Chapitre 1 - 6
— Cela étant fait, l'influence des Destructeurs va décroître en Parallan. En revanche, cela ne va pas empêcher Arka de revenir. Cela ne fera que l'affaiblir.
Malakim, la Muse de Forst-Agalan, se racla la gorge.
— La seule piste dont nous disposons est une vision pour le moins trouble. Que voulez-vous que l'on fasse de cela ?
— Des érudits de Djinnipolis et de l'Observatoire travaillent déjà sur le sujet, le renseigna calmement Jahandar dont la patience s'émoussait anormalement en présence de l'icar. Tekla confirmera. Pour le moment, nous devons attendre le résultat de leurs analyses avant d'espérer en tirer quoi que ce soit de constructif.
La reine crio à la peau de saphir opina du chef. Les chercheurs de l'Université de Djinnipolis en El'Duin, et leurs homologues de l'Observatoire en Krúos, travaillaient souvent ensemble. Ils communiquaient notamment par l'intermédiaires de cercles magiques, ou par messagers lorsque la sensibilité du sujet était trop élevée pour risquer la moindre interférence magique, la magie laissant dans l'air des traces et des informations qui pouvaient être utilisées à mauvais escient entre de mauvaises mains, de personnes mal intentionnées.
— Donc, tout ce que l'on sait pour le moment, c'est que nous devons trouver la reine trois fois couronnée, résuma l'Imperator Dexius de Soliad en croisant ses bras, entrechoquant ses canons d'avant-bras. Par Celaphor le maudit, comment peut-on être couronné trois fois ?
Iskandar de Destruinå lui jeta un regard noir.
— Vous ne devriez pas en appeler aux Destructeurs avec autant de désinvolture, Dexius. En particulier si vous les avez reniés.
Contrairement à ce que l'Arajanu redoutait, l'Imperator fronça les sourcils et inclina brièvement la tête.
— Vous avez raison, pardonnez-moi. Vous conviendrez que le contenu insolite de cette vision est déstabilisant.
— J'en conviens, admis Iskandar, plus calme. Celaphor, dieu de l'Impossible, seul sait que c'est possible...
La reine de Gaelisis prit la parole :
— Ce n'est pas si invraisemblable. De nombreuses reines ont ceint plusieurs fois la couronne. Reste à déterminer laquelle a été couronnée trois fois. Et si elles sont plusieurs, celle que nous sommes censés trouver...
Lukos, la filica-loup, se gratta le menton d'un doigt griffu, pensif.
— Des reines plusieurs fois couronnées... Si nous devons la trouver, elle est nécessairement encore en vie à l'heure actuelle. Il s'agit probablement de la sacrifier pour empêcher le retour d'Arka la Destructrice. Cette vision ne nous aurait jamais été adressée si nous n'avions aucun moyen de la déjouer.
Malakim, qui avait somme toute peu parlé lors des derniers échanges, grommela quelque chose d'inintelligible. Personne ne lui demanda de répéter, cependant les regards perçants braqués sur lui l'incitèrent à articuler et s'expliquer de lui-même.
— Les visions ne sont pas faites pour être déjouées, tout comme les prophéties. Elles ne sont qu'une mise en garde des dieux pour nous annoncer ce qui vient. Nous discutons de ce que nous pouvons faire pour contraindre le retour d'Arka d'un côté en déjouant la vision, et de l'autre nous parlons de sacrifier la reine qu'on nous enjoint de trouver, sans savoir si, au contraire, elle n'est pas notre seule chance de salut. La logique de votre réflexion est tout à fait paradoxale. Que nous fassions notre possible pour empêcher cette vision d'aboutir ou bien tout pour satisfaire à ses exigences, elle adviendra. Elles adviennent toujours. Les dieux, à travers elles, nous donnent les moyens de nous battre, pas de gagner. La vision des Oracles est une mise en garde pour que nous puissions survivre aux temps obscurs qui s'annoncent et contre lesquels nous ne pouvons rien. Arka reviendra, c'est un fait, et une reine sera traquée pour déterminer notre sort à tous. Aucun de ces deux éléments ne dépend de nous ou de notre volonté. La seule chose dont nous pouvons décider, c'est la façon dont nous allons y faire face.
Un terrible silence accueilli ses paroles, autant en raison de leurs sombres accents de vérité que parce que c'était un icar qui les avait prononcées. L'intéressé l'interpréta par ailleurs de cette façon. Il se rembrunit, releva le menton, et leur rappela avec dédain :
— J'ai soixante-dix-sept ans, vous savez. Ce n'est pas parce que j'ai la même apparence que vos juvéniles que j'en suis également un.
Lukos estima qu'il était temps pour lui de reprendre la parole et la situation bien en main.
— Nous ne mettons aucunement votre réflexion en doute, maître orfèvre. Bien au contraire, je trouve qu'elle est tout à fait pertinente, et c'est ce qui est le plus grave actuellement. L'âge n'a rien à voir là-dedans, vous et moi en sommes la preuve vivante.
Malakim renifla.
— Sauf que vous, vous êtes jeune.
Le filica s'arma de patience pour ne pas le rappeler fermement à l'ordre. Les icars appliquaient rarement à eux-mêmes ce qu'ils exigeaient des autres.
— Comme je disais, le nombre d'années n'a rien à voir là-dedans. Pour un icar, vous êtes au-delà de la moitié de votre espérance de vie, ce qui fait de vous une personne expérimentée et respectée. Pour autant, j'approche à mon tour de ce cap aux yeux des filicas, ce qui représente approximativement une quarantaine d'année pour un humain.
Il désigna la table d'un geste circulaire.
— Je ne suis pas plus à désavouer que nos confrères. Certes vous avez tous plus d'expérience, mais cela ne me rend pas moins apte à diriger qu'aucun d'entre vous.
Toute l'assemblée opina de concert, l'air à la fois sérieux et compréhensif. L'espérance de vie des filicas ne représentaient qu'un septième de celle des icars, et un dixième de celle des crios. Il était parfois difficile de se sentir légitime avec si peu d'expérience de la vie, mais les filicas étaient rarement discriminés pour leur âge, excepté par les icars.
— Lukos, personne ne remet en cause votre légitimité, le rassura Tekla d'une voix douce, sa peau bleue irisée par endroit, là où le soleil se reflétait dans les cristaux qui la constellait. Tout comme Malakim est dans le vrai au sujet des visions prophétiques. Je crains que, quoi que nous fassions, cela concoure d'une façon ou d'une autre à la réalisation de cette vision. Pour le moins, il est de notre devoir de tout faire pour empêcher les catastrophes et le chaos.
Elle fit une brève pause avant de reprendre.
— Quoi que nous décidions, le mal est de toute façon déjà sur nous.
Des regards perplexes se levèrent vers elle, désorientés et inquiets.
— Que veux-tu dire ? demanda le roi Marko, les sourcils froncés et le front plissé.
— Nous l'avons nommé le « Cauchemar », murmura la reine crio. La Mer Gelée est en train de fondre. Des blocs de glace gros comme des caravelles dérivent en mer de Frĭsk – Kaelia et Marko le confirmeront. Les krúosiens installés dans le sud du royaume ont entamé un exode vers le nord pour fuir un réchauffement inexorable. Le sol krúosien, emprisonné dans la glace depuis des siècles, commence à se révéler. Comme vous le savez, mon peuple ne peut pas survivre à de si basse latitude ; nous avons besoin du froid du nord. Quant à l'Ihstgard, la province Est de mon royaume, ce n'est plus qu'une terre ravagée et inhabitable. Nous sommes en train de mourir.
De fait, tous réalisèrent soudain que son front, mais aussi tout son corps relativement peu vêtu, était recouvert d'une fine pellicule de sueur. Ce n'était donc pas uniquement les diamants de sa peau qui réfractaient ainsi la lumière depuis le lever du soleil, mais l'eau de son corps qui s'évaporait en essayant vainement de la rafraîchir. Ce n'était encore que le printemps, néanmoins il faisait déjà trop chaud pour un crio loin de ses glaces natales. Hederam était la limite la plus au sud que les crios ne franchissaient jamais. Pour eux, Soliad et El'Duin étaient des royaumes à jamais inaccessibles.
Plus que de ses propos, le Conseil des Huit s'ému de la voir lutter ainsi. Certes la journée avançait, mais le soleil n'avait pas encore atteint son zénith. La température ne ferait qu'augmenter jusqu'à ce que l'astre du jour entame sa descente dans le ciel.
— Doit-on vous appeler un djinn ou un magicien ? s'enquit Iskandar en la sondant du regard avec considération.
— Je peux invoquer un djinn sur le champ, si vous en avez besoin, rappela Jahandar en tirant sa dague ornée de rubis, prêt pour l'invocation.
Tekla secoua lentement la tête avec un sourire fatigué et désolé.
— Le Demos a été assez aimable d'avancer ce conseil avant le lever du jour pour profiter de la fraîcheur, et vous avez tous accepté de vous y conformer. C'est suffisant.
— Non, ça ne l'est visiblement pas, fit remarquer Dexius en haussant les sourcils. Invoquer un djinn ne règlera peut-être pas les problèmes de votre royaume et de votre peuple, cependant, dans l'immédiat, il règlera les vôtres.
Lukos était pensif. D'ordinaire, à part la garde, aucune arme ni aucune magie n'était autorisée au sein de l'Acropole. Exceptionnellement, les différents dirigeants avaient été autorisés à y entrer armés pour palier notamment à l'absence de leur garde personnelle. Pour ce qui était de la magie... Jahandar d'El'Duin était le seul à l'avoir naturellement dans le sang du fait de sa lignée et de ses liens étroits avec les djinns du désert. Néanmoins, maintenir un tel sort de rafraichissement aussi longtemps lui coûterait un trop lourd tribut, surtout qu'il était déjà épuisé par le voyage et l'inquiétude. Un djinn, fait de magie pure, était donc une solution intermédiaire logique. Là encore, si l'invocation d'un djinn était à la portée de beaucoup de monde, l'Al'Shah était le seul à avoir la certitude absolue que l'un d'entre eux répondrait à son appel. Les el'dinis avaient noués des liens privilégiés avec ces créatures créées dans la Mer de Sable par le dieu Al'Saleh lui-même. Il existait différentes castes de djinns dont les plus faibles ne pouvaient prendre de forme tangible, leurs supérieurs ne parlaient que le zar-d'jin ancien, et le plus puissants pouvaient à la fois avoir une existence sur le plan physique, parler la langue commune, et maîtriser la magie élémentale et primitive dans toute sa subtilité. Le propre conseiller de Jahandar en El'Duin, Jannah le Caché, était un djinn de premier ordre qui prétendait être le tout premier djinn éveillé par le dieu de l'Illumination en personne.
Tekla fit signe à l'assemblée qu'elle pouvait endurer la température.
— Souhaitez-vous prendre ma place ? proposa finalement le Demos. La fontaine d'Herae vous rafraîchira un peu.
— Cette place est la vôtre, Demos. Gardez-là.
Pourtant, avec stupéfaction, elle le regarda se lever et pousser son siège, puis s'approcher d'elle pour soulever le sien avec elle dessus comme si ni l'un ni l'autre ne pesaient rien, pour la déposer délicatement près du bassin. Déjà, l'air lui parut légèrement plus frais.
Reconnaissante, la reine de Krúos pencha la tête vers Lukos qui se rasseyait à la place qu'elle occupait auparavant, entre elle et la Brenna de Gaelisis.
— Merci infiniment. Vous avez toute ma gratitude.
Il fit signe que ce n'était rien et l'incident fut clos.
— Tu penses donc que les fléaux qui frappent actuellement Krúos et les crios sont du fait de l'avènement d'Arka ? résuma Jahandar en remettant sa dague au fourreau.
Tekla remplit sa coupe à la fontaine et la vida d'un trait. L'eau fraîche circula rapidement dans son corps trop chaud et lui fit du bien, lui éclaircissant les idées.
— J'en suis persuadée, affirma-t-elle. Les premiers troubles sont apparus brutalement en fin d'année dernière et s'accroissent de façon exponentielle de jour en jour. Je ne serai pas surprise de voir quelques démons surgir des profondeurs de la terre et des mers sur l'ordre des Destructeurs pour nous faire payer le prix de deux millénaires d'exil.
Iskandar grommela mais ne fit aucune réflexion.
— Ainsi, il est déjà trop tard, constata Marko, des ombres obscures marquant les creux de son visage. Tekla a raison, des icebergs dérivent en mer de Frĭsk, plus gros que nos caravelles. La banquise est en train de se déliter à une vitesse encore jamais vue. Nous devons accepter la mission que nous avons confiée à l'Œil des Arcanes et nous en remettre à la vision.
— Et si seulement il n'y avait que cela..., souffla Tekla. Depuis peu, une rumeur s'est rependue dans tout Krúos depuis l'Est ravagé, selon laquelle des parallans vénèrent de nouveaux dieux qu'ils nomment Tarar, Réhiri, Shiver, Drak-Mo et Choris.
Elle se tourna vers Malakim avec un regard aigu qui mit la Muse mal à l'aise.
— En avez-vous entendu parler en Forst-Agalan ?
Krúos et Forst-Agalan partageaient la frontière la plus longue de tout Parallan. Ce qui affectaient l'un à cet endroit devait nécessairement affecter l'autre. Mais les icars s'inquiétaient si peu des autres...
Comme s'il avait été pris sur le fait, l'icar rougit de honte en secouant la tête.
— Non, je l'ignorais.
— Elle m'est parvenue également, appuya Marko, les sourcils froncés, en frottant sa barbe avec inquiétude. Je pensais que le problème venait d'un groupe de séparatistes de l'Est de Nĭvem.
— Cette rumeur inquiète également mon peuple depuis plusieurs lunes, renchérit Tekla avec appréhension. Comme Marko, je pensais qu'il s'agissait d'un fait isolé sans grande importance. Mais entre le Cauchemar qui s'étend, ma Cour des Aurores chassée de l'Ihstgard où elle vivait depuis des millénaires, et maintenant ça... Je pense qu'il ne s'agit pas d'une coïncidence.
Les dirigeants échangèrent des regards anxieux par-dessus la table. Personne, dans le sud de Parallan, ne semblait avoir encore eut vent de ce nouveau culte.
— Ainsi donc, des parallans prétendent que notre panthéon céleste serait plus vaste que ce que nous pensions ? marmonna Dexius, le front plissé et soucieux. A quoi devons-nous nous attendre ?
— C'est difficile à dire, avoua Tekla, tout aussi tourmentée. A en croire la rumeur, ces dieux ne sont pas vraiment de notre côté.
— Que sais-tu d'eux ? demanda Jahandar, pour qui cette menace était une découverte particulièrement sérieuse et alarmante.
— Pas grand-chose. Choris serait une déité de la Discorde, Drak-Mo le dieu de la Déchéance, Réhiri la déesse de la Démence, Shiver la déesse de la Fatalité, et Tarar le dieu de la Déviance.
Un frisson d'effroi secoua l'assemblée comme un seul homme, et soudain la température sembla chuter dangereusement autour d'eux. Même la crio ne transpirait plus à cause de la température mais davantage en raison de l'horreur de ses propres paroles. Après la convocation du Demos en urgence à Edollon, elle avait estimé que ce serait l'occasion idéale de partager ses craintes avec ses pairs. Cependant, il semblait que la menace devait être considérée avec gravité et ne concernait pas que son royaume. Décidemment, des jours sombres s'annonçaient bel et bien en Parallan.
La main de Jahandar, posée sur la table, se crispa en un poing tremblant.
— Les érudits de Djinnipolis affirment déjà que la Koma, l'âge de paix de Parallan, est révolue. Avec la nouvelle année, ils ont fermé les livres d'Histoire de l'âge d'or de notre continent pour en ouvrir un nouveau qu'ils ont nommé le Delneir, les Années Noires. Mes amis, je crains qu'ils n'aient eu raison et que nous commencions aujourd'hui un nouvel âge, probablement le plus obscur de notre histoire.
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Eh mais attendez... C'est la fin du chapitre 1 ! :)
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