Chapitre 2 - 4

Daná fit disparaître son précieux anneau sous sa chemise.

— Maintenant que je suis ici, dites-moi, tous les trois, quels sont vos plans pour les prochains mois ?

Nos plans ? répéta Orissâ en haussant un sourcil. Où donc crois-tu encore aller sans nous ?

— J'ai une promesse à tenir à Séris avant de migrer vers le nord pour l'été.

— Nous t'accompagnerons, proposa Grim. Cela fait un moment que tu fais cavalier seul, Daná, et je sais que tu t'en sors très bien. Mais les chemins ne sont pas sûrs, même pour des gens comme nous, et les voyageurs solitaires attirent les mauvaises attentions sur eux. Quelque chose a changé ; Arka s'agite anormalement depuis quelques temps. Il se passe quelque chose, et je n'aime pas cela.

Certains chronophages acceptaient mal les changements qui accompagnaient l'écoulement du Temps. D'autres, comme eux, au contraire, patientaient pour voir les mouvements qui accompagnaient ces bouleversements. Néanmoins, Grim ne faisait pas référence à ces évolutions-là. Une inquiétude réelle rongeait son regard. Son lien privilégié avec la déesse qui les avait façonnés était plus fort que celui des trois autres. Il la sentait qui se débattait dans les entraves que les Sacrés avaient confectionnées pour elle à la fin de la guerre des dieux.

— Elle s'apprête à s'éveiller, souffla-t-il. C'est la peur qui l'a tirée du sommeil dans lequel les dieux Sacrés l'ont plongée.

— La peur, répéta Falco de sa voix grave et gutturale commune chez ceux de sa race. Qu'est-ce qui effraie tant la déesse ?

— Je l'ignore, avoua Grim. Mais ce que je sais, c'est que, si la déesse de l'Infini à peur de quelque, alors nous avons toutes les raisons du monde de le craindre aussi.

Il leva les yeux vers Daná, qu'il considérait comme un membre de sa famille, sa sœur, et pour qui il éprouvait une certaine appréhension.

— Nous ne devons plus nous déplacer seuls, dorénavant.

La gaeline ouvrit la bouche pour répliquer, mais Falco la devança.

— Si Daná veut y aller seule mais qu'il est plus sûr de ne pas se séparer, j'irai avec elle. Mes sens sont plus aiguisés que vous autres, humains. Je pourrais garder un œil et une oreille sur elle tout en restant suffisamment distant pour lui permettre de conclure ses affaires.

— Je te remercie de ta sollicitude, mais je sais très bien me débrouiller toute seule. Je n'ai pas besoin d'être couvée comme un poussin. S'il avait fallu que je t'attendre pour me protéger – toi ou n'importe qui d'autre – je serais déjà morte depuis bien longtemps, répliqua Daná avec irritation, piquée à vif.

— Calme-toi, il se propose simplement pour t'accompagner, la tranquillisa Orissâ qui comprenait qu'avoir retrouvé son anneau et ce qu'il représentait avait fragilisé les émotions de son amie. Grim a raison, quelque chose est en train de changer. Si tu dois aller à Séris, va. Cependant, une fois fait, nous rentrerons tous à Dyscordiå au plus vite. L'Oracle d'Arka aura peut-être des informations à nous donner sur l'agitation de la déesse.

La guerrière se renfrogna, résignée. Elle aussi avait perçu un changement important dans l'ordre des choses. Même la puissante magie de l'anneau à son cou réagissait à cette indéfinissable altération dans l'air, or elle ne se souvenait pas avoir jamais senti sa magie à ce point perturbée. Elle ne pouvait pas ignorer la mise en garde de Grim car elle-même s'interrogeait sur la direction qu'allait prendre ce vent nouveau, sur la force de son souffle. Orissâ aussi avait raison, ils devaient rentrer à Dyscordiå, la capitale du royaume de Destruinå dont Grim et elle étaient originaires. C'était le seul endroit de Parallan où ils n'avaient pas à cacher ce qu'ils étaient, où personne n'avait légalement le droit de les mettre à mort, et le seul lieu également où trouver un temple et un Oracle voués à la déesse de l'Infini. Par ailleurs, c'était là-bas que se trouvait la seule demeure qu'ils possédaient. Daná et Orissâ l'avaient acquise au début de la Koma, l'âge de paix, au tout début des années 1600. Depuis, elles avaient loué les services de domestiques pour entretenir la demeure en leur absence. C'était l'un des avantages à vivre éternellement : les chronophages n'étaient pas matérialistes cependant ils amassaient les richesses, et seuls les imbéciles avaient l'arrogance de le montrer de façon ostentatoire. Ils ne vivaient jamais très longtemps, alors.

— Est-ce que vous pensez que cela à un rapport avec l'Œil des Arcanes ? s'enquit Falco avec prudence.

Tous les quatre échangèrent des regards silencieux et lourds d'inquiétude. Falco était un jeune chronophage, cependant il n'avait pas besoin d'être un Enfant de Destructeur pour avoir entendu parler d'eux et de leur sanglant bourreau, le Faucheur. L'Œil des Arcanes était un groupe d'extrémistes et de fanatiques religieux aussi mal vus que les mercenaires, sinon pire. Si les Enfants des Destructeurs étaient mis à mort lorsque l'on découvrait leur vraie nature, l'Œil, lui, les traquait impitoyablement. C'était sa spécialité et il avait des espions partout. L'Œil des Arcanes avait toujours été le principal ennemi des êtres comme eux. Avec leur fanatisme religieux ils avaient causé de tels désordres que le Conseil des Huit, longtemps auparavant, les avait sommés de ne plus s'exposer en public en Parallan, sous peine d'être démantelé et de devenir une organisation hors-la-loi, provoquant la mise à mort de ses membres. Depuis des décennies, la traque et l'assassinat des Enfants de Destructeurs avaient fini par devenir plus rares. Néanmoins, l'Œil poursuivait toujours ses sombres desseins, et aucun d'eux n'étaient à l'abri en dehors de Destruinå. Le Faucheur pouvait croiser leur route à tout moment et mettre fin à leur errance d'un coup de son cimeterre.

porta une main à l'anneau à son cou et une grimace douloureuse tordit ses traits. Les membres de l'Œil des Arcanes n'étaient pas immortels cependant, l'Histoire l'avait prouvé, ils recrutaient toujours, à chaque époque, de redoutables limiers et de terribles bourreaux.

— Qui sait ? siffla-t-il d'un ton sec en sortant une épaisse couverture de l'une de ses sacoches pour en faire un matelas. Depuis combien de temps ne sommes-nous pas rentrés à Dyscordiå ? Orissâ n'a pas tort. Nous devons y retourner pour comprendre ce qui se passe. Et nous y serons à l'abri de l'Œil.

Sur ces paroles, elle se coucha contre sa selle, face à son amie et dos à Falco, serrant dans sa main le précieux anneau qu'elle avait enfin récupéré, après toutes ces années. En étant chronophage, elle avait le temps d'être patiente, et sa patience avait payé. Néanmoins, les temps étaient troubles dernièrement, et il fallait s'attendre à ce que tout ce qui avait soutenu leurs habitudes s'effondre. Après cela, il n'y eut plus un mot d'échangé et les trois autres finirent par se coucher. Grim prit le premier quart de garde, cependant personne ne réveilla Daná pour qu'elle prenne le sien. A son réveil, elle était toujours inquiète, mais son objectif de gagner Séris avant d'aller au-devant des bouleversements de leur temps, lui donnait une source de distraction à leurs problèmes à venir.

Au moment du départ, ils se mirent d'accord : Falco accompagnerait Daná à Séris tandis qu'Orissâ et Grim patienteraient à une journée de cheval en amont, sur la route. Ensuite ils fileraient sans s'arrêter droit sur les Monts du Dragon et la caldeira du Titan afin de rentrer à Dyscordiå.

A l'approche du village de leur seule étape en chemin, le groupe se sépara. Orissâ et Grim poursuivirent leur chemin, et Daná et Falco obliquèrent vers le village.

Séris était une toute petite bourgade du sud d'Edollon perdue au milieu de nulle part, sans prétention ni intérêt. Même les voyageurs y faisaient peu halte. Le village était légèrement en retrait de la route menant à Hederam, pourtant ceux passaient à proximité ne s'y arrêtaient jamais. Avec le temps, s'il y avait eu une auberge, elle aurait fini par fermer. Les rares visiteurs se faisaient héberger, mais il ne venait jamais d'étrangers. Celui qui venait à Séris y connaissait toujours quelqu'un. C'était un village sans ruelles pavées, aux rues boueuses, à la taille tellement modeste qu'aucun cortège n'aurait pu y faire halte, aux maisons basses, piteuses et de piètre qualité. Il y avait peu de commerces et les villageois devaient parcourir plusieurs lieues pour se faire soigner dans les villages voisins. Les habitants eux-mêmes étaient peu nombreux. La plupart y résidait parce que leurs ancêtres s'y étaient établis des générations auparavant. Certains avaient fini par partir, cependant aucun sang neuf n'était venu s'y installer. Un jour, le village mourrait, comme d'autres avant lui. Pour l'heure, Daná y cherchait quelqu'un.

Sans hésitation, la jeune femme mena son cheval à l'autre bout du village, jusqu'à une maison en torchis qui avait connu des jours meilleurs. Les murs s'effritaient et le propriétaire semblait faire son possible sans que cela suffise à maintenir la modeste demeure debout, et empêcher l'inévitable. Bientôt, la maison serait abandonnée et finirait par s'effondrer. Cependant, ce n'était pas l'état de la maison qui en serait la cause. Daná était là pour ça. Elle mit pied à terre en se rappelant avec un pincement au cœur la dernière fois qu'elle était venue ici même, des décennies plus tôt. Elle se tourna vers Falco qui tendit spontanément la main pour qu'elle lui confie les rênes de son cheval. Elle fut surprise par sa prévenance et les remis sans hésiter.

— Attends-moi par ici. Donne-moi un peu de temps, je ne serai pas trop longue.

— Prend le temps dont tu as besoin pour ce que tu as à faire. Je ne serai pas loin, à portée d'oreille, au cas où, la rassura le filica-loup avec l'ombre d'un sourire sur ses babines.

La guerrière essaya de le lui rendre, mais échoua lamentablement, se contentant d'une grimace. Il rit légèrement et s'éloigna avec les chevaux. Elle voulait lui faire confiance, puisqu'Orissâ et Grim y étaient parvenus, mais comme toute chose dans les relations sociales, la confiance se gagnait. D'ici à Dyscordiå, elle en saurait peut-être assez pour sur lui pour envisager lui confier sa vie les yeux fermés. Pour le moment, elle devait s'acquitter d'une promesse douloureuse et difficile. Un fardeau de plus à porter à bouts de bras.

Secouant la tête pour s'éclaircir les idées, Daná frappa la porte en bois défraîchie du dos de la main puis, sans attendre d'y être invité, entra. Après tout, elle était attendue. L'intérieur était plongé dans l'obscurité, plongé dans une demi-nuit à cause des volets fermés qui empêchaient la lumière du jour de pénétrer en ces lieux. La seule lueur venait d'une maigre bougie posée dans une assiette en terre cuite, dressée sur une console de bois où s'alignaient des bocaux en verre ébréchés et à moitié vides, et dont les pieds étaient rongés par les insectes, près d'un âtre vide et éteint. Il n'y avait qu'une seule pièce, chichement meublée ; le lit était visible tout au fond. Près de l'âtre était posé un seau vide, et l'unique table, qui supportait une aiguière, était entourée d'un fauteuil grinçant et d'un tabouret branlant. Daná s'en souvenait comme si elle avait grandi en ces lieux et venait juste de franchir le seuil pour s'en aller. A l'époque, la maison était encore chaleureuse et correcte, cependant le temps avait fait son œuvre. Du reste, rien n'avait changé, à une exception frappante près : la femme, assise dans le fauteuil près de la cheminée et qui tenait dans ses mains fragilisées par les ans un sablier de grande valeur frappé d'un cygne, avait vieilli. Pourtant, le regard qu'elle posa sur la gaeline lorsqu'elle l'aperçu était plein de vie et de malice. Cela non plus, ça n'avait pas changé avec les années.

Soudain nerveuse, Daná s'empara du tabouret branlant et le tira jusqu'au foyer éteint, près de son hôte, et s'assit là sans rien dire, les yeux baissés sur ses bottes usées par les voyages.

— La déesse Melinoë ne s'est donc pas trompée ; tu as trouvé ce que tu cherchais, souffla la vieille femme avec un sourire bienveillant. Elle m'avait promis que tu tiendrais parole.

— Désolée pour le retard, Onora, il m'a fallu du temps pour comprendre vos paroles, et les conditions n'ont été remplies que cette année.

La vieille femme tapota affectueusement le coûteux sablier avec un sourire. Les grains, à l'intérieur, étaient translucides et brillants comme des diamants, même dans l'obscurité de la maison. Les détails de la structure délicate, ciselés dans l'argent finement travaillé, étaient tout à fait remarquables. L'objet n'était pas plus grand que la paume d'une main de femme, cependant sa valeur devait être si élevée que c'était tout à fait incongru de le voir entre les mains d'une vieille femme sans biens, habitant un village minuscule en perdition.

— Je sais, je sais, ma petite. Melinoë ne m'a prévenu de ton retour que cette nuit. Tu l'as donc trouvé.

Daná se sentait infiniment redevable, au point d'accepter de lui dévoiler le précieux trésor qu'elle avait mis si longtemps à récupérer. Elle passa le lien par-dessus sa tête et le long de sa lourde chevelure couleur grenat dans la pénombre, et déposa l'anneau dans la main parcheminée de son hôtesse tendue vers elle.

— Veux-tu bien allumer le feu pour moi, s'il te plaît ? Mes yeux n'y voient plus grand-chose dans le noir.

Plutôt que de proposer d'ouvrir les volets à la place, Daná s'exécuta. Elle s'était toujours convaincue qu'il ne fallait pas contrarier ni les magiciens, ni les sorciers, ni les alchimistes. Or, Onora était une sorcière. Une sorcière exceptionnelle, même. C'était la raison pour laquelle la mercenaire avait mis les pieds à Séris pour la première fois de sa longue existence, des décennies plus tôt. Aujourd'hui, elle revenait tenir une promesse et sa tâche était terriblement limpide contrairement à la dernière fois qu'elle était venue, perdue et désespérée.

Onora inclina délicatement sa main parcheminée où l'anneau reposait. Le reflet des flammes se mit à danser sur le métal lisse du bijou et les farabis, réagissant à la proximité du feu, s'embrasèrent comme des torches, baignant la pièce d'une lumière rougeoyante et vive. Daná écarquilla les yeux. C'était la première fois qu'elle observait ce phénomène. Jamais encore les pierres n'avaient réagi de la sorte. Des jours plus tôt, lorsqu'elle avait raconté son périple, les pierres s'étaient comportées comme elles l'avaient toujours fait. Elles avaient capté la lumière du feu pour briller doucement. A présent, elles donnaient l'impression que l'anneau n'était plus qu'un brasier de feu.

La sorcière leva les yeux sur son invitée. Elle se souvenait de la jeune femme qui était venue la trouver, une éternité plus tôt. Cette jeune femme n'avait pas changé, comme elle s'y attendait. Cependant, la lueur nouvelle dans son regard était remarquable. Tout convergeait, tel que la déesse du Sommeil et des Rêves le lui avait montré.

— Il est temps, fit-elle remarquer.

Daná la regarda dans les yeux avec angoisse.

— Je ne suis pas prête, s'étrangla-t-elle.

— Tu l'es, la détrompa Onora. Mais je te parler d'autre chose, d'un dessein plus vaste que nous deux, ici, dans cette pièce auprès du feu. Le changement que tu attendais est en marche.

Daná se redressa vivement, faisant bruisser le cuir de son corset.

— Vous savez ce qui se passe ?

— Par les dieux, non ! rit la vieille femme. Ça ne m'empêche pas de savoir que le temps est tout de même venu. Regarde.

Elle leva le lien de cuir et l'anneau se souleva de sa paume pour tourner lentement sur lui-même en projetant ses lumières incandescentes dans tous les coins.

— C'est la magie de ce monde qui le dit. La sorcellerie aussi. Même toi tu l'as senti. Je me trompe ?

La gaeline grommela. La sorcière avait toujours un coup d'avance sur elle, c'était désarmant. D'ordinaire, c'était elle qui prenait les autres au dépourvu, et non le contraire.

Onora lui rendit l'anneau que la jeune femme serra un instant dans son poing, empêchant les farabis de briller.

— Maintenant, es-tu prête ? s'enquit la vieille femme en lui tendant la main par-dessus la table qui les séparait.

Daná secoua la tête avec appréhension.

— Pas plus qu'il y a vingt-trois ans.

— Vingt-trois ans, répétaOnora, presque surprise. Comme le temps file... Je me souviens pourtant du jouroù tu es venue me trouver pour la première fois, comme si c'était hier. Toutema vie je l'ai passée à t'attendre. A attendre que tu viennes, puis à attendreque rentres.

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