XXVI
Je clignais des yeux et l'instant d'après, il avait disparu, comme s'il avait été avalé par la masse géante de spectateurs. Puis je souris. Rafael ne s'excusera jamais, mais c'était sa façon à lui de me faire un signe. Et ça me rendit heureuse. Heureuse de savoir que la communication était rétablie, que le garçon que j'avais connu n'avait pas disparu. A condition que je ne fasse pas tout foirer, encore.
Je secouais la tête pour revenir à la réalité et m'empressai de rejoindre les vestiaires. Il fallait que j'aille féliciter Amy, elle avait vraiment assuré. Alors que j'attendais devant la porte, Corey vint me rejoindre. La sensation de plénitude que j'avais quelques secondes plutôt s'évapora en apercevant le jeune homme. Je pouvais deviner qu'une conversation gênante et très tendue allait débuter.
- Je peux te parler quelques instants ?
- Techniquement, tu es déjà en train de me parler, mais continue, pendant qu'on y est... répondis-je, cynique.
Il s'humecta les lèvres tout en se dandinant légèrement. Je m'en voulu d'être si méchante avec lui, mais je savais qu'il ne fallait pas que je lui donne de faux espoirs, alors autant être radicale.
- C'est à propos de ce qui s'est passé l'autre jour...
- Je m'en doute.
Il inspira profondément.
- Je tenais à m'excuser, je n'ai pas été correct avec toi...
Je jouais avec la fermeture éclair de mon sac.
- J'ai envie qu'on reste amis, tu comprends ? Je sais que j'ai probablement tout gâché, mais... peut-être que tu accepteras de me laisser une chance ?
Il me fixait avec ses grands yeux marrons, les sourcils relevés. Corey était un beau garçon, mais trop naïf pour moi. Trop tendre, trop mielleux, trop... amoureux. Je me donnai une gifle mentale. Evidemment qu'il était amoureux, c'est le principe, imbécile.
- Il faut que tu comprennes qu'il ne se passera jamais rien entre nous, Corey.
Il se pinça les lèvres mais acquiesca.
- Bon, écoute. Je t'apprécie vraiment, d'accord ? Alors oui, je veux qu'on reste amis. Mais si tu recommences... ce genre de chose, tu sors de ma vie, c'est clair ?
- Promis, je ne tenterai rien.
Je souris un peu. Il avait arrêté de gigoter et semblait être prêt à accepter n'importe quoi pour rester mon ami. Pathétique.
Je jetai un coup d'œil à ma montre. J'avais prévu d'aller à la salle de danse de l'université, quand il n'y aurait personne, alors il fallait que je rentre me changer.
- Dit à Amy que je suis fière d'elle, on ira manger un truc pour fêter ça, il faut que j'y aille.
Il hocha la tête. Je commençais à m'éloigner avant de me retourner et de lui lancer :
- Tu trouvera une gentille fille un jour, ne t'en fais pas. Comprend seulement que ce n'est pas moi. Je ne crois pas que je sois capable d'aimer, tu sais. Passe à autre chose.
- Pourtant, tu aimes Rafael, je me trompe ?
Je me mordis l'intérieur des joues avant de répondre dans un souffle.
- J'en sais rien.
Sans rien ajouter de plus, je trottinais jusqu'à la sortie.
*****
J'avais mal dansé ce soir-là. En réalité, j'avais été incapable d'effectuer plusieurs mouvements d'affilés sans m'arrêter pour scruter les sièges de la salle, guettant les yeux verts de Rafael. Dès que je voltais, j'avais l'impression de sentir la brûlure de son regard entre mes omoplates, irradiant toute ma colonne vertébrale. Je me retournais vivement, mais il n'y avait personne. Au bout d'une demi-heure, j'avais remballé mes affaires et j'étais rentrée, l'esprit mitigé. Je détestais ce désir affolant de le voir, craignant de ne devenir une version féminine de Corey. Lorsque je posais mon sac de sport sur le parquet, une tornade rousse roula maladroitement sur son lit et s'effondra presque sur le sol en voulant descendre de son perchoir. Amy se frotta un peu les cheveux, sans doute pour leur redonner une forme correcte, mais elle ne réussi qu'à augmenter leur volume. Si on penchait la tête sur le côté en fermant l'œil droit et en plissant le gauche, elle était la copie parfaite d'un Pokémon de feu.
- C'était quoi cette discussion avec Rafael ? Il voulait quoi ? Je vous ai vu rire ! Vous êtes à nouveau ensemble ? Et c'est quoi cette histoire avec Corey ?
Et dire qu'en m'exilant dans l'état le plus austère des Etats-Unis, j'avais réussi à tomber sur une fille autant charmante qu'agaçante, collante et légèrement chiante.
- Tu peux classer tes questions par ordre préférentiel s'il te plaît? m'exaspérai-je en massant les tempes.
Elle se mordilla le bout des ongles pendant de longues secondes avant de grimacer.
- Désolée, je n'arrive pas à déterminer laquelle est la plus importante, je veux tout savoir en même temps.
- Je peux le faire pour toi alors : aucune n'est essentielle. Bonne nuit.
- Eh ! C'est pas du jeu !
- Qui t'as dit qu'on jouait ?
- Arrête de JOUER sur les mots.
Je lui fis un clin d'œil avant de disparaître dans la salle de bain. La jeune fille tambourina à la porte en vociférant avant de se résigner en entendant la douche se mettre en marche. Je souris à travers les gouttes d'eau. Lorsque j'aurai fini, elle se sera probablement déjà assoupie, épuisée par le match. Ainsi, en sortant de la pièce exiguë, je pris soin de faire le moins de bruit possible, lorsque la voix claire de mon amie trancha le silence.
- ça ne sert à rien d'être discrète, je ne dors pas.
Je jurai à voix basse en me glissant dans mes couvertures.
- Raconte-moi tout.
- Je ne sais même pas par où commencer.
- Corey m'a parlé d'un truc entre lui et toi mais il n'a pas voulu me donner de détails.
Génial, elle commençait par le sujet le plus gênant, celui dont j'avais le moins envie de parler.
Rectification : Je n'avais pas envie de répondre aux autres questions non plus.
- Corey a des sentiments pour moi et il m'a embrassée le jour où nous sommes rentrés sans toi. Le truc, c'est que ce n'est pas réciproque.
- Ben merde alors, j'avais rien remarqué.
- C'est assez visible, crois-moi, grinçais-je entre mes dents en me remémorant tous ses regards appuyés et son sourire niait lorsque j'avais accepté de lui laisser une seconde chance.
- Et euh... Rafael ? minauda-t-elle.
- Quoi « Rafael » ? me butais-je en faisant mine de ne pas comprendre.
- Qu'est-ce que vous vous êtes dits pendant le match ?
- Pas grand-chose, on commentait le jeu. Il supportait son équipe, moi la mienne, rien de folichon, répondis-je sur un ton monocorde.
- Vraiment ? ça avait l'air plus croustillant de loin.
- Il ne faut pas se fier aux apparences, répliquais-je en reprenant les mots de Rafael, un léger sourire caché sous mes draps.
- Tu sais qu'on va bientôt rentrer en Alaska... Si tu veux qu'il se passe quelque chose, il va falloir que tu t'actives un peu ma vieille.
Je serrai la mâchoire. Il allait falloir que je quitte Londres, laissant Rafael disparaître dans la nature une fois de plus. Enfin, ce n'était pas tout à fait vrai. Je savais qu'il était vivant, bien vivant même, et je connaissais désormais sa nouvelle adresse. L'Angleterre. Cette fois-ci, c'était moi qui partais, mais je n'avais pas vraiment le choix. Je me demandais ce qu'il allait se passer d'ici là, et après. Je fermais les yeux, chassant les interrogations qui commençaient à pointer le bout de leur nez et souhaitais une bonne nuit à Amy, estimant que j'avais suffisamment parlé de ma vie personnelle pour la soirée.
*****
J'avais croisé Rafael plusieurs fois depuis le match. A la bibliothèque, dans la file de la cafétéria, sur les bancs d'un amphithéâtre. On s'échangeait des regards, des signes de tête, mais nous n'avions pas réellement reparlé. Amy ne cessait de me rappeler que nous partions bientôt, qu'il fallait que je me jette à l'eau mais j'en étais incapable. J'avais l'impression de ressembler à toutes ces adolescentes niaises qui gloussent en apercevant l'élu de leur cœur. Peut-être que j'exagérai un peu, mais je n'étais pas très loin de la vérité. Je n'osais pas engager la conversation alors que je le connaissais mieux que tous ses amis de l'Université. C'était une chose étrange que de le voir évoluer dans un milieu aussi banal qu'un campus alors que j'avais toujours les images d'un Rafael qui improvisait une tente dans une réserve hawaiienne, un Rafael qui se redressait sur sa planche, chevauchant les monstrueuses vagues qui bordaient l'île, un Rafael qui me dévisageait à travers les flammes.
- Hayden, t'as entendu ce que je viens de te dire ?
- Hein ? sursautais-je sans aucune grâce.
Je déjeunais avec les jumeaux sur une table du côté des fenêtres qui donnaient sur les jardins.
- Corey, répète-lui, je crois que je vais l'étrangler sinon.
Il pouffa en voyant sa sœur rouler des yeux puis me résuma la discussion. Je dû me concentrer pour ne pas dériver du discours du jeune homme. Concrètement, je n'avais rien manqué d'intéressant. Il s'agissait seulement de ce bal qui était sensé clôturer l'échange. Je préférais ne pas y penser. Il ne restait que deux jours avant la date fatidique. Date avant laquelle il allait falloir que je trouve une solution pour ne pas perdre Rafael à nouveau. Non pas qu'il soit un objet ou je ne sais quelle autre connerie que le langage nous force à laisser sous-entendre, mais l'idée était que je ne souhaitais pas couper les ponts avec lui. Pas après tout ça.
- Et ça y'est, elle est repartie... râlait Amy.
Je clignais des yeux et feignais d'être toujours attentive en mordant le pain de mon sandwich.
- Che vous écoute, réussi-je à articuler, un bout de tomate coincé entre mes molaires.
Les jumeaux se lancèrent un regard qui devait signifier « Mais oui bien sûr, prend nous pour les rois des imbéciles ».
Je baissais la tête vers ma barquette en plastique, penaude. Enfin, c'était surtout une stratégie pour les attendrir, écarquillant les yeux et en prenant soin de laisser ma lèvre inférieure légèrement dépasser.
Corey claqua sa langue tout en faisant un signe négatif avec son index.
- Pas de ça entre nous. Tu ressembles plus à un poulpe écrasé là, tu sais.
Les deux complices ricanèrent et je décidais de les laisser se moquer sans moi, quittant la table pour débarrasser mon plateau. Le reste de la journée se passa tout à fait normalement, hormis le fait que je cherchais en vain un moyen d'arrêter le temps ou un plan pour embarquer Rafael dans ma valise. Ou encore une stratégie pour ne jamais rentrer en Alaska. Le truc, c'est qu'aucune de ces réflexions n'était envisageable puisque indécente. Un bel adjectif pour qualifier tout ce qui se tramait dans ma cervelle ramollie par les anti-dépresseurs et anxiolytiques que j'avais avalé ces dernières semaines. Heureusement, ils voyageaient désormais dans les canalisations, jetés par Amy.
*****
- Dois-je te rappeler l'épisode des urgences ? Tu m'as vraiment fait flipper sur ce coup-là et j'aimerai pouvoir profiter de cette soirée jusqu'au bout, me sermonnait Amy.
A plat ventre sur mon lit, je discutais avec la jeune fille de la soirée de clôture. Elle s'inquiétait de me laisser m'amuser seule après mon mélange plutôt apocalyptique « médocs et boissons alcoolisées ».
- Il n'y aura aucune substance illicite, les profs seront là !
- Sauf que toi t'es comme Jésus, t'es capable de créer de la vodka à partir d'un soda.
J'éclatais de rire, franchement amusée par les arguments de mon amie. Elle savait qu'elle ne pourrait pas me surveiller pendant toute la fête et ça la rendait dingue.
- Ecoute, je suis une grande fille, d'accord ? Si j'ai été émancipée, ce n'est pas pour t'avoir sur le dos jusqu'à la fin de mes études.
Elle ronchonna encore quelques minutes mais je savais que j'avais gagné. De toute façon, si elle commençait à être un peu trop protectrice, je réussirai à lui faire faux bond. J'étais trop maligne pour elle, et bien plus expérimentée. Je me traînais hors du lit pour évaluer l'état de ma garde-robe. J'attrapais de quoi me vêtir à peu près convenablement et l'enfilait en manquant de perdre l'équilibre et de m'écraser sur le mur par deux fois. J'arrangeais un peu mes cheveux et mon visage, dans la mesure du possible et avec ce que la nature m'avait offert, ou avait plutôt daigné de me laisser, esquissant une moue en observant ce moi hésitant dans le miroir.
- Tu ne t'es toujours pas habillée ? me lança Amy en passant derrière moi.
Je me retournais, la bouche entre ouverte.
- Je suis prête.
Elle leva les yeux de sa trousse à maquillage et passa en revue mon apparence en plissant ses yeux noisette.
- Tu ne veux pas mettre autre chose qu'un sweat pour une fois ?
J'haussais les épaules. J'étais à l'aise dedans. Et puis je ne risquais pas d'attraper une pneumonie.
Elle fourra son nez dans mes affaires et dégota un top sans manche avec un col roulé en soie noire.
- C'est beaucoup mieux, sourit-elle une fois que je l'avais passé par-dessus ma tête.
Je ne dis rien et mis mon éternelle veste en cuir sur les épaules, craignant d'avoir froid.
- On peut y aller ? râlais-je en la voyant se faire un clin d'œil dans la glace.
Elle sembla remarquer que j'existais toujours et me suivit en silence. Corey était parti en avance, il avait sympathisé avec sa voisine de biologie. La blonde d'Alerte à Malibu, si j'avais bien compris. J'avais été ravie en découvrant sa nouvelle affinité et fut soulagée qu'elle fasse partie de notre groupe. Lorsque nous rentrerons à Anchorage, il me laissera tranquille, obnubilé par la chevelure platine de sa nouvelle muse.
https://youtu.be/4qRkm70vHMY
Le gymnase avait été plongé dans le noir pour l'occasion et des flashs lumineux éclairaient le centre, là où des étudiants se trémoussaient déjà. Les quelques professeurs discutaient près de l'entrée, un verre de jus de fruit à la main. Je grimaçais en entrant. Ça promettait d'être ennuyeux à mourir. Malgré moi, je scrutais les petits groupes qui s'agglutinaient dans la salle à la recherche de... Non, il fallait que j'arrête ça.
- T'as une clope ? demandais-je à la rouquine qui commençait déjà à s'éloigner.
Elle me dévisagea à la manière des psychanalystes, tentant de déceler si mon expression cachait le secret de mauvaises intentions mais finit par me tendre son paquet. Il n'en restait plus que quatre et je devinais qu'elle se fichait pas mal que je les fume toutes. De toute façon, il était hors de question que je reste une minute de plus dans cette fête pourrie. Je demandais un briquet à un garçon de ma classe et grillais le bout de ma cigarette. Je m'appuyais nonchalamment contre le mur en béton, observant chaque visage qui s'apprêtait à pénétrer dans la petite soirée. Je n'en connaissais pas la moitié, mais tous ces yeux inconnus m'hypnotisaient. C'était un hobby malsain que j'avais développé : dévisager les anonymes. Je me plaisais à imaginer en quelques secondes quel genre de vie ils pouvaient bien mener, quel type de personne ils étaient. Bourrus, précieux, banals. Différents et identiques à la fois. Ils s'agitaient comme des pantins désarticulés dans leurs misérables vies, considérant comme vital que Berbère téléphone à Monique pour prévoir ce rendez-vous, puisque Romane avait largué Mathias. Ils formaient un affreux mélange d'existences insignifiantes, piétinant l'enfer sur lequel étaient bâtie leurs maisons. Mais qu'est-ce qu'on s'en fout, avais-je envie de leur balancer parfois. Renverser leur monde me brûlait les doigts, mais je me rendis compte que c'était seulement ma cigarette qui s'était trop consumée. Je l'écrasais et en dégainait une nouvelle. Ça me donnait une contenance, une raison d'être plantée là au lieu de me dandiner sur le dernier son commercial qui devait sûrement passer en boucle sur les stations radios.
Je ne l'écoutais jamais, la radio. Premièrement, parce que ça grésillait trop souvent. Deuxièmement, on ne pouvait jamais choisir les morceaux qui passaient, on se contentait de subir les choix des animateurs. Troisièmement, ces derniers ne cessaient d'interrompre les séquences musicales pour nous lancer un programme stupide poussant à la mutilation. Quatrièmement, aucune radio ne passait la musique que j'aimais.
Donc je n'avais qu'une connaissance très limitée des tendances actuelles. Voire quasi nulle. Mais ça m'allait parfaitement. Haruki Murakami a dit un jour que si on ne lisait que les livres que tout le monde lit, on ne pourrait penser que ce que tout le monde pense. Je considérais que c'était à peu près la même chose avec la musique, qui provoque des émotions. Si l'on se contente d'écouter ce que le grand public écoute, notre gamme émotionnelle n'en sera que banale et commune. Il fallait se perdre dans les sons, des plus étranges aux plus harmonieux. Stravinsky, John Lennon, Lady Gaga. Et puis les autres, ceux qu'on entend moins. Les maudits, les génies oubliés, les modestes. Des saveurs auditives auxquelles il fallait absolument goûter.
- Une clope dans la bouche, les yeux vides... ça ne peut être qu'Hayden Sherwood, se moqua une voix rauque.
- Des réflexions stupides, une apparition soudaine... ça ne peut être que Rafael Kingston, lâchais-je en laissant s'échapper la fumée de mes narines.
Le jeune homme s'installa près de moi, son épaule touchait la mienne.
- Que dirait ton rapport toxicologique à cet instant précis ?
- Que c'est ma deuxième cigarette et qu'un mec joue dangereusement avec mes nerfs. Dès que j'ai fini mon paquet, je lui casse la figure.
Il se mit à rire.
- Dès que t'aura fini ton paquet, tu iras chercher un nouveau truc à fumer.
- Me prendrai-tu pour une droguée ? susurrais-je.
- J'en sais rien, à toi de me le dire.
- Je croyais que tu me connaissais mieux que ça.
- Je le croyais aussi.
Je tournais la tête vers lui. Il fixait le bitume, les lèvres serrées.
- Qu'est-ce que je dois comprendre ?
Il haussa les épaules.
- Qu'on n'est pas ceux qu'on croyait être.
Je levai les yeux au ciel et tirai une nouvelle bouffée.
- Tu ne vas pas commencer à jouer les philosophes maintenant, la soirée vient juste de commencer.
- Je ne joue pas au philosophe, je suis simplement pragmatique, marmonna-t-il.
- Tu n'es pas pragmatique, seulement profondément déprimant, me moquai-je.
- Je crois que tu n'as pas besoin de moi pour déprimer.
- Epargne-moi tes accusations désagréables, veux-tu ?
- Ecrase-moi cette clope, tu veux ?
Je lui lançais un regard de défi qu'il soutint. Je pinçais le rouleau de nicotine entre mes doigts, ne voulant pas faiblir la première. Ses yeux se promenaient partout sur mon visage, comme s'il essayait de reconnaître quelqu'un.
- Pourquoi est-ce que tu fais ça ? énonçais-je soudainement.
- Ça quoi ?
Je fis des cercles avec mes mains, faisant tomber un peu de cendre au passage.
- Ça ! Surgir de nulle part, me balancer tes phrases à quadruple sens, me taquiner pour ensuite me faire des reproches ! Qu'est-ce que tu veux à la fin ? Je ne sais même plus comment m'adresser à toi, t'es constamment différent ! Un jour tu es amical, le lendemain tu me craches à la figure ! Qu'est-ce tu attends de moi ?
Il s'agita un peu, sans rien dire. Il tirait ses cheveux en arrière avant de les ramener vers son front, jouait avec la fermeture éclair de son blouson, faisait rouler un caillou sous sa semelle. Il commença à s'éloigner avant de revenir brusquement.
- Je suis perdu, ok ? Je ne sais pas ce que je veux, je sais juste que je n'ai plus envie d'être fâché avec toi mais t'es tellement chiante que j'ai envie de tout te balancer à la figure ! Pourquoi t'es si difficile que ça ? Pourquoi est-ce que tout doit être compliqué avec toi ? T'es égoïste et altruiste en même temps, est-ce que c'est possible pour une seule personne ? T'es le paradoxe de ma vie. Je crois que je t'aime, je ne suis pas sûr de te détester.
- Arrête ça, putain arrête ! hurlais-je.
J'avais la respiration rapide, les yeux en feu, le cœur au bord de l'implosion. Trop de sentiments contradictoires se bousculaient dans ma tête, se bagarrant pour être énoncés les premiers. On se regardait, le souffle formant des nuages blancs dans la lumière des éclairages publics. Je crois qu'à cet instant, il souffrait autant que moi. Il n'avait plus rien du garçon nonchalant, indifférent, impassible. Il était juste déchiré par des désirs diamétralement opposés, incapable de formuler la moindre pensée cohérente quant au choix qu'il devait faire. Ses yeux exprimaient mille choses à la fois.
- Je ne sais pas quoi faire, je pars demain mais je n'ai pas envie que ça s'arrête là, mais s'il se passe quoi que ce soit, ça sera la catastrophe émotionnelle après, dis-je plus bas.
Il fit quelques pas vers moi.
- C'est une déclaration ça ?
Hypnotisée, je m'avançais à mon tour.
- Ça se pourrait bien.
Il effleure mon poignet nu, laissant une charge électrique dangereuse sur ma peau. Ma main entre nous, comme seule barrière physique.
- Et après c'est moi qui fais des phrases à quadruple sens, chuchote-t-il, un sourire dans la voix.
Je ne réponds pas, trop occupée à redécouvrir des sensations que je croyais perdue à jamais. Ses doigts dessinent des courbes sur mes vêtements.
Je finis par hausser les épaules.
- Est-ce vraiment important ? murmurai-je au creux de sa clavicule.
- De quoi tu parles ?
Je respire son odeur.
- Est-ce qu'on peut enterrer la hache de guerre, rien que pour ce soir ? J'aimerai que ça soit comme avant. Une dernière fois.
Ses lèvres glissent sur ma tempe.
- C'est dangereux.
- Je sais.
Nos regards se croisent. On hésite, pesant le pour et le contre de ce qu'il pourrait se passer. Les conséquences. On s'observe, se scrute, se dévore presque visuellement.
- Je crois que c'est trop tard, de toute façon.
Ses lèvres plongèrent sur les miennes. Il ne s'agissait pas d'un baiser doux, non. C'était plutôt désespéré, violent et pressé. Comme si quelque chose menaçait de faucher l'un d'entre nous à chaque instant et qu'il fallait à tout prix que tout soit révélé dans cette étreinte, avant qu'il ne soit trop tard. Mes doigts tracèrent le chemin de sa cicatrice, le faisant frémir. Il me serra plus fort. Je m'agrippais à lui, à cet instant, à cet infini.
Mais il recula brusquement.
Nos corps se déchirèrent, le temps se fissura.
- Je n'aurai pas dû, je suis désolé... s'excusa-t-il.
Je le fixai, la respiration coupée. Sans un regard vers moi, il murmura :
- C'était une erreur.
*****
Désolée pour l'attente, vraiment, désolée ! Pour me pardonner, j'ai fait un chapitre plus long que les autres. Qu'en pensez-vous ?
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