XX
Deux mois. Deux mois que j'avais posé mes valises en Alaska, à Anchorage. J'avais fait quelques rencontres plutôt agréables mais rien d'extraordinaire. Je m'étais finalement résignée à me lier aux autres étudiants, bien que j'avais quelques amis. En général, les gens étaient étonnés lorsque je leur disais que je venais d'Hawaii. Ils ne comprenaient pas pourquoi j'avais quitté ce qui leur semblait être une vie de rêve, pour me geler le cerveau ici. Et je ne leur en voulais pas. J'avais conscience de l'étrangeté de ma situation. Grâce à un garçon de ma classe, j'avais découvert l'art de la photographie. Et l'Alaska était un excellent terrain de jeu pour cette passion nouvelle. Les lacs gelés et les pins enneigés ; une beauté glacée qui me fascinait. Corey, le garçon en question, était calme et patient, en plus d'être un talentueux professeur. Je passais beaucoup de temps avec lui et sa sœur jumelle, Amy. Ils formaient un charmant duo, pétillant et incroyablement réconfortant. Ils avaient grandi à Anchorage et connaissaient déjà les meilleurs coins de la ville où ils m'emmenaient dès que nous en avions l'occasion. Nous étions vendredi soir et les jumeaux tenaient absolument à me montrer le bar le plus branché du quartier.
- Je ne sais pas comment sont les bars à Hawaii, mais crois-moi, celui-ci est vraiment génial ! S'extasiait Amy en me tenant le bras.
Oui, j'avais surmonté mon complexe du toucher. J'avais toujours quelques réticences, mais après tout ce que j'avais surmonté, j'étais devenue beaucoup moins sensible à ce genre de détail.
Corey marchait silencieusement derrière nous, les mains dans les poches de son jean. Je me retournais pendant qu'Amy continuait à monopoliser la parole et il me sourit. Nous entrâmes dans le « Anchorage's Hottest Place » et la musique électro vint couvrir les paroles de la jeune fille. Il y avait un monde fou à l'intérieur et très vite, le mouvement de foule nous emporta au centre de la piste. Amy se déhanchait devant moi et je me pris au jeu. Nous dansâmes toutes les deux pendant ce qui me sembla durer des heures. J'avais perdu de vue Corey. La gorge sèche, j'abandonnai mon amie pour aller me désaltérer au bar. Je reconnu le jeune homme qui sirotait une boisson alcoolisée et je le rejoignis une fois servie.
- Tu ne danses pas ? criai-je pour qu'il m'entende.
Il hocha négativement la tête.
- Je suis plus du genre à observer.
- Je vois, tu veux qu'on sorte un peu ?
Nous quittâmes le bar. L'air extérieur me fit l'effet d'une gifle mais j'appréciais la morsure du froid sur ma peau. Nous restâmes silencieux plusieurs minutes avant que Corey ne se racle la gorge.
- Dis-moi Hayden, est-ce qu'un jour tu nous diras pourquoi tu as quitté Hawaii ? Je veux dire, la vraie raison.
Je le dévisageai.
- Je ne crois pas que le simple fait de vouloir « changer d'air » t'ai amenée jusqu'en Alaska. Tu fuis quelque chose ? continua-t-il.
Je fis mine de m'intéresser au mur de brique avant de finalement répondre :
- Seulement des souvenirs.
Il hocha la tête, n'osant m'en demander plus. Il continua à m'observer, ce qui me mettait mal à l'aise.
- Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça Corey ?
Il sembla être gêné et se frotta la nuque.
- Je te trouve jolie.
- Oh.
- Extrêmement jolie, pour être honnête.
- Corey, arrête s'il te plaît.
J'étais profondément mal à l'aise désormais et lui aussi.
- On devrait peut-être rentrer, j'ai peur qu'Amy nous cherche, improvisais-je pour changer de sujet.
- Tu as raison, souffla-t-il, soulagé.
En réalité, Amy n'avait même pas remarqué notre absence. Elle échangeait un baiser langoureux avec un garçon que je n'avais jamais vu, ce qui agaça fortement Corey. Il s'empressa de la séparer du jeune homme et de la traîner hors du bar.
- On part déjà ? Je commençai tout juste à faire connaissance avec un gentil garçon... ronchonna la jeune fille, visiblement saoule.
- C'est pas vrai Amy, t'es complètement déchirée ! s'énerva son frère.
- N'importe quoi, j'ai même pas bu... soupira-t-elle.
- C'est ça, allez viens là espèce d'imbécile. Hayden, tu peux m'aider à la porter ?
Nous calâmes ses bras par-dessus nos épaules et marchâmes jusqu'à leur voiture. Nous l'allongeâmes sur la banquette arrière et la jeune fille se mit à ronfler.
- Il manquait plus que ça, râla Corey.
Je me mis à rire doucement. Ils étaient assez comiques.
Mon ami me déposa jusqu'à mon immeuble. Il coupa le moteur avant de se tourner vers moi.
- Je voulais m'excuser pour tout à l'heure, commença-t-il.
- C'est pas grave, ne t'inquiètes pas. C'était plutôt gentil. Gênant, mais flatteur.
- Gênant mais flatteur, répéta-t-il, un sourire sur les lèvres.
Nous nous fixâmes quelques secondes jusqu'à ce qu'il approche son visage du mien.
- Je suis fatiguée, je pense que je vais monter, le stoppais-je.
- Bien sûr, concéda-t-il, déçu.
- Bonne nuit.
- Bonne nuit, Hayden.
Je claquai la portière et me dépêchais de rejoindre le hall de l'immeuble.
*****
Le week-end avait été studieux : j'avais un devoir de géopolitique à rendre et je n'avais presque pas eu le temps de me reposer. Malgré tout, j'arrivai à l'heure lundi matin, avec une bonne dose d'anti-cernes sous les yeux. A peine avais-je pénétré dans l'université qu'Amy me sauta dessus, totalement surexcitée.
- Ils organisent un échange avec l'université de Londres ! Hayden tu te rends compte ? On va peut-être partir en Angleterre !
- En Angleterre ? Mais de quoi tu parles Amy ? râlais-je, complètement larguée.
- Tous les ans, ils organisent un échange de trois semaines avec des étudiants de Londres et ceux d'Anchorage. Ils ne sélectionnent que les meilleurs candidats, m'expliqua Corey qui était jusqu'alors en retrait.
- D'accord, et en quoi ça nous concerne ?
- Hayden, tu es major de la promo ! Tu es certaine d'être prise ! s'exclama Amy.
- Ça ne m'intéresse pas de partir toute seule, il faut que vous veniez.
- J'ai des bonnes notes et Corey aussi. On a des chances d'être sélectionnés avec toi.
Je me pinçai l'arrête du nez.
- Ça coûte cher ?
- L'université d'Anchorage prend 40% des frais de ses étudiants en charge, s'exclama Amy.
- 40% de combien ? continuais-je, toujours sérieuse.
Il y eut un silence.
- Je vais regarder ça, soupira Corey en lançant un regard accusateur à sa sœur.
Après qu'il se soit éloigné, Amy me glissa :
- Il s'est passé un truc entre toi et Corey ?
- Non ! Pourquoi est-ce que tu me demandes ça ? mentis-je, ne voulant pas humilier le garçon d'avantage.
- Je sais pas, il est bizarre je trouve.
- Il est sûrement un peu fatigué.
Elle fit la moue tandis que Corey revenait vers nous.
- Neuf cent cinquante-huit dollar à la charge des étudiants.
Je me passai une main dans les cheveux.
- Ça fait une grosse somme quand-même. Je veux dire, je n'ai aucun contact avec mes parents et j'ai un budget qui ne comprend que les frais universitaires, les factures énergétiques de l'appartement, la nourriture, les vêtements et une réserve en cas de coups durs. Je ne peux pas payer une telle somme pour un truc comme ça.
Les jumeaux me dévisagèrent tristement.
- Mais Hayden, tu es la meilleure d'entre nous ! Tu dois venir ! me supplia Amy.
- Je ne peux pas.
De son côté, Corey semblait réfléchir.
- Tu pourrais trouver un petit boulot après les cours. Le voyage est dans un mois et demi.
- Un boulot de serveuse à mi-temps ne me fera jamais gagner neuf cent cinquante-huit dollars en un mois et demi.
- Mais à plein temps, si, répondit Amy en comprenant ce que son frère avait derrière la tête.
- J'ai cours tous les jours, vous avez oublié ?
- Hayden, si il y en a une qui peut être absente en cours et avoir des bonnes notes en rattrapant les cours plus tard, c'est bien toi, répliqua le jeune homme.
- Où voulez-vous en venir ?
- Tu travailles autant d'heures qu'il faut pour gagner la somme nécessaire pendant que nous on prend les cours pour toi, commença Amy.
- Tu les rattrapes ensuite lorsque tu n'es plus en service, termina son jumeau.
Je réfléchis quelques instants avant de lancer :
- Ça pourrai marcher, mais en attendant, il faut que je rende mon devoir de géopolitique et si on reste plantés là, je vais avoir des points de retard.
Ils se mirent à rire et nous rejoignîmes notre salle.
*****
Chaque journée était plus éprouvante que la précédente. Je courrai à droite et à gauche pour satisfaire les commandes des clients peu patients tout en lisant les cours que Corey me déposait chaque jour au bar pendant mes pauses. Les nuits étaient courtes, les journées longues. L'avantage, c'est que je n'avais même plus assez d'énergie pour réfléchir. J'étais comme un automate carburant aux vitamines et à la caféine. Ma moyenne avait légèrement baissé, mais rien de dramatique. Je n'étais plus aussi performante qu'avant mais c'était un mal pour un bien. Les jumeaux avaient réussi à me donner envie de participer à ce voyage bien que techniquement, ça ne présentait pas d'intérêt pour une fille comme moi. Je me fichais pas mal de toutes ces conneries de mixité et d'enrichissement culturel. Je prenais plutôt ça comme un nouveau défi, un autre moyen de prouver que je valais mieux que les autres. Que j'étais au-dessus de la normale. Une nouvelle façon d'assouvir ma prétention.
- Huit cent quatre-vingt-cinq, tu y es presque ! s'exclama Corey en additionnant les pourboires à ma paie.
- Mais pas encore, râlais-je en plongeant le nez dans mon chocolat chaud.
- Il reste deux semaines, tu peux demander une avance ?
- Déjà fait, mon patron refuse. Il a peur que je le lâche avant.
Il fixa la table pensivement tout en mordillant son crayon de papier.
- Je peux t'avancer alors, j'ai pas mal d'argent de côté, je peux t'en prêter.
- C'est hors de question Corey, je ne veux pas de ton fric, me braquai-je.
- Je te prête seulement soixante-treize dollars !
- Je ne veux pas t'être redevable de quoi que ce soit, tranchai-je.
- Hayden, c'est seulement soixante-treize dollars, tu me rembourseras.
Je collai mon nez à la vitre du café, observant les passants qui marchaient rapidement dans la rue, les mains enfoncées dans leur polaires.
- Je ne peux accepter ça.
- Hayden, tu n'acceptes déjà pas mes sentiments pour toi, accepte au moins une aide financière de ma part.
Je tournai vivement la tête. Il me regardait tranquillement, un sourire résigné sur les lèvres. Le genre de sourire qui n'appartient qu'au paraître.
- Corey, je t'ai déjà dit que je ne souhaitais pas m'engager dans une relation pour le moment, commençai-je, crispée.
- Je sais et ça ne me pose pas de problème. J'attendrai.
- Je ne veux pas que tu m'attendes.
Il se frotta les yeux en expirant bruyamment.
- Je le ferai quand-même et tu le sais.
Après la soirée au « Anchorage's Hottest Place » et sa tentative de m'embrasser, Corey m'avait avoué des sentiments profonds que je partageai pas. J'avais prétexter sortir d'une relation compliquée, ce qui dans un sens était vrai. Mais en réalité, c'était comme si en voyant disparaître ce bouillonnement constant de sentiments contradictoires, j'avais perdu toute capacité à ressentir un attachement pour quelqu'un plus profond qu'une amitié de surface. J'appréciai sincèrement les jumeaux, mais c'était différent de ma relation avec Shay ou de celle que j'avais eu avec Rafael. C'était fade, répétitif, presque faux. J'essayai de ne pas trop y penser car ça allait à coup sûr me donner envie de me flinguer. Il fallait que j'assume mes choix, aussi désagréables puissent-ils être.
*****
J'étais finalement parvenue à réunir la somme nécessaire. J'avais bien évidemment été sélectionnée, tout comme Amy et Corey. Ma relation avec ce dernier était toujours ambiguë mais sa sœur réussissait toujours à détendre l'atmosphère. Il s'avéra qu'aucun des deux n'avait déjà prit l'avion et c'est donc avec deux jumeaux angoissés que je passais la dizaine d'heure de vol. Lorsque la fratrie s'était enfin endormie, je me laissais glisser dans un état second, War of Hearts de Ruelle dans les oreilles. Je fis un rapide panorama des derniers mois, constatant l'échec de ma fuite. J'avais beau m'éloigner le plus possible des souvenirs, ils prenaient de l'ampleur à chaque pas en avant. Je ne savais plus si je nageai vers la surface ou si je me noyai plus profondément.
*****
Cris d'excitations, mains cramponnées aux sièges, questions stupides. L'arrivée à Londres fut un véritable soulagement, aussi bien pour eux que pour moi. Mais une fois descendus de l'avion, un nouveau challenge se présentait : supporter deux jeunes adultes ignorant tout du monde extérieur. Je faisais semblant d'être indifférente au charme de la capitale anglaise pendant qu'ils s'extasiaient de la douceur du climat et de la beauté de l'architecture. Je devais admettre que la ville me plaisait beaucoup, mais j'étais surtout anxieuse.
Quelque chose se profilait, j'en étais persuadée. Quelque chose de lourd, de terrifiant. Quelque chose qui allait me faire basculer à nouveau.
- Je prends le lit du bas ! criai-je en lançant mon sac sur le matelas.
- Oh non, c'est pas juste !
- Première arrivée, première servie, répliquai-je en adressant un clin d'œil à Amy.
Elle me tira la langue et grimpa sur la petite échelle métallique. Elle se cogna la tête, ce qui me fit exploser de rire. Elle fit mine de s'évanouir sur le matelas et resta inerte pendant de longues minutes avant de trainer les pieds pour ranger ses affaires.
Notre première soirée « british » nous fit briller les yeux. Corey n'appréciait pas vraiment les petits pois fluorescents mais l'ambiance et le simple plaisir de découvrir nous séduisit. Nous fîmes une balade digestive près de Trafalgar Square avant de rentrer à l'hôtel, épuisés. Je n'eus même pas la force de me déshabiller et m'endormis aussitôt allongée.
Le réveil fut brutal, douloureux, meurtrier. S'ensuivit une course jusqu'à la salle de bain que je remportai, au désespoir plutôt bruyant de mon amie. Elle regrettait presque de m'avoir forcée à venir. Nous prîmes un petit déjeuner rapide, n'ayant que très peu faim. Nous rejoignîmes les autres qui avaient l'air aussi crevés que nous. L'université n'était pas très loin, mais Amy s'était endormie sur moi dans le bus. Corey prit un malin plaisir à la réveiller brusquement ce qui me fit mourir de rire.
C'était cette fois-ci à mon tour d'être émerveillée par quelque chose : l'université. Elle avait un côté « old school » qui me faisait craquer, tandis que l'ampleur des bâtiments m'impressionnait.
- J'aurai adoré étudier ici, murmurai-je en effleurant un mur de pierre.
Les lourdes arches s'étiraient majestueusement au-dessus de nos têtes, prouesse architecturale. Tout semblait être imprégné de grâce et de cette beauté presque timide qui se dégageait de l'environnement. C'était magnifique sans le vouloir. Un parfum classique mais suave.
Caramel, sucre et menthe.
Nous traversâmes une allée bordée d'un jardin à l'herbe extraordinairement verte et uniforme lorsque quelque chose me glaça.
Il y avait quelqu'un, quelqu'un de l'autre côté de la pelouse.
Quelqu'un qui me fixait.
Quelqu'un que je connaissais.
Une silhouette familière, des yeux brûlants.
Fantôme du passé, visage blême.
Rafael Kingston.
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