Chapitre 1 - 4

Finalement, Jahandar brisa la gangue malsaine et malveillante qui les tétanisaient tous. Il posa un peu bruyamment sa coupe sur la table en bois sombre – à dessein – et se racla la gorge.

— Notre Oracle d'Al'Saleh, au sanctuaire d'Al'Hafana, nous a rapporté la même vision, la même nuit.

— L'Oracle de Liloomia également, dans sa Cathédrale des Zéphyrs, s'empressa de renchérir Malakim, icar de Forst-Agalan.

Marko opina du chef comme si c'était évident.

— Yforia ne ment pas, rappela-t-il d'une voix dure. Son Oracle à l'Autel de la Vérité à du tenir les mêmes propos, je suppose.

Lukos acquiesça brièvement. Le temple d'Yforia se trouvait au sein de l'Acropole et était considéré comme le lieu de la justice suprême du royaume d'Edollon, mais aussi de tout Parallan, justement parce que la déesse de la Vérité ne mentait pas.

— Nous savons donc déjà tous quel mal est sur le point de s'abattre sur nos contrées, fit remarquer Kaelia la Juste. Arka est de retour. Que pouvons-nous faire pour l'empêcher ? Et qui est cette reine, est-elle une alliée ou une ennemie ?

Malakim poussa aussitôt un sifflement de dédain.

— Comme si vous vous sentiez concernés, vous autres gaelins, descendants méprisables des barbares kaltars ! Vous êtes à l'abri sur vos îles en mer de Frĭsk. Parallan pourrait s'effondrer que vous resteriez les bras croisés dans vos prairies, à élever vos chevaux, sans vous soucier de regarder ce monde brûler.

Kaelia était réputée être une souveraine juste et équitable, ce qui lui avait valu son nom, néanmoins elle était aussi une gaeline, une cavalière émérite et une guerrière sans commune mesure. A l'inverse, l'icar ne savait même pas tenir un couteau et encore moins s'en servir. Ce qui ne l'empêchait pas, comme tous ceux de sa race, de tenir des propos outrageux qui auraient mérité, parfois, réparation par le sang.

Avec un calme terrifiant, elle fixa la créature aux allures d'adolescent qui se tenait de l'autre côté de la table, l'une des rares raisons pour lesquelles il était encore indemne après un tel blasphème.

— Je vais tâcher d'ignorer votre offense pour cette fois et la mettre sur le compte de votre inexpérience juvénile.

A côté d'elle, Tekla pinça les lèvres et Dexius ne put retenir un tressaillement d'amusement tandis que le coin de ses lèvres s'ourlait d'un sourire difficile à contenir. Il était de notoriété publique que les icars avaient par-dessus tout horreur qu'on les prenne pour des enfants. C'était la principale raison pour laquelle ils détestaient tout particulièrement les humains.

Malakim devint cramoisi d'une oreille pointue à l'autre et se leva en repoussant brusquement son siège curule. C'était étonnant de voir un peuple aussi militairement dépourvu, et pourtant si belliqueux et méprisant envers ses voisins capables de mettre leur royaume à feu et à sang sans aucune difficulté. Ils en étaient à ce point de suffisance et de prétention, d'arrogance et d'insolence, que ce fait ne les effleuraient même pas.

— S'il vous plaît, intervint Lukos du Grand Loup d'un voix forte et grondante. Nous ne sommes pas ici pour nous quereller mais pour trouver des solutions à l'annonce du retour d'Arka.

Il se tourna vers Malakim avec un regard froid.

— Maître Orfèvre, si vous n'êtes pas capable de mettre vos différents et votre amour propre de côté le temps des négociations, votre place n'est pas ici.

La Muse ouvrit la bouche pour répliquer vivement, mais Marko posa une grande main sur sa fragile épaule pour lui intimer de garder le silence. Rouge de colère et de honte, l'icar se rassit sans prononcer un mot.

Dexius, Imperator de Soliad, en profita pour prendre la parole.

— Le problème de la libération d'Arka va très vite s'étendre aux autres Destructeurs qui sommeillent à ses côtés. Comment les empêcher de revenir fouler cette terre ? Elle est à eux, et toutes les armées de Parallan, même unies, n'y pourront rien.

Il était plutôt défaitiste sur le sort qui les attendait. Fin stratège militaire, il savait reconnaître une défaite quand les forces étaient à ce point inégales. On parlait de repousser des dieux, les Destructeurs.

— Un problème après l'autre, Dexius, le tempéra Tekla de Krúos. La vision des Oracles ne nous annonce que le retour d'Arka, et c'est déjà bien assez pour Parallan.

— Dexius à raison, contra Marko du royaume de Nĭvem. Aujourd'hui Arka, demain Stratos, Phedra et Celaphor – puissent-ils être maudits. Nous devons trouver des solutions efficaces et pérennes contre ce fléau divin.

— Pourquoi ne pas faire appel aux Enfants des Sacrés, ceux qui ont reçu leurs faveurs sous la forme d'un don ? avança Iskandar, l'Arajanu de Destruinå.

Kaelia balaya cette proposition du revers de la main.

— Ils sont trop peu nombreux ; leur don seul ne suffira pas à repousser des dieux, surtout pas les Destructeurs. Est-il nécessaire de vous rappeler qu'à eux quatre, ils ont tenu tête aux dix Sacrés au point de les affaiblir jusqu'à les contraindre de sommeiller quelque part pour reprendre leurs forces ? Et cela fait deux mille ans qu'ils dorment ; on ne les a jamais revus depuis. Quel pouvoir, à notre portée, est assez grand pour égaler celui des dix Sacrés ?

Le silence qui tomba sur la pièce fut éloquent et valait réponse en lui-même.

— Et les demi-dieux, leurs enfants ? proposa Marko.

Nĭvem honorait deux demi-dieux tous les jours, Karalee, déesse des Mers et des Océans, et son frère Nor, dieu de la Vie Marine.

— Les demi-dieux se préoccupent peu de nos affaires, contrairement à leurs parents à l'époque où ils foulaient encore cette terre, le détrompa Tekla à regret. Et je doute que, même unis, ils aient le pouvoir de repousser les Destructeurs. Certains sont de l'engeance d'Arka, et des autres Destructeurs.

— Mais certains sont le fruit de l'union des deux, Sacré et Destructeur, fit remarquer Iskandar, plus attentif à la religion que tous les autres dirigeants assis autour de la table.

— Malheureusement, cela ne règle pas notre problème, nota Dexius avec un soupir las, les bras croisés.

Dans le silence qui suivit, Lukos glissa une suggestion :

— Plutôt que de chercher à les écraser par une puissance supérieure à la leur – ce que nous sommes incapable de trouver – pourquoi ne pas chercher plutôt à épuiser la source de leurs pouvoirs ?

Il n'avait envisagé que cette solution en deux mois de réflexion fébrile. Sans cette réponse, le problème était insoluble.

Jahandar leva un regard intéressé et admiratif vers le Demos d'Edollon.

— Qu'entendez-vous par là ? Je vous en prie, développez.

— D'un côté, nous avons les Sacrés, qui tirent leur substance et leur énergie de notre dévotion. En retour, ils accordent parfois leurs faveurs à certains d'entre nous, mais très rarement. De l'autre, il y a les Destructeurs, soumis eux aussi à l'adoration pour exister et avoir du pouvoir. Ils auraient donc dû disparaître après leur bannissement, pourtant ils sont toujours là. Pourquoi ? Parce qu'ils ont toujours des adeptes.

Les regards se tournèrent vers l'Arajanu Iskandar. Celui-ci ne fit pas mine de s'offusquer. Destruinå était le seul royaume de Parallan à n'avoir pas interdit le culte des Destructeurs après leur bannissement. C'était également le seul royaume ou prier Arka et ses trois comparses n'était pas un crime passible de mort.

— Les Destructeurs sont aussi des dieux, expliqua Iskandar avec ferveur. Certains les vénèrent pour leurs faveurs, les autres par respect et par crainte en prévision de ces mêmes jours obscurs qui s'annoncent, pour ne pas subir leur courroux lorsqu'ils reviendront pour exercer sur nous une colère aiguisée par des millénaires de captivité.

Il fit une brève pause pour les défier du regard.

— Dois-je encore justifier ma foi et celle de mon peuple ? C'est votre problème si vous ne faites pas d'offrandes aux Destructeurs, et c'est le mien si vos gens se trouvent empêchés de le faire dans mon royaume.

— Paix, mon ami, le tranquillisa Jahandar d'El'Duin, assit à côté de lui. Nul ici ne remet en question la foi que les nihiliques ont en des dieux tels que les Destructeurs. Nous l'avons tous accepté il y a longtemps, même si c'est une notion difficile à comprendre pour nous autres.

Iskandar ne dit rien, préférant ne pas ajouter au fardeau de reproches inconscients que ses homologues faisaient peser sur ses épaules.

— Ce n'était pas principalement aux nihiliques que je pensais, reprit Lukos après s'être assuré que la pression était un peu retombée.

— A qui donc pensez-vous ? l'encouragea Tekla, les éclats de diamant sur sa peau scintillants comme le soleil inondait progressivement la salle de lumière.

— A leurs Enfants. Aux parallans à travers le continent qui s'attirent leurs faveurs et obtiennent leurs dons destructeurs. Comme vous le savez, les Destructeurs sont plus dispendieux que les Sacrés.

— Blasphème ! persiffla la Muse de Forst-Agalan.

— C'est la vérité, convint Kaelia la Juste, qui commençait à entrevoir la pensée du Demos. Autant d'Enfants de Destructeurs, c'est autant d'adorateurs qui renforcent leur existence et leur puissance. Autant de liens qui les ancrent à cette terre et de forces qui leur permettent d'éroder leurs entraves.

Elle s'interrompit et fixa le filica-loup dans les yeux avec une admiration nouvelle dans le regard.

— Les Enfants d'Arka sont immortels. De fait, le nombre de ses adorateurs ne fait que croître d'année en année. Ce serait donc la raison de sa prochaine libération ? Cela fait d'elle la plus dangereuse des Destructeurs. Ce qu'il faudrait donc pour lui nuire serait de...

— ... tuer tous ses enfants ! s'empressa de compléter Malakim l'Orfèvre. Oui, c'est évident.

Personne ne lui prêta attention. Iskandar s'étrangla à demi.

— Vous voulez massacrer des parallans de sang-froid ?

— Des morts, le corrigea Dexius d'une voix autoritaire et glaciale. Revenus à la vie par un monstrueux procédé des Arcanes Obscures exercée par les Destructeurs. Tout le monde sait que les Bienfaiteurs, les Métamorphes, les Devins et les Chronophages sont des individus qui, au moment de mourir, ont pactisé avec les forces des ténèbres pour échapper à la mort et revenir se venger. Les renvoyer six pieds sous terre ou sous les mers ne fait que remettre de l'ordre dans le cycle de la vie. Non, je ne déprécie pas vos croyances, Iskandar, elles n'ont rien à voir là-dedans.

L'Arajanu de Destruinå se rendit un peu malgré lui à ses arguments. C'était vrai. Contrairement aux dons des Sacrés, les Enfants des Destructeurs se voyaient accorder leurs faveurs que lorsqu'ils étaient au-delà de tout secours. Ces créatures improbables n'étaient plus ni vivantes ni mortes, quelque part entre les deux, ce qui les rendait d'autant plus monstrueux.

— Je n'ai à redire contre votre argumentaire, Dexius. J'en comprends parfaitement le sens et la logique, ainsi que le bien fondé de votre pensée. Mais, tout de même...

Il laissa sa phrase en suspend puis reprit très vite, de peur de ne plus en avoir le courage et qu'on lui reprenne la parole :

— J'accepte la décision du Conseil des Huit, si telle est sa volonté, cependant je souhaite y apporter une condition formelle.

— Laquelle ? s'enquit Marko avec prudence.

— Destruinå, du fait de sa foi, est depuis la nuit des temps une terre d'asile pour les Enfants des Destructeurs et leurs sympathisants. J'exige des garanties de la part du Conseil pour que cela demeure. Depuis toujours, ils sont traqués et tués pour motif d'hérésie dans tout Parallan, excepté dans mon royaume. Si une traque plus officielle et à grande échelle doit se tenir, je refuse que leurs chasseurs posent un seul pied sur le sol nihilique.

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