Chapitre 1 - 3

Dernier arrivé, Jahandar prit place dans le seul siège disponible, dos à la porte et face à Lukos qui rejoignait sa place près de la fontaine d'Herae. D'un signe circulaire de la tête, il salua ses pairs et les dévisagea avec curiosité. Il était le plus vieux dirigeant humain vivant de Parallan et connaissait donc très bien certains, tandis que d'autres, beaucoup plus jeunes où au système politique plus changeant, étaient pratiquement des étrangers.

Jahandar reconnu Iskandar, Arajanu du royaume de Destruinå, dont la peau plus sombre était une particularité du peuple nihilique duquel il avait la responsabilité. Il y avait aussi la farouche dirigeante du royaume de Gaelisis, la Brenna du peuple des cavaliers, Kaelia la Juste, avec ses peintures tribales partout sur le corps et le visage. A côté d'elle, la reine Tekla la Grande, du royaume de Krúos, était clairement reconnaissable avec sa peau bleu sombre constellée d'éclats de diamants et ses cheveux blancs fins et doux comme de la soie, deux marques distinctives de la race des crios. Marko XV, roi de Nĭvem et grand navigateur, homme d'imposante stature et aux décisions rationnelles, était également une connaissance. Enfin, Jahandar reconnu le rigide Dexius. Contrairement aux quatre autres et à lui-même, l'Imperator de Soliad n'était pas un roi, ce n'était pas sa famille ni son sang qui gouvernait la nation des guerriers depuis la fondation du royaume. En Soliad, on élisait un Imperator, et celui-ci le restait à vie. Ce qui faisait que Dexius lui était malgré tout familier. Quant à Lukos, il n'exerçait son mandat de Demos élu que depuis deux ans, ce qui lui faisait aujourd'hui un âge de sept ans. C'était jeune pour un humain, un icar ou encore pour un crio, mais le Grand Loup étant un filica, son espérance de vie était bien moindre que la leur. La plupart s'éteignant de vieillesse une fois passée leur deuxième décennie, on pouvait donc considérer que le Demos était dans la fleur de l'âge, ce qui était tout à fait respectable. Ne restait plus que le tout jeune garçon, flanqué de part et d'autre par l'Imperator de Soliad et l'imposant roi de Nĭvem, le faisant paraître minuscule. Il ne le connaissait pas et ne l'avait jamais rencontré. Cependant, sachant ce qu'il savait à propos des icars, cette race imbue d'elle-même, ce n'était guère surprenant. Le royaume sylvestre de Forst-Agalan était sous la régence d'une oligarchie méritocratique : tous les ans, lors de la fête de la déesse Liloomia que les icars vénéraient par-dessous tous les autres dieux, huit Muses étaient choisies en fonction de leurs talents dans les huit disciplines artistiques qui rythmaient le quotidien des agalans. De fait, il était difficile de garder des relations diplomatiques durables avec ce peuple narcissique et orgueilleux qui dédaignait tout le reste de Parallan.

Jahandar se tourna franchement vers l'inconnu.

— Je ne crois pas vous connaître... Je me nomme Jahandar IX, Al'Shah d'El'Duin. Et vous êtes... ?

L'intéressé se leva souplement le menton en avant, et le toisa d'un regard bleu glacial. Les icars méprisaient la plupart des races intelligentes de Parallan, se considérant supérieurs à elles. Ils étaient hautains, obséquieux et se considéraient donc comme étant la race la plus évoluée. Et ils étaient particulièrement imbus d'eux-mêmes. Cependant, ce qui ne cessait de surprendre les autres races qui n'avaient pas l'habitude de les côtoyer, c'était avant tout leur apparence, car un icar adulte n'était pas plus grand ni plus ridé qu'un adolescent humain encore en pleine croissance. Leurs traits fins et délicats étaient particulièrement androgynes et leurs oreilles étaient à peines plus pointues que celles des humains. Enfin, comme tous les icars, amateurs d'art, celui-ci était couvert de tatouages à l'encre blanche, du visage jusqu'aux orteils, symbole d'appartenance à l'une des huit grandes maisons des arts.

— Je suis Malakim, de la maison Féverel, Muse de l'Orfèvrerie, se présenta l'icar d'une voix mélodieuse mais pédante.

— La Muse de l'Orfèvrerie ! s'indigna le roi Marko en levant les bras au ciel. Ce n'est pas avec des bijoux ouvragés que nous allons protéger et défendre Parallan !

— Tu aurais préféré qu'ils envoient leur Muse de la Peinture, peut-être ? Ou bien celle du Chant ? le rabroua fermement la Brenna Kaelia de Gaelisis en fronçant les sourcils.

Le roi de Nĭvem ne répliqua pas. Malakim les foudroya du regard. Jahandar fit mine de n'avoir rien entendu et poursuivit son examen du garçon qui était certainement plus un homme qu'un enfant au regard de sa race.

— Etes-vous des Muses entrantes ou sortantes ? Je sais que vos Muses sont choisies à la fête de Liloomia, lors du mois de la libellule, qui se trouve être en ce moment même. Nor-Tigan est loin d'Hederam, d'où mon interrogation.

L'icar redressa ses frêles épaules pour se grandir, mais même debout il n'était pas plus haut que Marko et Dexius assis à côté de lui.

— Je suis la Muse de l'Orfèvrerie, de la maison Féverel, répéta-t-il. J'ai été choisi l'année dernière car je suis le plus talentueux dans ma discipline. Il est évident que je le suis encore aujourd'hui.

— Ce qui ne répond que partiellement à ma question.

— Consœurs, confrères, intervint le Demos d'Edollon d'une voix puissante et calme. Malakim, rasseyez-vous, je vous prie. Ce que le représentant de Forst-Agalan essaye de nous dire, c'est qu'il est la Muse de l'année passée et que, si ses pairs l'ont envoyé, lui, cela signifie qu'il est toujours la Muse de l'Orfèvrerie pour l'année à venir.

Personne ne commenta, excepté l'intéressé.

— Voyez, le loup est plus intelligent qu'il n'y parait. Davantage que vous.

Lukos serra les dents. Le mépris ouvert des icars était blessant et épuisant, et sapait toute patience et tolérance. Ils n'étaient, pour cela, jamais très bien accueillis, et étaient comme une épine dans la diplomatie parallane.

— Attention à ce que vous dites, mon garçon, le morigéna Iskandar, Arajanu de Destruinå. Il n'est pas question d'âge ici, de race ou d'origines. Respectez vos pairs. Nous sommes tous, ici, des monarques et de puissants dirigeants de Parallan. Ne l'oubliez pas, et ayez un peu d'égard pour cela.

Malakim l'icar persiffla tout bas, mécontent d'être rappelé à l'ordre par un homme qui devait le considérer comme un enfant. Les humains étaient si puérils et ignares !

Tekla la Grande, l'unique crio de l'assemblée et reine de Krúos, ouvrit la bouche et fit remarquer :

— Bien, je pense que la parole est toute à vous, Demos. Exposez-nous clairement la raison de la tenue d'un Conseil des Huit si secret et si urgent.

Sa voix était fraîche et claire, et l'on devinait derrière son timbre le tintement hypnotisant de mille tessons de glace ondoyant dans la brise tels des carillons de verre.

Les regards, intéressés, se tournèrent vers Lukos qui sentit son angoisse remonter en flèche. Pour se donner une contenance, il se leva, prit sa coupe d'argent et la rempli au bassin d'Herae pour aller la porter à l'Al'Shah d'El'Duin, Jahandar. Ce dernier le remercia et le filica reparti avec le calice vide qui trônait à cette place. Il remplit cette nouvelle coupe et la porta au roi Marko, qu'il échangea contre la sienne, vide pour la gorger d'eau à son tour et la donner à Iskandar de Destruinå.

Tout en poursuivant son curieux manège, le Demos ouvrit officiellement le Conseil des Huit.

— Il y a deux lunes, nous avons célébré la nouvelle année par la traditionnelle fête des lumières dans tout Parallan.

Les dirigeants opinèrent tous du chef. Chaque royaume et chaque race avait ses propres coutumes et traditions, néanmoins ils partageaient le même panthéon divin, la même foi, et les fêtes annuelles étaient universellement célébrées dans tout Parallan : la fête des lumières en début d'année, la fête des récoltes à l'été, la fête de la terre au début de l'automne, et la fête des morts au début de l'hiver.

— La nuit de la fête des lumières, donc, au petit matin, les Oracles du Caelion se sont éveillés au même instant en tenant tous les mêmes propos glaçants qui, dans la bouche de n'importe quel autre parallan, n'auraient eu aucun sens.

Le silence était absolu dans la salle, hormis le gargouillis incessant de l'eau qu'Herae versait à l'infini dans son bassin. Lukos posa la coupe devant la Muse Malakim. Il ne savourait pas le moins du monde ce moment critique de sa vie. Faire quelque chose de ses mains, tandis qu'il prononçait en langue commune les mots, lourds comme des pierres, qui donnaient une dimension terrible à l'avenir du continent, il se sentait plus à l'aise.

— Le Grand Oracle est venu en personne me chercher au Palais pour m'aviser du danger. Tous nos Oracles des dix dieux Sacrés réunis sont formels : les sceaux qui retiennent Arka la Destructrice sont sur le point de se briser. Elle sera bientôt libre de fouler à nouveau cette terre dont elle fut bannie il y a si longtemps.

Il n'y eut aucune exclamation de surprise, comme s'en doutait Lukos, seulement des regards sombres et voilés, et un air sans cesse plus lourd de menaces autour d'eux.

Le Demos servit la reine Tekla et reprit d'une voix grave :

— Je pense qu'il est inutile de vous rappeler ce qui pourrait arriver si elle parvenait à se libérer de ses entraves et fouler à nouveau Parallan de ses pieds impies. Car nous savons tous que la guerre des dieux, puis leur profond sommeil il y a deux mille ans, a été de son fait et de celui de ses comparses Destructeurs : Stratos, Phedra et Celaphor. Puissent-ils être maudits.

— Puissent-ils être maudits, répétèrent les sept autres avec crainte, en portant deux doigts à leurs lèvres pour conjurer le mauvais sort et ces dieux destructeurs.

Lukos les imita avant de remplir une nouvelle coupe à l'attention de l'Imperator Dexius.

— Dans un rapport que le Grand Oracle a rédigé à mon attention sur l'incident, il évoquait une vision commune des Oracles. Un fait inédit dans toute l'histoire de Parallan, tout comme l'est ce Conseil aujourd'hui. Et leurs propos, formellement identiques d'un Oracle à l'autre, se sont révélés terribles et funestes. Souhaitez-vous que je la décrive devant vous ?

Certains dirigeants étaient à ce point figés qu'il paraissait évident qu'ils retenaient leur souffle.

— Faites, Demos Lukos, l'enjoignit la Brenna Kaelia dont les peintures bleues sur le visage rendaient le regard presque menaçant. Nous sommes ici pour cela.

Le filica déposa sa coupe devant elle à ce moment-là. Le Conseil l'observa remplir la sienne avant qu'il ne retourne s'assoir et leur livre l'avertissement que les dieux leurs avaient adressés par-delà les rêves, par le biais de leurs Oracles.

Lukos avait tant consulté le rapport du Grand Oracle du Caelion que le vélin avait fini par s'abimer entre ses mains et les mots par imprégner son esprit. C'était précisément ces mots, cette vision qui l'empêchait de dormir depuis deux lunes. Les membres du Conseil avaient certainement déjà connaissance de ces faits, mais ils l'incitaient à prononcer à voix haute des mots qui brisaient aujourd'hui une paix qui durait en Parallan depuis des siècles.

Il prit une inspiration et se lança de sa voix rauque :

— D'après les Oracles, une femme étrange est apparue dans leurs rêves. Elle portait des vêtements noirs et l'ombre de son capuchon masquait une partie de son visage. Sa peau était pâle comme la lune, et ses yeux, ses lèvres et ses ongles noirs comme de l'onyx. Ses cheveux changeaient sans cesse de couleur, passant de la couleur d'un ciel obscur au blanc radieux des étoiles. Autour d'elle, l'air se dilatait et se contractait, d'un coup éblouissant comme le soleil et l'instant d'après aussi épais que les ténèbres. Nos Oracles sont tous intimement convaincus qu'il s'agit de l'une des formes d'Arka, car tout coïncide, et que c'est un présage de son retour.

Il fit une brève pause pour reprendre son souffle avant de poursuivre et mettre ses propres mots sur cette vision qui la hantait lui aussi :

— D'après les Oracles, la vision s'estompait sur un fond de hurlements de tourmente lorsqu'une voix s'est distinguée en murmurant ces mots : « Trouvez la reine trois fois couronnée. »

Les derniers mots restèrent un instant suspendus dans l'air, unique lueur d'incertitude, vague espoir, dans un horizon de ténèbres. Enfin, même le silence les effaça, et ne demeura plus que le désespoir et la peur d'un avenir tourmenté de larmes et de sang. Même si aucun d'eux n'avait reçu lui-même cette vision, sa torpeur et l'indicible aura de destruction et de terreur glacée qui l'accompagnaient les enveloppait fermement d'horreur et de ténèbres.

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Et voilà le nouveau chapitre, parce qu'on est mardi. Et mardi, j'ai décrété que c'était lecture.

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