Prologue
13 janvier 1889, Paris, Académie des Beaux-Arts
Jack
— Cours !
Lahorine jaillit du couloir et je ne me le fais pas dire deux fois. Nous n'avions pas prévu de croiser le chemin d'une petite brunette à lunettes lorsque nous sommes entrés dans l'atelier ce soir. C'était censé être une opération d'infiltration rapide. Un vol de rien du tout. Une mission lambda, semblable à toutes les autres. Rien de plus que le travail quotidien.
— T'as l'orbe ?
— Bouge je te dis !
Bon, ce n'est peut-être pas le moment de faire la conversation. Prenant mes jambes à mon cou, je m'enfuis derrière la tignasse blonde de Lahorine qui s'enfonce dans l'un des couloirs de l'Académie. Les lumières sont éteintes, seule la clarté de la lune au dehors, qui éclaire les toits de Paris, nous renvoie de la lumière. Derrière nous, j'entends une voix qui crie « Aux voleurs ! ». Un grand classique. Sauf qu'en général, ce n'est pas moi que l'on désigne. J'ai toujours été maître dans l'art de ne pas me faire repérer, un talent que j'ai hérité de mon père. On prépare ce plan depuis des jours, alors qu'est-ce qui a foiré ?
— Qu'est-ce qu'elle foutait là ?
— On peut en rediscuter plus tard ?
Lahorine va m'entendre. C'est lui qui nous a assuré que la voie était libre ce soir et que nous ne risquions rien à entrer aux Beaux-Arts.
Nous dévalons les escaliers et je saute les quatre dernières marches pour atterrir sur un sol glissant. J'imagine que le personnel de service est passé nettoyer après les cours et qu'ils n'ont pas lésiné sur le savon. Mon meilleur ami manque de tomber et il se rattrape de justesse à la rampe d'escalier. Essoufflé, Lahorine se retourne pour tenter d'apercevoir la folle furieuse qui nous a pris en chasse. Une masse de cheveux bruns jaillit dans notre champ de vision et je décide d'opérer un changement de tactique. Foutu pour foutu, je n'ai pas d'autres solutions de toute façon. L'étudiante ne mettra pas longtemps à comprendre que nous ne sommes pas de simples petits voleurs de bas étage. J'attends qu'elle parvienne au milieu des marches pour me retourner, me place devant Lahorine qui fait mumuse avec l'orbe et tends mes mains devant moi. Je vrille mes deux poignets et lui balance un souffle d'énergie. La gamine se retrouve les quatre fers en l'air et se rattrape de justesse pour ne pas dégringoler dans les escaliers. Elle se redresse d'un bond, folle furieuse. Elle semble agile, et ses yeux ambrés se braquent sur moi. Elle n'a pas l'air très contente. Ses iris, cachés derrière des lunettes fines à monture dorée, lancent des éclairs.
— Arrêtez-vous !
J'éclate de rire. Est-ce qu'elle croit vraiment pouvoir nous arrêtent en nous fusillant du regard et en poussant de grands cris ? C'est mignon, mais c'est aussi très mal nous connaître. Nous sommes bien loin d'en être à notre premier vol et ce n'est pas une petite bourgeoise qui va nous stopper. Lahorine fait un pas et lève sa main. Je sais ce qu'il s'apprête à faire, ou plutôt, je le devine, et pose mes doigts sur son épaule pour l'en empêcher. Inutile qu'il use son énergie et fasse une démonstration de ses talents maintenant. Il m'a fallu une pichenette pour la faire valser, elle ne survivrait pas à son pouvoir à lui.
— Rendez-moi l'orbe !
Elle se relève et tend sa main. Lahorine et moi échangeons un regard et partons dans un fou rire. Elle est vraiment sérieuse ? Elle pense vraiment pouvoir nous intimider ainsi ?
— Je ne crois pas que tu sois en position de marchander.
— Donnez-moi l'orbe ! Je ne vais pas me répéter.
Oh là là, elle a l'air très en colère la demoiselle.
— Et si je te dis non, tu vas faire quoi ?
Ses yeux ambrés deviennent noirs. On dirait la mimique d'un enfant boudeur à qui on viendrait de subtiliser un jouet. J'ai l'impression de voir mon petit frère quand il fait un caprice. Est-ce que Mademoiselle ne serait pas un brin susceptible ? Il faut dire qu'elle était très concentrée sur un objet en verre et en fer qui scintillait quand Lahorine et moi avons débarqué. On a dû la déranger et elle veut maintenant jouer les justicières. Sauf que ce n'est pas son rôle. Ici, il n'y a que des profs et des étudiants élémentaristes, on n'est pas chez les justiciers. Faut qu'elle redescende sur terre la demoiselle ! Elle descend quelques marches et pointe son doigt d'un air menaçant.
— Tu ne veux pas le savoir !
Nous nous retrouvons nez à nez. Je suis plus grand, mais elle me toise d'un air supérieur. Je n'aime pas les filles comme elle. On ne vient pas du même monde. Vu ses vêtements, elle a l'air d'appartenir à une classe sociale aisée et je ne serais pas étonné qu'elle vienne des beaux quartiers. Elle doit habiter dans l'un de ses nouveaux immeubles haussmanniens et ne manque sûrement pas d'argent. Je suis sûr que Papa et Maman la couvent et qu'elle est certainement fiancée à un riche parti. À côté, je ressemble à un rat d'égout avec mes vêtements qui sentent le tabac et mes cheveux sales. Contrairement à elle, je n'ai pas le luxe de pouvoir me payer une chambre ayant accès à l'eau courante.
— Ce n'est qu'une orbe.
Derrière moi, Lahorine s'amuse avec l'objet pour la provoquer :
— Juste une orbe !
La boule de verre devient lumineuse entre les mains de mon meilleur ami qui conserve son habituel sourire mutin. Ses yeux gris se colorent de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel lorsqu'il passe la surface transparente devant lui. L'étudiante a détaché son regard de moi pour observer l'objet. Elle a l'air de craindre que Lahorine le lâche et qu'il se brise sur le sol. Vous ne trouvez pas que les artistes sont toujours trop précautionneux ? Ce ne sont rien d'autres que des boules brillantes en cristal qui se revendent à prix d'or. Ils voient de l'art là où nous voyons des billets.
Amusé par la situation, je décide d'intervenir. Les yeux de la fille captent mon poignet qui vrille et elle écarquille les yeux quand la boule de lumière s'envole et se met à tournoyer à toute vitesse au-dessus de nous. Pour sûr, ça fait mal à la tête de la regarder tourner, même si c'est amusant.
— Mais tu vas la briser ! Arrête !
Je claque des doigts et l'orbe se fige. J'aurais bien aimé continuer mon petit manège, sauf que j'entends des cloches retentir et ce n'est pas bon signe. Lahorine croise mon regard et nous comprenons que notre jeu a assez duré. La fille a dû appeler les justiciers avant de nous courser et si on ne sort pas très vite de l'Académie, c'est derrière les barreaux que nous finirons la nuit. Or, ni lui ni moi n'avons le temps pour faire un séjour en prison. Je suis attendu à sept heures à la manufacture et je dois dormir avant.
— Allez ! On se tire !
Lahorine attrape l'orbe d'un mouvement vif et nous repartons en courant. J'entends rapidement que la fille nous course. N'ayant pas très envie qu'elle nous suive dans toute la ville, je donne un coup de poignet dans l'air dans le but de l'envoyer valser sur le sol. Elle évite ma charge en sautant avec agilité et je me prends des grilles de plein fouet.
Attendez, comment elles sont arrivées là ces grilles ? Il n'y avait rien sur mon chemin quelques secondes auparavant. Lahorine est de l'autre côté et me regarde maintenant d'un air un brin paniqué. Derrière moi, j'entends la fille se rapprocher alors que toutes les fenêtres de l'Académie des Beaux-Arts se parent de barreaux. Agacé, je me retourne vers la demoiselle qui s'est arrêtée, un sourire aux lèvres, les bras croisés. Elle semble particulièrement fière d'elle et je l'applaudis.
— Bravo, Mademoiselle est une forgeuse, j'aurais dû m'en douter.
— Tu ne m'as pas l'air très malin pour un voleur.
— Je ne suis pas un voleur.
— Mais bien sûr.
— Je t'assure, je vole aux riches pour donner aux pauvres.
— Et tu penses que je vais te croire ?
Et pourquoi pas ? Robin des Bois faisait la même chose et il était admiré par le peuple. Je suis sûr que tous les révolutionnaires et les Communards m'applaudiraient. En plus, ce n'est pas complètement faux ! Quand on a plus de famille, il faut bien trouver de quoi se nourrir et le vol est le moyen le plus rapide d'y arriver. Ce n'est pas avec le maigre salaire que mon patron me donne à la manufacture que je peux payer le loyer. Mais ça, la petite bourgeoise n'en a sûrement pas conscience. Bien à l'abri dans son école, à forger des objets d'arts, elle ne se rend pas compte du quotidien des miséreux. La voix de Lahorine m'interpelle. Il est penché vers la fenêtre et m'apprend que les justiciers sont arrivés. En clair : on est mal. Très mal.
— Rendez-moi l'orbe et je vous laisse partir.
— Jack ! Ils arrivent, me presse Lahorine.
Et mince ! Mon meilleur ami passe sa main autour des barreaux et pose sa tête dessus. Est-ce qu'il pense que sa bouille d'enfant de chœur va émouvoir mademoiselle la forgeuse ? C'est fort possible. Pourtant, ça se voit qu'elle n'est pas du genre à être attendrie. Elle fronce les sourcils et continue de croiser les bras d'un air satisfait.
— Et bien fais quelque chose dans ce cas !
— Je croyais que tu ne voulais pas que j'intervienne ?
— J'ai changé d'avis.
Il me sort sa petite moue amusée et pousse un soupir las. Je ne vais pas rester dans ce couloir, prisonnier de cette fille, à attendre que les justiciers débarquent pour m'arrêter, juste parce que Lahorine aime prendre son temps. On en a déjà assez perdu comme ça à courir dans les couloirs alors que cette escapade aux Beaux-Arts devait nous prendre à peine une demi-heure. La prochaine fois, je demande à Lilith ou Maëlle de se renseigner et j'arrête d'écouter mon ami et ses coups foireux. Les filles doivent se demander ce que l'on fait à traîner dans l'Académie et je ne serais pas étonnée qu'elles aient déjà pris la fuite. C'est ce que j'aurais fait à leur place, le quartier va bientôt grouiller de justiciers.
— Lahorine ! C'est le moment, là !
Mais qu'est-ce qu'il attend ? On ne va pas y passer toute la nuit !
Je l'entends soupirer, puis monsieur finit par obtempérer. Je me retourne. Son sourire s'élargit lorsqu'il pose ses doigts sur les barreaux et qu'ils se mettent à fondre. Cette fois, la bourgeoise est surprise. Mes petites démonstrations de télékinésie n'ont fait qu'attiser sa haine à mon égard – est-ce que personne n'aime les télékinésistes ? - alors que je discerne une pointe d'admiration quand elle voit Lahorine agir. Attendez, je suis jaloux là ! J'ai beau adorer mon meilleur ami, j'aurais aimé avoir son talent. Les barreaux s'effondrent dans une pluie d'or et de cristal. L'étudiante ouvre la bouche d'un air ahuri.
— Attends, comment t'as fait ça ?
— Haha ! Secret d'alchimiste. Allez, on s'arrache !
Lahorine m'attrape par le bras et nous repartons en courant. Cette fois, la fille ne nous suit pas. Je crois qu'elle est trop choquée par ce qu'elle vient de voir, comme tous ceux qui voient Lahorine à l'œuvre pour la première fois. En même temps, le code de déontologie des élémentaristes interdit de faire usage de l'alchimie, et mon meilleur ami le sait. Afin d'éviter le hall, nous nous engouffrons dans un nouveau couloir, prenons sur notre droite, remontons un escalier qui mène jusqu'au toit et grimpons les marches le plus vite possible. J'ai l'impression de ne faire que courir depuis une demi-heure et heureusement que Maëlle a repéré les lieux avant de venir et nous a fait apprendre le plan par cœur, sinon on ne s'en serait jamais sorti. Arrivés sur le toit, nous sommes accueillis par la lune qui éclaire tout Paris. J'adore être ici, la vue est imprenable sur la ville lumière. Malheureusement, le paysage est dénaturé par la nouvelle tour qu'ils terminent de construire pour l'exposition universelle. Cette chose me tire une grimace. Les journaux n'ont pas tort quand ils écrivent que Gustave Eiffel a érigé, en plein cœur de notre capitale, une construction inutile et monstrueuse.
— Bouge Jack ! On a pas le temps pour admirer le paysage !
— Hein ? Quoi ? Ah oui.
Lahorine a raison. Ce n'est pas le moment de m'attarder sur les grandes percées haussmanniennes et les nouveaux bâtiments qui fleurissent dans tout Paris. Aussi, je suis Lahorine qui s'apprête à sauter sur le toit du bâtiment qui fait face à celui des Beaux-Arts. C'est là que je reconnais sa foi en notre amitié car il n'hésite pas une seconde avant de se jeter dans le vide. Heureusement que je tourne la tête à ce moment-là, car je dois me souvenir que c'est à moi de faire en sorte qu'il arrive sain et sauf de l'autre côté. Je pousse ma main vers l'avant pour lui donner de l'élan. Certains pensent à tort que les télékinésistes ne sont que des voleurs qui usent de leur pouvoir uniquement pour subtiliser plus facilement des objets. Ce n'est pas totalement faux, mais ce n'est pas entièrement vrai non plus. Notre pouvoir - même s'il est bien moins glorieux ou utile que ceux des mentalistes, des guérisseurs ou des élémentaristes - ne sert pas qu'à déplacer des objets. On est très bon pour faire léviter les gens, voyez-vous ! Et heureusement, car c'est ce qui permet à Lahorine d'atterrir sans encombre sur le toit d'en face. Je le rejoins quelques secondes après et nous poursuivons notre ascension jusqu'à atteindre un quartier qui ne grouille pas de justiciers. Là, nous nous laissons couler le long d'un immeuble en marbre - très glissant d'ailleurs, je déteste les immeubles haussmanniens pour cela - nous agrippons aux balcons du deuxième et premier étage - il faut bien qu'ils aient une utilité - et nous retrouvons dans la rue.
Lahorine souffle de soulagement et je remets en place, un peu comme je peux, ma veste qui s'est placée de travers. Mon meilleur ami passe sa main dans ses longs cheveux blonds qu'il a noué en un chignon bizarre et sort de sa poche l'orbe que nous avons subtilisé. Elle se réverbère sur l'un des tous nouveaux lampadaires.
— C'est class' quand même ! commente-t-il.
— Qu'est-ce que vous foutiez, bon sang ?
Nous nous retournons d'un même mouvement pour faire face à Lilith et Maëlle qui nous regardent d'un air mi-agacé, mi-inquiet. Enfin, Lilith surtout, parce qu'elle est du genre à jouer les grandes sœurs protectrices, alors que Maëlle n'affiche jamais aucune émotion. Ses cheveux courts sont couverts par sa capuche et elle jette un regard à l'orbe avant de s'en détourner. Elle n'est jamais très intéressée par les objets que nous volons, ce qu'elle aime, c'est réaliser des plans et nous aider à les mettre en œuvre.
— On a eu un léger contre temps.
— Du genre ? demande Lilith.
— Une petite forgeuse à lunettes nous a ralenti, explique Lahorine en faisant sauter l'orbe entre ses mains. Par chance, nous sommes plus doués.
— Lahorine lui a fait une démonstration de ses pouvoirs, c'est ça ?
Je croise les bras, un peu vexé.
— Qu'est-ce qui te dit que ce ne sont pas les miens qui l'ont éblouie ?
Lilith hausse les épaules et ramasse son sac, posé à ses pieds. Elle tend sa main et Lahorine, après avoir effectué quelques petits pas de danse, tel un saltimbanque, dépose l'orbe dans sa paume. Lilith place l'objet forgé sur un tas de costumes. Ses parents travaillent comme illusionnistes dans des théâtres et elle est régulièrement chargée de transporter des costumes d'un endroit à un autre de Paris.
— Allez-vous coucher, j'apporte ça à Fernando.
— Lilith, tu es une mère pour nous ! lance Lahorine.
Au passage, il lui attrape le poignet pour déposer un baisemain. Quel acteur !
Elle retire ses doigts d'un air dégoûté et lui donne une pichenette sur le nez. Je les observe du coin de l'œil. Lahorine est un dragueur, et je n'aime pas trop qu'il tourne autour de Lilith que je considère comme ma sœur. À côté, Maëlle ne s'intéresse même pas à la scène et a déjà commencé à s'éloigner. Il est presque minuit et nous avons une bonne heure de marche à pied. Je ne suis pas rassuré à l'idée de laisser Lilith rejoindre la piaule de Fernando toute seule pour lui apporter l'orbe. J'ai toujours peur qu'il nous la fasse à l'envers et qu'il ne la paie pas.
Lahorine suit Maëlle et commence à lui parler alors qu'elle fixe le ciel en soupirant, déjà agacée par son piaillement. Je m'avance vers Lilith.
— Tu es sûre que tu ne veux pas que je t'accompagne ?
— Non, je sais ce que je fais ! Rentre chez toi Jack, t'as l'air épuisé.
— Tu promets de faire attention ?
Elle hoche d'un air affligé, puis me dépose un baiser sur la joue. Je la regarde partir dans la nuit, encore tiraillé par mon envie de la suivre, puis finis par me résoudre à l'idée que c'est une grande fille. Aussi, je rejoins en courant mes deux acolytes qui ont déjà traversé la rue.
¤
J'espère que ce prologue vous a plu et qu'il vous donnera envie de poursuivre votre lecture.
N'hésitez pas à me laisser un petit commentaire pour papoter.
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