Chapitre 1 - 5

Sur ces propos fermes, il se tourna vers l'Al'Shah d'El'Duin qui était non seulement son voisin de table, mais également celui dont le royaume partageait une frontière conséquente avec le sien. Les deux royaumes n'avaient pas toujours entretenu des liens amicaux, par le passé. Destruinå n'avait jamais manifesté d'intentions belliqueuses à l'encontre d'aucun de ses trois voisins, mais El'Duin, lui, avait déjà tenté de l'envahir, des siècles plus tôt. Echec cuisant qui se solda peu après par la mort de l'Al'Shah de l'époque.

— Jahandar, tu sais que je ne transigerai pas sur ce point, insista Iskandar en fixant son homologue droit dans les yeux avec défi.

— Je sais, mon ami, je sais, le rassura l'intéressé d'une voix apaisante. Les erreurs du passé ne seront pas celles de notre avenir. Je l'espère sincèrement.

Puis l'el'dini se tourna vers l'assemblée.

— Si le Conseil est d'accord, nous allons organiser cette chasse aux démons afin d'éradiquer les Enfants des Destructeurs et déliter les attaches qui retiennent ces dieux maudits à Parallan, en espérant que cela tarira suffisamment la source de leur pouvoir pour empêcher leur retour. Néanmoins, je tiens à apporter mon soutien à la demande d'Iskandar : Destruinå doit rester un territoire neutre, tout comme il l'est aujourd'hui.

Ce dernier point était loin de faire l'unanimité.

— Si nous acceptons cette requête, les Enfants des Destructeurs se réfugieront tous en Destruinå, hors d'atteinte, gronda Marko. Et qu'arrivera-t-il alors si nous ne parvenons pas à réduire l'emprise des Destructeurs ? C'est tout Parallan qui paiera les conséquences du sentimentalisme et de la foi d'un seul homme !

Dexius appuya son coude sur la table en bois sombre et se frotta distraitement le menton ou poussait une barbe de quelques jours, l'air pensif.

— Pas nécessairement, contra-t-il. Cela complexifie la chose, bien entendu, mais cela ne rend pas la tâche impossible pour autant. Incitez un animal né en liberté à se réfugier, pour se protéger, dans une cage dont la porte reste ouverte, croyez-moi, la tentation de la quitter un jour ou l'autre sera trop tentante pour que cette engeance puisse résister à l'appel de la liberté dès lors qu'ils estimeront qu'ils sont en sécurité. Tôt ou tard, ils sortiront.

— Cela prendra trop de temps, riposta Lukos. Beaucoup trop de temps.

Dexius ne se laissa pas démonter, convaincu que leur décision n'était pas tout à fait incompatible avec la requête d'Iskandar.

— Tout dépend de celui que nous placerons à la manœuvre de cette mission.

Kaelia et Tekla ouvrirent la bouche en même temps, cependant Malakim leur coupa la parole à la hâte.

— L'Œil des Arcanes.

Un lourd silence accueilli sa remarque, où les regards convergèrent vers lui, terrifiés, colériques, écœurés même. L'icar se demanda un instant s'ils lui étaient personnellement destinés ou bien s'ils étaient liés aux trois mots qu'il avait prononcés.

— Malakim a raison, nous devons nous en remettre à l'Œil des Arcanes, approuva le Demos dans un souffle à demi étranglé.

Il y eut un hoquet de stupeur générale. Dans la bouche d'un icar, cela sonnait davantage comme la bêtise d'un enfant sans compréhension du monde qui l'entourait. Dans celle d'un filica tel que Lukos, cela prenait une dimension terriblement réelle.

— Des extrémistes ! s'insurgea Iskandar, les yeux écarquillés, scandalisé. Vous vous en remettriez à eux ?

— Avons-nous le choix ? fit remarquer Kaelia qui commençait lentement à se faire à l'idée. Même si les Sacrés parvenaient à revenir pour nous aider à repousser le fléau et le sceller à tout jamais, notre entreprise serait tout de même vouée à l'échec. Arka est la seule, parmi tous les dieux, dont le pouvoir s'accroît avec le temps au lieu de décliner. Nous devons détruire ses Enfants jusqu'au dernier sans faire de sentiment. L'Œil des Arcanes a déjà en sa possession des informations sur ces créatures, et des adeptes formés et zélés dont c'est l'unique priorité. Cela me coûte de l'avouer, mais ils exécutent cette tache mieux que nous ne saurions le faire nous-mêmes.

Un silence méditatif suivit cette déclaration qui, ils le savaient tous, faisait appel au bon sens. Cependant, le visage de Jahandar d'El'Duin s'était brusquement fermé à la mention de l'Œil, et son regard assombrit de plusieurs teintes. Les membres du Conseil s'en aperçurent et le silence s'étira, nettement plus lourd tout à coup.

Le fait que le fils du roi de la nation des sables était activement impliqué auprès de ces fanatiques était connu à travers tout Parallan. L'Al'Shah commençait à se faire vieux, et se préoccupait à présent de la succession de son royaume. La rumeur s'était répandue, récemment, que Jahandar projetait de destituer le prince héritier de ses droits à la couronne en raison de son orientation religieuse extrémiste et son implication au sein de la secte obscure de l'Œil des Arcanes. Jamais encore, de toute l'histoire d'El'Duin, un Al'Shah n'avait outrepassé le droit d'aînesse pour transmettre le royaume à un cadet de sa lignée.

Conscient de tous les regards braqués sur lui et de toutes les attentions tournées vers sa famille, les bras croisés, Jahandar poussa un profond soupir résigné.

— Qu'il soit fait ce qu'il faut pour protéger Parallan. Même si pour cela nous devons nous en remettre à l'Œil des Arcanes. El'Duin ne se défilera pas.

Lukos du Grand Loup salua ces propos d'une brève inclinaison de la tête, pleine de respect. Tous, autour de la table, savaient ce que cela pouvait coûter à un dirigeant tel que Jahandar d'El'Duin.

L'Arajanu Iskandar prit un ton conciliant.

— Nous tous ici savons très bien qu'El'Duin assumera sa part dans la défense de Parallan, peut-être d'ailleurs plus qu'aucun d'entre nous, Jahandar.

Autour d'eux, les dirigeants opinèrent pour appuyer leur soutien.

— Alors, que le Faucheur s'occupe lui-même de cette mission, exigea Marko d'une voix bourrue en tapant du poing sur la table. Quitte à impliquer ces fanatiques de la pire espèce, autant nous assurer que le travail sera bien fait.

Une fois de plus, les regards se tournèrent vers Jahandar, autant en raison du sujet que du caractère un peu cru des paroles du roi de la nation des tempêtes.

Le roi el'dini grimaça comme s'il avait mordu dans un citron amer. Cependant, il n'avait aucun argument à opposer à la requête pertinente de Marko. S'il devait impliquer son fils, même indirectement, dans la défense de Parallan, autant lui donner un rôle qu'il jouerait pleinement et s'assurer que le travail serait exécuté consciencieusement, plutôt que s'en remettre aveuglément à une organisation sectaire aussi étroite d'esprit et aux membres endoctrinés et privés de libre-arbitre. Sepher était peut-être l'un des leurs, un extrémiste, il était de son sang, et il avait encore aujourd'hui pleinement confiance en lui à ce sujet. Son fils mènerait sans faille sa mission à bien ; sa sinistre réputation en était la preuve la plus évidente.

— Très bien, gronda-t-il d'une voix sourde pour masquer son état émotionnel instable. Le Faucheur prendra la tête de cette expédition punitive, si tel est le bon vouloir du Conseil et celui de mon fils. Qu'on le fasse venir.

Dexius lui-même se leva et entrouvrit un battant pour transmettre le message. Quelques secondes plus tard, il revenait à sa place tandis que le bruit de solerets claquant sur le marbre de la Coupole s'éloignait rapidement.

En attendant le Faucheur, certains piochèrent sans conviction dans les grandes coupes de fruits frais, picorant sans entrain ce qui serait probablement leur seul repas de la journée. Ils n'eurent d'ailleurs pas à meubler le silence car le garde revint rapidement à sa place, et peu après un coup léger mais net retentit contre le battant en bois de la porte, signalant l'arrivée de quelqu'un.

Jahandar prit une profonde inspiration et se leva pour aller ouvrir.

— Entre Sepher, je te prie.

Son fils obtempéra et se tint bien droit près de la porte, dans une posture rigide et militaire que l'Imperator Dexius aurait approuvée et appréciée chez n'importe quel parallan, excepté l'homme dont la sanglante réputation le mettait davantage mal à l'aise qu'autre chose.

— Veux-tu t'assoir ? proposa le père.

Sepher n'avait pas changé de vêtements, portait encore sur le visage les traces de son long voyage, et la vitesse à laquelle il avait répondu à sa convocation laissait supposer qu'il n'avait jamais été jusqu'au Palais, malgré la demande de son père quelques temps plus tôt.

— Je préfère rester debout, répondit le fils. Rasseyez-vous, père. Le voyage a été long et éprouvant. Vous devriez vous ménager au moins pour aujourd'hui.

Puis il détailla les membres du Conseil avec curiosité. Il connaissait certains d'entre eux depuis le plus jeune âge, grâce aux visites qu'effectuaient les dirigeants chez leurs homologues des royaumes voisins et lointains. La Brenna Kaelia la Juste était même de sa génération.

Lorsque la reine et Sepher étaient encore des enfants accompagnant leurs parents afin de passer par le long processus d'apprentissage des responsabilités qui seraient un jour les leurs, Kaelia avait suivi sa mère jusqu'en El'Duin. Ils avaient alors passé une lune entière à osciller entre une attitude irréprochable pour se conformer à l'étiquette et au protocole quand les regards se tournaient vers eux, et des frasques et jeux d'enfants libres dès que les adultes avaient le dos tourné. Sepher ne l'avait pas revue depuis bien des années. Le temps avait passé, Kaelia avait pris la succession de sa mère, et lui s'était tourné vers une autre voie. Au regard qu'elle lui jeta, il sut que les mêmes souvenirs que lui remontaient à la surface. Ses yeux brillaient comme des saphirs dans leur écrin de peinture bleue. Sepher se souvint alors, presque avec surprise, qu'ils avaient été fiancés. Chacun aurait régné sur son royaume et il était entendu que le premier né du couple aurait pris le trône d'El'Duin, et l'aînée des filles serait devenue la Brenna de Gaelisis. Sepher, à l'époque, avait seulement demandé à pouvoir finir ses études à l'Université de Djinnipolis avec Kaelia avant d'officialiser leur union. Tous les enfants des grands dirigeants étaient envoyés là-bas pour y recevoir une formation d'excellence. C'était à ce moment-là que tout avait dérapé dans sa vie, dont le parcours avait jusque-là été sans faute. Un incident dramatique avait détruit sa vie, à tel point qu'il n'avait jamais plus été le même. Il était précipitamment rentré à El'Oasad, avait formellement mit fin à ses études et rompu ses fiançailles, et s'était tourné vers les dieux avec une ferveur redoublée, au point de basculer rapidement dans le groupuscule de l'Œil des Arcanes dont il était devenu le chien fidèle et le plus sanglant bourreau.

Au rappel de ces souvenirs douloureux qui étaient encore aujourd'hui une plaie béante et sensible en lui, il se braqua et se ferma comme une huitre, rompant le fragile lien de reconnexion qui était en train de se former à nouveau entre Kaelia et lui. Elle s'en aperçut et son regard s'obscurcit. Certaines âmes ne pouvaient pas être sauvées ; celle du Faucheur était l'une d'entre elles.

— En quoi puis-je être utile au Conseil des Huit ? demanda le prince de sang el'dini d'une voix neutre.

Jahandar, qui ne s'était pas rassit, entreprit de lui expliquer la raison de sa présence parmi eux.

— Le Conseil souhaiterait lancer une purge en Parallan de tous les Enfants de Destructeurs, en particulier ceux d'Arka. Leur prolifération pose un problème de sécurité continentale et il a été décidé d'intervenir avant que la situation soit hors de contrôle.

Si Sepher était surpris par cette manœuvre du Conseil particulièrement extrémiste de leur part, il n'en montra rien.

— Considérant la position de l'Œil des Arcanes à ce sujet, poursuivit le père, nous souhaiterons que... l'organisation... prenne en charge cette mission délicate mais essentielle, et que tu en prennes le commandement.

Jahandar guetta patiemment une réaction de son fils, un trouble sur son expression lisse et figée, mais il n'obtint rien d'autre qu'un bref hochement de tête militaire.

— J'accepte votre volonté. Je m'acquitterai de cette tache au nom de l'Œil des Arcanes pour le Conseil des Huit.

— Bien, le remercia Dexius d'une voix rendue un peu sèche par sa nervosité. Votre mission débutera dès que ce conseil sera clos. Nous vous remettrons votre ordre de mission détaillant nos exigences en la matière. Cette maudite engeance doit être exterminée jusqu'au dernier spécimen, jusqu'à la dernière créature, jusqu'au moindre enfant.

— Ce sera fait, Imperator, assura le prince de sang d'El'Duin avec une légère inclinaison du buste à son adresse.

— Merci, Sepher. Tu peux disposer, le congédia Jahandar. Je te retrouverai tout à l'heure.

Les grands dirigeants de Parallan attendirent patiemment qu'il quitte les lieux, puis que le bruit de ses pas décroisse avant de reprendre leur conversation. Mais, de fait, le silence s'éternisa. Ils venaient de tomber unanimement d'accord pour assassiner froidement des parallans de toutes origines, qui avaient seulement été victimes du coup du sort quand, plongés par la vie dans une voie sans issue, ils avaient accepté l'offre d'un Destructeur. Des morts, certes, dont le plus grand péché était d'avoir fait le mauvais choix au lieu d'accepter leur sort, mais des parallans tout de même.

Jamais, depuis le début de l'âge komien et de la paix entre les royaumes, trois siècles plus tôt, le Conseil des Huit n'avait donné son accord, en pleine conscience, pour un tel massacre, un tel génocide. Cette décision pèserait sur leur conscience toute leur vie durant. Seul Iskandar, Arajanu de Destruinå, échappait partiellement à ce fardeau. Au contraire des autres, il avait tout fait pour l'alléger. Pour autant, il ne se sentait pas mieux que ses pairs. Il y avait des Enfants de Destructeurs sur tout le continent. Il gardait à l'esprit que certains étaient également de son peuple, des nihiliques. Aucun d'entre eux ne serait jamais épargné par la culpabilité, même si cette décision devait être prise. Ils auraient tous un prix à payer au futur pour cela.

Tekla de Krúos prit une grande inspiration, brisant la gangue de glace que leur décision avait jetée sur eux. Les Enfants de Destructeurs étaient communément mis à mort lorsqu'ils étaient démasqués, néanmoins ils n'étaient pas impitoyablement traqués dans la mesure ou les fanatiques de l'Œil des Arcanes étaient aussi malvenus que ceux qu'ils chassaient, et se montraient donc discrets dans leur quête aux adeptes des Destructeurs. A présent, ils allaient pouvoir chasser au grand jour, avec l'accord et la bénédiction des dieux et du Conseil des Huit. La traque allait prendre une ampleur sans précédent.

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