Chapitre 2 - 1
An 1937, mois de la libellule (printemps)
Godfriah regarda distraitement le fond de sa chope sans vraiment le voir, perdu dans ses pensées. Le bois, usé par les usages répétés, était patiné à certains endroits et avait connu des jours meilleurs. La taverne elle-même, où il s'était arrêté, était sombre, triste et crasseuse. De pauvres âmes errantes y faisaient halte pour un instant, comme lui. Cependant il y avait malheureusement deux autres types de faune encore moins fréquentables : des brigands hors-la-loi et des chasseurs de primes, officiellement connu sous le nom de mercenaires. Les premiers s'en prenaient généralement aux proies faciles, ou celles qui faisaient trop étalage de leurs richesses, se rendant eux-mêmes vulnérables. Les seconds, eux, n'intervenaient jamais sans la perspective alléchante de quelques écus dans le cadre d'un contrat, ce qui expliquait que des hors-la-loi et des mercenaires étaient capables de se retrouver ensemble dans un tel endroit sans que cela finisse dans un bain de sang. Pour voir une prime apparaître sur sa tête, il fallait avoir froissé quelqu'un de particulièrement important.
Godfriah s'agita sur son tabouret, les mains nerveusement serrées sur sa chope. S'il ne craignait pas les brigands, il avait en revanche toutes les raisons d'éviter soigneusement les chasseurs de primes. Il supposait que, caché à la vue de tous, sous leur nez, il serait plus en sécurité. A présent, il se sentait surtout pris au piège. De la sueur coulait de son front et il essuya sa moustache humide sur sa manche encrassée, jetant de furtifs regard à la ronde pour s'assurer que personne ne lui prêtait attention. Puis, après avoir vidé sa bière d'un trait, il se leva brusquement, paya et quitta l'établissement à la hâte.
L'air frais du printemps chassa immédiatement ses plus fragiles angoisses, mais celles qui s'étaient enracinées profondément, des semaines plus tôt, demeurèrent. Il n'avait pas toujours été droit et juste, ni bon ou généreux, mais il avait toujours lavé sa conscience en se rappelant que tout ce qu'il avait fait, il l'avait fait par nécessité, pour survivre. Sans cela, il serait mort depuis longtemps. Néanmoins, cette fois c'était très différent et il le savait.
Godfriah avait quitté Kerisol, la capitale du royaume de Soliad, un peu précipitamment après un larcin tout à fait indécent. Jamais encore il n'avait eu entre les mains autant de sols d'argent – des soldus, de leur nom complet, la monnaie locale de Soliad. En trichant aux cartes face à un riche marchand, il s'était assuré de quoi vivre à l'abri du besoin pour plusieurs années, sinon le reste de sa vie. Consciencieux et prudent, il avait quitté la cité en direction du nord-est, avec pour but de disparaître quelques temps dans le sud du royaume des crios, Krúos. Il y avait là-bas une région peuplée d'humains – et de légendes aussi – appelée l'Amberry. Il y serait en sécurité le temps d'être oublié. Mais pour le moment, il n'avait pas encore quitté Soliad, et il lui faudrait encore traverser le royaume d'Edollon et faire face à son peuple particulièrement assoiffé de justice. Tout irait bien tant qu'il ne serait pas pris. Il ferait un large détour pour éviter la capitale, Hederam. Les gardes de la cité et de son Acropole étaient réputés percevoir, avec une acuité glaçante, quand ceux qui passaient sous leur nez avaient des choses à cacher. Sans parler de la présence de l'Autel de la Vérité, temple de la déesse de la Vérité, Yforia, et le Caelion, temple dédié aux dix dieux Sacrés. Un écumeur comme lui n'était pas assez sot pour tenter le sort à la barbe des dieux.
Dans sa fuite, Godfriah avait fait halte à Amplona, petit village ordinaire et sans histoire situé sur la route, non loin du fleuve Al'Sostra qui marquait la frontière entre les royaumes de Soliad au sud et d'Edollon plus au nord. Il n'avait aucunement l'intention de s'attarder plus de nécessaire, cependant le jour tombait et, puisqu'il en avait les moyens, il avait préféré payer une chambre à l'auberge plutôt que risquer une autre nuit à la belle étoile où il serait à la merci des bandits de grand chemin. Son cheval, acheté en quittant Kerisol, était à l'auberge, à l'abri dans une étable couverte et bien nourri. Il serait frais et dispo pour un départ à l'aube et une nouvelle longue et difficile journée de voyage. Lui-même s'était rempli la panse et ne songeait à présent qu'à dormir un peu pour pouvoir repartir au plus vite et à grand train vers le nord.
D'un pas assuré, il traversa la route qui scindait le village en deux. Elle était quasi déserte. Quelques habitants se hâtaient de rentrer dans la chaleur de leur foyer, tandis que les voyageurs affluaient vers l'unique auberge du village, le Chien Couché. Malgré le calme et la quiétude des lieux, Godfriah se retourna, crispé, pour jeter un œil dans son dos. C'était l'heure des chiens et des loups, celle des meurtres et des assassinats aussi. Il était plus facile de se cacher dans les ombres de la nuit qu'à la lumière du jour. Or, la certitude qu'il était suivi ne l'avait pas quitté en sortant de la taverne. Pourtant, quand il regarda par-dessus son épaule, il ne vit rien d'autre qu'un vieux chien pouilleux courant après un chat qui n'avait plus qu'un œil. Tout était calme et immobile. Le calme avant la tempête, songea-t-il avec angoisse. Il pressa le pas et se hâta de gagner le Chien Couché en serrant les pans élimés de sa pèlerine sur lui. Les terreurs prenaient des proportions démesurées avec la nuit, et l'effet était proportionnel à ce qu'il avait à se reprocher. C'est donc avec soulagement qu'il se glissa dans la pièce commune de l'auberge bondée pour un si petit village.
Le Chien Couché était à la mesure d'Amplona : l'auberge était petite et ordinaire. L'endroit était à peine plus propre que la taverne que Godfriah venait de quitter, mais il y faisait chaud. La terre battue du sol était tapissée de paille et un chien dormait près de l'âtre ou un feu joyeux ronflait. L'aubergiste, un homme sec, maigrichon et sans âge, balayait la salle d'un regard de rapace tout en servant boissons et repas. Sa femme – ou sa fille, difficile à dire – slalomait entre les tables avec l'aisance et l'agilité de l'habitude, évitant avec adresse et malice les mains baladeuses des clients insolents. Ces mêmes clients parlaient fort, riaient grassement ou se menaçaient verbalement, mais personne n'en venait aux mains. Il y avait quelque chose de rassurant dans cette cacophonie et se désordre familier que l'on retrouvait dans toutes les auberges de Parallan. Réconforté, Godfriah s'attarda un instant près du feu. Le chien entrouvrit un œil pour l'observer jusqu'à ce qu'il se détourne pour gravir les escaliers et disparaisse derrière la porte de sa chambre.
La porte verrouillée par un simple loquet de bois, son malaise se dissipa tout à fait et il put respirer plus librement et profondément. La pièce était minuscule, sommairement meublée. Un lit étroit était plaqué contre le mur, à côté d'une petite table en bois branlante sur laquelle était posée une bougie éteinte pratiquement fondue. Encastrée dans le mur opposé, une fenêtre étriquée laissait passer la faible lueur de la nuit. Il ne prit pas la peine d'allumer la bougie et se coucha aussitôt sans ôter sa pèlerine. Ses seuls effets, hormis son cheval, étaient sur lui. Y compris et surtout le fruit de son larcin à Kerisol. Dans cette chambre, il avait peu de chance de se faire voler lui-même durant la nuit et partirait avec les premières lueurs de l'aube.
De fait, l'aube était tout juste en chemin lorsque Godfriah reprit la route. La lumière était claire malgré les lambeaux de nuit qui s'attardaient encore, empêchant l'astre du jour de se montrer encore dans le ciel. Cependant, un épais brouillard noyait le paysage et la route, et assourdissait les sons, empêchant les voyageurs de voir plus loin que les naseaux de leur monture. Il en fut particulièrement contrarié, d'autant plus qu'il ne pouvait pas lancer son cheval à pleine allure sur la route avec si peu de visibilité. Cependant, il supposa que ce brouillard était la preuve évidente de la proximité du fleuve et donc de la frontière. C'était un élément encourageant.
Il avait retrouvé sa bonne humeur lorsqu'une silhouette obscure et floue se dessina devant lui sur le chemin, venant en sens inverse. Il plissa les yeux pour mieux la distinguer, en vain. Il se résigna à rester sur ses gardes en attendant que l'inconnu passe son chemin et s'éloigne. Ce ne fut que lorsque la tête de leurs chevaux se croisèrent qu'il put enfin le discerner plus clairement. Tout comme lui, il portait une pèlerine, cependant celle de l'inconnu était noire, moins usée et de bien meilleure facture, avec une peau de loup blanc sur les épaules. Son capuchon était relevé sur sa tête pour le protéger du froid et de l'humidité de cette fraîche matinée de printemps, d'autant plus avec cet épais brouillard qui les enveloppait. Godfriah s'était lui-même bien couvert pour préserver la chaleur agréable de l'auberge dans ses vêtements. Le voyageur leva poliment la main pour le saluer et il y répondit un peu maladroitement, mal à l'aise. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il comprit son erreur, lorsque l'éclat de deux yeux dépareillés brillèrent sous la capuche de l'étranger, et qu'il découvrit les écussons de bronze à son ceinturon.
Le voyageur saisi vivement la main levée de Godfriah et la serra dans une étreinte sauvage à lui en broyer les os. L'écumeur se débattit peu pour commencer, pris par surprise, puis s'apprêta à planter les talons dans les flancs de sa monture pour qu'elle l'arrache à son agresseur. Mais l'autre siffla en guise d'avertissement et Godfriah réalisa qu'avec sa poigne, il avait plus de chance d'être désarçonné que libéré. Son assaillant ne le lâcherait pas pour si peu. Il hoqueta en sentant la chaleur de son corps se dérober tandis qu'il percevait ses forces diminuer, l'abandonner. Il sentait presque tout son être être aspiré par ce contact glacial d'airain. Il entendait ses os se fragiliser, sa chair perdre de sa substance, sa peau s'affiner à en risquer la déchirure. Godfriah songea avec terreur, mais un peu tardivement, à ces légendes sur les Bois-sang, ces créatures pâles et froides qui vidaient leurs proies de la moindre goutte de leur sang pour survivre. Mais dans les légendes, les Bois-sang devaient mordre leur victime pour récupérer le précieux nectar, pas se contenter de les toucher. Une seule autre explication lui vint à l'esprit tandis que sa conscience clignotait comme la flamme d'une bougie dans un courant d'air : un Mangeur de Temps, un Enfant maudit de la déesse Arka. Un chronophage. Le temps que l'effroi de cette réalité s'empare de lui, il était déjà mort.
Le voyageur relâcha sa prise et le cadavre bascula de la selle pour s'écraser lourdement entre les sabots des chevaux. Il mit pieds à terre et s'empara des rênes de l'autre monture. Là, il se mit à lui parler dans une langue étrange, les sons sortant de sa bouche davantage un murmure que des paroles, comme le bruit du vent dans les branches des arbres. Comme par enchantement, l'animal tendit une patte en avant tandis qu'il repliait l'autre contre lui et son corps bascula en avant. Puis, son arrière train suivi et il se retrouva couché sur la route tel un chien bien dressé aux pieds de son maître. Satisfait, l'inconnu hissa le corps en travers de la selle, prenant bien garde couvrir la tête du mort avec son capuchon. Sa peau s'était racornie, sa chair avait fondu, la cavité de ses yeux s'était creusée. C'était comme si le reste de sa vie avait brusquement accéléré et que le Temps avait fait l'œuvre de toute une vie en l'espace de quelques battements de cœur. Il émit un claquement de langue et aussitôt le cheval se redressa docilement. L'étranger, sans s'émouvoir, enfila des gants de cuir noir, puis attacha les rênes du cheval au pommeau de sa selle. Enfin, d'un bond précis et aisé, il enfourcha sa monture sans avoir eu besoin de mettre le pied à l'étrier. Il lui suffit ensuite d'un nouveau claquement de langue sec pour que les deux chevaux se mettent docilement en marche en direction d'Amplona et de la route de Kerisol.
Dans les jours qui suivirent, ceux qui croisèrent la route de ce convois funeste décrivirent un homme solitaire et silencieux, drapé dans les ténèbres, trainant la Mort derrière lui. Les écussons de ses différentes accréditations le proclamaient comme un membre de haut rang de la guilde des mercenaires ; un chasseur de prime. Aussi, personne ne s'approcha ni ne posa de questions sur le cadavre qu'il menait avec lui sur les routes. La prime qu'il allait chercher ainsi devait nécessairement valoir son pesant en écus comme en sols, attisant la jalousie et la convoitise de bien des gens sur son passage. Néanmoins, personne n'osa l'approcher d'assez près pour lui demander quel pauvre hère subissait un si cruel traitement et quel était le montant de la prime sur sa tête. On se contenta de le regarder passer partout où il alla le long de la route jusqu'à la capitale, en s'interrogeant sans fin sur les délits que le pauvre diable avait pu commettre et qui était son mystérieux et sombre bourreau. Ainsi, les pas de son cheval le menèrent à . Il n'était pas à l'aise dans la foule, à la limite de l'agoraphobie, mais sa profession ne lui laissait guère le choix d'apparaître en ville de temps à autre pour récupérer son dû. Cela faisait plusieurs semaines qu'il était sur les routes, traquant patiemment sa victime, l'étudiant, guettant le moment le plus propice pour frapper. Il détestait avoir des témoins car cela nécessitait des explications et des justifications à n'en plus finir. Or, plus il se trouvait loin du monde, mieux il se portait.
Kerisol était cependant une cité pleine de charmes, mêlant rigueur militaire à l'image de sesImperators, et délicatesse artistique des artisans d'Edollon. On y trouvaitd'ailleurs un faux air d'Hederam, la capitale d'Edollon. Cependant, en Soliadla pierre de construction était d'une teinte ocre, plus chaleureuse que celle,blanc-gris, utilisée en Edollon. Et la cité soliane était organiséedifféremment. Contrairement à son homologue edolline, avec sa Grande Rue et sonAcropole regroupant tous les bâtiments les plus importants du royaume, Kerisolavait été pensée selon deux grands axes principaux : nord-sud etest-ouest. Au croisement de ces deux rues principales se dressait un imposantforum, la grande place publique. Le reste des artères de moindres importancesétait organisé en un réseau de rues parallèles à ces deux axes, formant unquadrillage rigoureux et précis apprécié des solians. La plupart des bâtimentsessentiels à la vie de la cité étaient implantés autour du forum, comme lescommerces ou le Capitole, le lieu où s'exerçait le pouvoir en Soliad et larésidence de l'Imperator. Le Capitole était d'ailleurs à une extrémité du forumet de l'autre, en face, se dressait le monumental temple Bassario, avec sescolonnes colossales, dédié à Bassarak, le dieu de l'Embrasement.
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