XXIII
La musique électro agitait la foule, l'alcool brûlait mon œsophage, les comprimés glissaient un par un sur ma langue. Je me fichais qu'il y ait Rafael dans la même pièce que moi, j'étais dissimulée entre les corps qui se frottaient contre le mien. Mes gestes n'étaient plus très sûrs mais ça aussi je m'en fichais. J'étais transportée dans un autre monde, là où je ne pouvais plus penser à tout ce qui me détruisait. Je voulais que cette nuit ne se termine jamais, je ne voulais plus redevenir lucide. Je voulais rester dans ce club à danser et à boire, laissant la Terre tourner seule.
Au bout d'un moment, Corey m'attrapa le bras. Déséquilibrée, je tombais contre lui en riant à gorge déployée. Le jeune homme leva les yeux au ciel et m'entraîna dehors. Amy fumait une cigarette, adossée contre un mur en brique. Elle recracha sa fumée en nous voyant arriver avant d'écraser le mégot.
- On part déjà ? me plaignis-je.
- Ouais, je te rappelle qu'on a cours demain, répondit Corey.
- Mais moi je m'amusais bien !
Amy se mit à rire.
- Et dire qu'elle ne voulait même pas y aller...
Son frère sourit à son tour.
- Amy, t'as une cigarette pour moi ? demandais-je, lorgnant sur celle qu'elle avait écrasé quelques minutes plus tôt.
- Bien sûr.
Elle en sortit une de son paquet qu'elle plaça entre mes lèvres avant de l'allumer. Je la remerciais et fermais les yeux, me délectant du goût familier de la nicotine dans ma gorge. Les jumeaux se taquinaient sans trop se préoccuper de moi lorsque j'entendis la porte grincer, signalant que quelqu'un sortait à son tour. J'avais toujours les yeux fermés, tirant une nouvelle bouffée quand j'entendis quelqu'un m'appeler.
- Hayden.
Je tournais la tête et vis Rafael, les bras le long du corps, les sourcils froncés.
- Je croyais pourtant avoir été claire, Kingston, commençais-je, la voix erraillée.
Je me redressais et m'approchais du jeune homme.
- Je ne veux plus te voir, lâchais-je avant de rire.
Il expira bruyamment en passant une main dans ses cheveux. Les deux rouquins s'étaient un peu éloignés et nous jetaient des coups d'œil de temps à autre.
- T'es complètement défoncée.
Je roulais des yeux.
- Qu'est-ce que ça peut te foutre ? Et puis, j'parle pas aux morts, sinon on va encore me prendre pour une folle, crachais-je.
Il me retira la cigarette que j'avais entre les lèvres et l'écrasa par terre.
- Eh ! C'est quoi ton problème ?! m'énervais-je.
Il me fixait sans rien dire, les sourcils toujours froncés. Je le bousculais.
- T'es devenu muet en plus ? Pourquoi t'as fait ça Kingston ? Hein ? criais-je.
Ma question était lourde de sens. Moi-même je ne savais plus si je parlais toujours de la cigarette ou de sa lâcheté.
- Tu ferai mieux de rentrer chez toi, dit-il calmement, balayant toutes mes interrogations.
Je ricanais.
- Dans tes rêves.
Je m'apprêtais à entrer à nouveau dans le club pour prendre un autre verre mais il me retint. Je me retournais brusquement et hurlais :
- Lâche-moi ! C'est quoi ton putain de problème ?!
Amy et Corey s'étaient approchés, et ce dernier intervint.
- Eh, tu la laisses tranquille ok ?
- Vous feriez mieux de la ramener, répondis Rafael en me poussant vers le jeune homme.
Rafael planta son regard dans le mien et murmura sévèrement :
- Rentre.
Je fulminais.
- T'es qui pour me dire ce que je dois faire ? Hein ? T'es personne Rafael, tu m'entends ? T'es personne !
Je me tournais vers mes amis.
- Vous voyez ce gars ? fis-je en désignant le brun.
Amy et Corey étaient mal à l'aise.
- Ce mec, il est sensé être mort depuis un an ! Un an ! Et pourtant, il a l'air d'être en pleine forme, n'est-ce pas Rafael ? Tout va très bien pour toi ! Mais tu vois, moi je suis pas d'accord. Je vais t'envoyer dans le cercueil dans lequel t'es sensé être en train de pourrir !
Je projetais mon poing dans son visage mais il l'esquiva et serrait désormais mon poignet entre ses doigts.
- Calme-toi.
J'eus un rire mauvais.
- Que je me calme ? Alors ça c'est la meilleure ! T'es venu me trouver, t'attends pas à ce que je te laisse t'en tirer comme ça.
Je me jetais sur lui et tentais de le frapper aussi fort que je le pouvais mais l'alcool et les médicaments rendaient mes mouvements confus et mes membres lourds.
- Arrête ! me criait-il, me tenant toujours les poignets.
Les deux jumeaux étaient eux aussi intervenus et Corey me serrait entre ses bras. Je me débattais comme une furie, hurlant à la mort.
- Je vais te tuer Rafael ! Je te déteste !
Soudain, je me tus. Quelque chose m'étouffais et mes jambes ne tardèrent pas à se dérober. Ma chute fut amortie grâce à Corey. Il m'allongea par terre alors que je commençais à tourner de l'œil. J'entendis mes flacons rouler sur le sol et Rafael les rattrapa. Ses yeux s'écarquillèrent en lisant les étiquettes avant qu'il s'agenouille près de moi. Il prit ma tête entre ses mains et me cria dessus :
- Tu en as pris combien ? Hayden, combien de comprimés ?!
Mes yeux dévisageaient les siens sans que je parvienne à répondre quoi que ce soit. Ma bouche s'ouvrait et se refermait mais aucun son ne sortait. Finalement, je levais neuf doigts et le jeune homme ferma les yeux quelques secondes avant de dire quelque chose aux jumeaux que je ne compris pas. Il passa ses bras sous mes jambes et dans mon dos pour me soulever. Je tentais de me dégager de son emprise mais mes membres s'agitaient mollement. Je fixais son menton puisque c'était la seule chose que je pouvais voir. Son parfum m'enveloppait et je crus un instant que je rêvais. Que j'allais me réveiller en sueur, les draps défaits, son nom sur ma langue. Mais le froid continuait à me mordre la peau, des frissons incontrôlables secouaient mon corps, une horrible sensation qui me brûlait le cerveau. J'étais soudainement très fatiguée, tellement fatiguée que je peinais à garder les yeux ouverts. Amy caressait mes cheveux, me murmurant un tas de trucs que je ne comprenais pas.
- Il ne faut pas qu'elle s'endorme, tu m'entends ? résonna la voix de Rafael.
La rousse hocha vigoureusement la tête et continua de me parler tout en entremêlant ses doigts avec mes mèches. Nous entrâmes dans un bus et le trio m'allongea sur une banquette, tout au fond. Une larme coula jusqu'à mes lèvres. Mes yeux se fermèrent. Amy me pinçait les joues pour me réveiller mais j'étais épuisée.
- Hayden, reste avec moi, Hayden !
- On arrive bientôt ? Réveille-toi Hayden !
- Je t'avais dit de ne pas la laisser s'endormir !
- Je... Je sais... Hayden ? Ouvre les yeux !
Leurs voix se mélangent jusqu'à devenir uniformes. Les ombres ressurgissent, je les reconnais. Elles ricanent à leur tour, enroulent leurs membres autours des miens. Je suffoque, elles m'assassinent, reprennent leur danse satanique. Je veux m'échapper, elles ne m'auront plus. Je tente de les repousser, elles hurlent. Il faut que je remonte à la surface, il faut que je respire à nouveau. Je connais mes ennemis désormais, je peux les vaincre. Leurs doigts frêles s'accrochent à ma peau, transpercent ma chair, s'enfoncent dans mes veines. Mon sang chaud coule, m'étouffe. Le manque d'oxygène continue d'embraser mon cerveau, je sens que ma tête va exploser. Elles murmurent que c'est la fin, encore. Mais je sais que c'est faux, que c'est une ruse. Je ne peux pas abandonner cette fois. Elles mentent, elles aussi. Elles veulent me garder dans leurs bras glacés, me chanter l'éternité, m'offrir l'enfer. Mais leurs présents funèbres ne m'intéressent plus, je veux vivre. Je veux vivre.
Un souffle gonfle mes poumons, la douleur s'efface. Mes yeux s'ouvrent, des néons m'éblouissent. Je n'entends rien, mais ce n'est pas grave. Je respire. Quelque chose est dans ma bouche, dans ma gorge. C'est grâce à ça que l'air est entré. Des doigts en caoutchouc bleu le retirent, je tremble encore. J'ai peur de ne plus pourvoir respirer s'ils l'enlève. Mais un masque en plastique le remplace, l'oxygène continue de nourrir mes organes. Doucement, les sons se font à nouveau entendre, comme si jusqu'ici, ils avaient eux aussi retenu leur souffle.
- ça va aller, tu es sortie d'affaire jeune fille.
Un urgentiste me sourit. Je suis toujours fatiguée mais terrifiée à l'idée de fermer les yeux. Une infirmière plante des perfusions dans mes veines, je panique à l'idée qu'une autre drogue entre dans mon organisme. Elle me regarde et me rassure en voyant mes yeux affolés.
- C'est seulement pour te réhydrater. Tu as beaucoup transpiré et je pense que ça fait au moins une dizaine d'heures que tu n'as pas bu un verre d'eau.
Effectivement, ce n'était pas de l'eau que j'avais bu.
Elle me fit un sourire avant de tirer le rideau mais ce dernier s'ouvre quelques secondes plus tard. Amy et Corey. Rafael. Les deux premiers s'approchent vite de moi, le brun reste en retrait, ses mains serrant ma veste.
- Dès qu'on rentre, je balance ces trucs dans la cuvette, c'est clair ? me gronda Amy.
- Et la prochaine fois, on te laissera pester toute seule dans la chambre qu'on fermera à double tour ! ajouta son frère.
J'étais trop faible pour rire mais un sourire étira quand-même mes lèvres, cachées par le masque en plastique. De la buée se formait à chaque fois que j'expirais. Ils se retournèrent vers le dernier membre du trio, s'échangèrent un regard puis me murmurèrent.
- Tâche de ne pas essayer de l'assassiner cette fois.
- On te fais confiance.
Puis ils disparurent, tirant le rideau derrière eux. J'avais envie de les retenir mais le masque m'empêchait de parler. Je restais ainsi seule avec Rafael, terriblement mal à l'aise. Mon esprit était toujours un peu embrumé mais j'étais suffisamment consciente pour me rappeler avoir tenté de le frapper plusieurs fois en lui hurlant que je voulais qu'il meurt. Il sembla remarquer mon malaise car il s'approcha et me demanda l'autorisation de s'asseoir sur le bord du lit. J'acquiesçai, curieuse de savoir s'il allait me dire quelque chose. Il fixa longuement ses mains vides avant de commencer à parler.
- Je vais profiter du fait que tu es littéralement muselée et clouée dans un lit pour te dire tout ce que tu ne veux pas entendre.
Je levai les yeux au ciel et tournai la tête pour fuir son regard.
- Je suis sérieux Hayden, tu ne m'as pas laissé m'expliquer.
Vu que je ne réagissais pas, il continua.
- Tu as raison, c'est tes parents qui m'ont convaincu de disparaître. A vrai dire, je ne pensais pas que ça se passerait comme ça. J'étais moins amoché que toi, aussi étrange que cela puisse paraître, ce qui fait que j'étais sur pieds deux jours après... après l'accident.
Je le regardai désormais.
- J'étais venu te voir mais très vite les flics ont commencé à me poser tout un tas de questions et c'est tes parents qui m'ont sorti d'affaire. Je ne comprenais pas trop pourquoi, jusqu'à ce qu'ils me prennent à part, le jour où tu t'es réveillée. Ils m'ont dit que je leur devais la liberté et c'était vrai : j'étais encore mineur et s'ils n'étaient pas intervenus, on m'aurait placé dans une famille d'accueil, jusqu'à ce que j'obtienne mon diplôme. Et les familles d'accueil, c'est un cauchemar. Alors ils m'ont dit qu'il fallait que je m'éloigne de toi, pour ton bien, qu'il fallait que je disparaisse. Ils m'ont offert l'occasion de quitter Hawaii et de rejoindre un lycée en Angleterre et de me payer tous mes frais de scolarité, jusqu'à ce que je termine l'Université et que je trouve un job. C'était ma chance Hayden. Je n'aurai pas eu à continuer à enchaîner trois ou quatre boulots plus merdiques les uns que les autres. Mais pour ça, il fallait que je quitte Hawaii et que je promette de ne plus essayer de reprendre contact avec toi. Je ne pensais pas qu'ils allaient te faire croire que j'étais mort mais j'avais fini par m'en douter. Mais c'était la seule chance que j'avais. La seule chance que j'avais de devenir ce que j'avais toujours voulu être. On ne me regarde plus de la même façon, tu sais. Les gens ne m'évoquent plus comme un potentiel meurtrier ou cambrioleur. Je suis libéré de mon passé et de mes origines.
Je l'avais écouté dans un silence religieux, la respiration rapide. Je ne savais plus s'il méritait que je le déteste toujours autant. Il devina que je voulais parler et m'enleva le masque. Je toussais un peu avant de répondre :
- Alors tu n'as pensé qu'à toi pendant tout ce temps ?
Son visage se ferma.
- Et toi ? Tu aurai préféré que je reste enchaîné à un destin misérable ? Juste pour toi ?
Ses mots me firent mal.
- ça aurait pu se passer autrement. Tu aurais pu me laisser un signe de vie.
- Pour risquer de perdre quelque chose qui n'était jusqu'alors inespéré ?
- J'aurai pu t'aider !
- Non, tu n'aurais pas pu et tu le sais. Tu crois que j'allais laisser passer ça en sachant pertinemment qu'un jour tu te lasserais de l'orphelin ? Je ne dépends pas de toi.
Des larmes de colère humidifièrent mes yeux.
- Tu te rends compte du mal que tu m'as fait ?
Il était mal à l'aise à son tour et fuyais mon regard plein de reproches.
- Rafael, regarde-moi.
Il ferma les yeux avant de les rouvrir sur moi.
- Est-ce que tu te rends compte de ce que tu m'as fait ? Tu crois que les médicaments, c'était pour quoi ? Tu crois que je n'ai pas souffert ?
Il explosa.
- Et moi, tu crois que je n'ai pas eu mal non plus ?!
Il eut un sourire mauvais.
- Tu crois que je n'ai pas fait des choses que je regrette après ça ? Tu crois que je ne sais pas que j'ai fait tout ce que je m'étais promis de ne jamais faire ? Tu es aveugle Hayden, malgré tout ça, tu continues de ne penser qu'à toi.
Il se leva.
- Oh bien sûr, ça va être de ma faute maintenant ! criai-je à mon tour.
Il me jeta un regard dédaigneux.
- Tu ne comprends vraiment rien.
Il posa ma veste à mes pieds et disparut, me laissant seule avec ma haine et ma peine.
*****
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top