?

— Te dénoncer ? Avoir peur de toi ? répéta la femme, scandalisée, en retournant touiller sa marmite. Je te l'ai dit : Melinoë m'a tout dit sur toi et j'ai passé toutes ces années à attendre que tu viennes à moi.

— Mais je suis une chronophage, fit remarquer la gaeline qui ne parvenait pas à admettre l'idée que quelqu'un puisse l'accepter pour ce qu'elle était, et sans éprouver l'envie ou le besoin de la rejeter, de la fuir et de la condamner à mort. Pourquoi la déesse Melinoë m'aiderait-elle ?

— Elle est la fille de Siri, déesse de la Réincarnation, et d'Arka, déesse de l'Infini. Pourquoi n'aiderait-elle pas l'un des enfants égarés de sa mère ? répliqua la sorcière en agitant sa cuillère en bois devant elle comme s'il s'agissait d'une arme, les sourcils froncés.

— C'est une Destructrice, insista Daná sans comprendre pourquoi elle devait expliquer les fondamentaux de la religion parallane. Les quatre Destructeurs ont insufflé les Différences en Parallan, ce qui a causé un terrible chaos et provoqué la mort de beaucoup de parallans, ainsi que beaucoup de souffrances. C'est ce qui est à l'origine de la guerre des dieux, de l'emprisonnement et du bannissement des quatre Destructeurs, et du sommeil des dix Sacrés depuis deux mille ans.

Onora haussa les épaules.

— Les enfants ne sont pas responsables des actes de leurs parents, Daná. Et par ailleurs, j'ai une version différente de cette histoire. L'Histoire est écrite par les vainqueurs. Ça ne veut pas dire pour autant que c'est la vérité. Mais assez parlé de théologie. Si tu ne demandes pas, je ne pourrais pas répondre.

Elle revint s'assoir et lui jeta un regard rassurant, presque maternel. Pourtant, Daná était bien plus âgée qu'elle.

— Le monde est fait de bonté et d'égoïsme, de vertus et d'imperfections, de grâce et de monstruosités. Ceux qui estiment que les Enfants des Destructeurs ont moins le droit de vivre que les autres ont encore bien du chemin à parcourir sur leur foi. Tout comme toi, Daná. Ton combat n'est pas terminé.

Soudain, la gaeline se sentit lasse et fatiguée de ces routes, de cette vie. En confiance, aussi, contre toute attente. Elle fixa ses mains solides et lisses sur lesquelles le temps glissait sans jamais s'y accrocher.

— Je ne veux plus me battre, c'est trop douloureux.

— Si tu ne voulais plus te battre, tu ne serais pas ici, répliqua la sorcière avec un sourire. Tu as encore tant de choses à faire.

— Et cela commence par retrouver ce que j'ai perdu, n'est-ce pas ? devina la mercenaire en reniflant.

Onora opina.

— Les plus grands voyages commencent tous par un premier pas. C'est le plus difficile, mais c'est celui dont on se souvient lorsque l'on regarde en arrière. Il ne faut pas moins de courage pour sauter ce pas que pour affronter le reste du périple.

La sorcière était une énigme en elle-même que Daná était incapable de résoudre. En arrivant à Séris, elle était persuadée qu'un abîme de désespoir allait l'engloutir, qu'elle ne pouvait pas tomber plus bas dans le gouffre de la douleur. Pourtant, à présent, elle avait l'impression d'être en paix, en quelque sorte, et ses fardeaux plus légers.

— C'est de la sorcellerie ? murmura-t-elle, interloquée.

Son hôtesse partit d'un éclat de rire cristallin.

— Non ! C'est le pouvoir de l'empathie, de la communication, des relations entre les individus. Nous ne sommes pas faits pour rester seuls, Daná, sinon nous glissons dans les ténèbres. C'est irrévocable. Parfois, il suffit d'une main tendue dans l'obscurité pour retrouver la lumière. Et tant que je vivrais, je ne te laisserai pas te noyer, Daná. En retour, tu devras me faire une promesse. Ce sera le prix de l'information que tu cherches.

La gaeline se redressa sur son tabouret, légèrement crispée.

— Quel est votre prix ?

S'il s'était agi d'or, Daná aurait pu tout lui offrir, mais Onora en avait parfaitement conscience. La récompense qu'elle exigerait serait donc d'un tout autre genre, et la jeune femme n'était pas sûre d'être en capacité d'en assumer le coût.

— Quand le temps sera venu pour toi de récupérer ce qui t'appartient, revient prendre le temps qu'il me reste. Je vis pour servir la déesse du Sommeil et des Rêves, mais je n'ai d'existence que parce que tu as besoin de moi.

La guerrière se releva brusquement, le regard colérique, renversant le tabouret sur lequel elle était assise.

— Si vous voulez mettre fin à votre vie, faite-le vous-mêmes. Je n'ai nul besoin d'ajouter votre vie à la mienne.

— Daná, il ne s'agit pas de porter le fardeau d'une vie de plus que tu auras prise, mais d'accepter le don d'une vie fait de plein gré, expliqua patiemment Onora.

— Pourquoi ? gémit la jeune femme.

— Je n'ai pas d'héritiers, ma lignée va s'éteindre avec moi. Je n'ai plus rien à attendre de la vie maintenant que je t'ai rencontrée. Ne chercher pas à savoir ni à comprendre, c'est mon souhait, tout simplement. Tel est mon prix.

Tremblante, Daná se rassit. Elle se trouvait à la croisée d'un chemin difficile à traverser, le premier pas d'un nouveau voyage, comme l'avait dit la sorcière. Elle devait prendre la vie d'une personne qui ne la jugeait pas et qui l'acceptait telle qu'elle était, ou bien renoncer définitivement à ce qu'elle avait perdu qui avait une valeur sentimentale inestimable pour elle. La guerrière porta une main à sa poitrine et serra sa chemise comme si elle pouvait empêcher ce qu'elle n'avait plus de s'en aller. Dans les deux cas, elle ne serait que la moitié d'elle-même. Et si la déesse Melinoë se mêlait des projets d'Arka pour elle, qui était-elle pour interférer ?

La jeune femme fixa son hôtesse qui attendait patiemment sa réponse. Au fond, toutes deux savaient déjà, depuis un moment, quel serait son choix. Daná était une créature du temps. Elle serait éternellement liée au passé. Elle préférait chérir ou pleurer ce qu'elle avait connu à une autre époque plutôt que se soucier de quelque chose du futur qui ne la concernait pas encore. Alors, la guerrière défia la sorcière.

— J'accepte votre prix.

— Il faut promettre, Daná.

— Par la déesse Arka, je jure de tenir ma promesse.

Satisfaite, le regard d'Onora devint flou.

— Quand le temps sera venu, tu trouveras la moitié de ton essence à Kerisol. En temps voulu, Daná. Pour le moment, tu vas devoir apprendre à vivre avec le manque et l'absence. Un jour, alors, tes pas te mèneront là où tu dois être. Pas avant. Tu vas devoir attendre, à présent.

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