XVIII


Je froissai le papier entre mes doigts et me dirigeai vers le boîtier wi-fi. Je cherchais le bouton qui me permettrai de l'éteindre mais à court de patience, je débranchais l'engin. Je n'eus qu'à attendre.

- Paul ? Paul tu m'entends ? Allo ? Saloperie de réseau ! William !

Ma mère criait depuis le salon, très vite rejointe par mon père qui sortit du bureau.

- Catherine, c'est toi qui as touché au wi-fi ?

- Non, j'allais te poser la même question figure-toi !

- C'est pas vrai... On dirait bien qu'il y a une coupure.

- Je vais jeter un coup d'œil au boîtier.

- Je viens avec toi, je dois absolument transférer des dossiers à un client.

Ils entrèrent tout deux dans la cuisine et me trouvèrent assise sur le plan de travail, le boîtier entre les mains.

- Hayden, je peux savoir à quoi tu joues ? s'énerva ma mère.

- J'ai quelque chose à vous dire.

- Ça ne peut pas attendre ? Ta mère et moi sommes très occupés alors rebranche le wi-fi s'il te plait, nous discuterons dès que nous en aurons fini avec la paperasse, répondit mon père avec sa voix d'homme d'affaire.

- Non.

Mon père écarquilla les yeux.

- Je te demande pardon ?

- J'ai dit non.

- Je ne crois pas que tu ai le choix, s'impatienta ma mère.

- Je crois surtout que c'est moi qui contrôle la situation. Dommage qu'il faille en arriver là pour que vous m'écoutiez.

Mes parents se consultèrent du regard et ma mère se résigna.

- Très bien, nous t'écoutons.

- Je vais quitter Hawaii.

- Hayden, ça ne me fait pas rire. J'ai autre chose à faire que de perdre mon temps avec tes blagues d'ado, gronda-t-elle.

- Je suis sérieuse ! Je vais aller faire des études ailleurs, je n'ai pas ma place sur cette île.

- On peut savoir qui t'as mis cette idée dans la tête ? soupira mon père en se pinçant l'arrête du nez.

- C'est Shay qui m'en a parlé. J'ai besoin de changer d'air et puis il y a pleins de prestigieuses universités sur le continent...

- C'est hors de question, tu es trop jeune pour vivre seule. Nous habitons à Hilo...

- Mais je vis déjà seule ! explosai-je.

Il y eut un silence.

- Vous n'êtes jamais là ! Vous êtes toujours en réunion ou en voyage d'affaire, ne faites pas semblant de mener une parfaite vie de famille ! Il n'y a personne à qui mentir ici, personne ! Vous ne me ferez pas croire que cette maison n'est jamais vide ! Et même lorsque vous rentrez, vous n'êtes pas là. Le portable greffé à l'oreille, le nez collé au PC. Je pourrais crever que vous ne le remarqueriez même pas !

- Hayden je t'interdis de dire ça ! hurla ma mère.

- Dire quoi ? La vérité ? Parce que contrairement à vous je ne fais qu'énoncer des faits réels ! C'est ça que vous voulez m'interdire de dire ? Vous voulez que je me taise ? Que j'arrête de dire que vous vous foutez de moi ? De savoir si je vais bien ? J'ai fugué et vous êtes toujours incapable de voir que je suis morte de l'intérieur ! Vous êtes incapable de voir à quel point j'ai mal, à quel point je vais mal !

Ma voix avait éclaté dans la cuisine comme une vitre brisée. Tout venait de se fissurer. Je ne pourrai jamais revenir en arrière. Mais je savais que c'était nécessaire. Il fallait que je leur dise. Que je leur dise que nous n'étions pas une famille et que nous ne le serions jamais.

Ma mère couvrit sa bouche avec son poing pendant que mon père se frottait le visage. Ils expiraient bruyamment et je savais que mes mots avaient été fatals.

- Tu as raison Hayden, finit par lâcher mon père.

- William... le supplia ma mère.

- Il faut se rendre à l'évidence, elle n'est pas heureuse ici, murmura-t-il.

- Oh mon dieu... sanglota-t-elle.

Je regardais mon avenir se mettre en place du haut du plan de travail en marbre. Mon père serra les mains de sa femme entre les siennes.

- Nous acceptons de te laisser partir, déclara-t-il d'une voix grave et peinée.

Je ne répondis pas, attendant la suite car il devait en y avoir une.

- Mais si tu pars, ne reviens jamais.

*****

Ce soir-là, j'avais pleuré. Longtemps. Silencieusement. Seule la lune semblait voir mes larmes et me berçait dans ses rayons argenté. Sa lumière fantomatique m'enlaçait tendrement, attendant patiemment que je reprenne mon souffle et que les larmes se tarissent. Je restais alors recroquevillée dans mes draps, mon oreiller mouillé contre ma joue, des cheveux dans la bouche. Je fixai le ciel sans étoile sans vraiment le voir, un trou béant au milieu de la poitrine. J'aimais mes parents. Mais je savais que cette décision était nécessaire, autant pour leur bien que pour le mien.

Cinq semaines plus tard, la procédure d'émancipation avait été mise en place. Huit semaines après, je postulais pour différentes universités. Shay m'aidait chaque soir, revenant avec des brochures et des formulaires. Nous nous endormions généralement au milieu des papiers éparpillés et des vêtements qui jonchaient le sol. Je me sentais mieux, jour après jour, comme soulagée d'un poids. C'était étrange de se projeter dans un futur qui se concrétisait lentement mais sûrement. A chaque heure qui passait, je pouvais presque toucher l'avenir du bout des doigts. Une sensation nouvelle, aussi terrifiante que fascinante. Pour la première fois depuis ce qui me semblait être une éternité, ce qui allait se passer le lendemain avait une importance. Et je souhaitais qu'il y ait un lendemain. Chaque instant comme une victoire sur le passé. Chaque moment en vie comme un trophée. Car je voulais enfin être heureuse. Je voulais vivre sans ne plus jamais me retourner.

*****

- Mlle Sherwood, je vous dérange peut-être ?

Je levais brusquement la tête et croisait le regard sévère de la professeure d'anglais. J'ouvris la bouche pour répondre quelque chose d'ironique mais elle me prit de court.

- Je me fiche de savoir si c'est le cas, épargnez-moi vos remarques sarcastiques. Je vous connais Sherwood. Vous pouvez jouer votre petit numéro à mes collègues, mais pas de ça dans ma classe, jeune fille. Je ne suis pas aussi laxiste que vos parents.

Ma bouche se referma aussitôt. Il y eut quelques gloussements auxquels je fis abstraction. J'avais du mal à réaliser ce qu'elle venait de me lancer à la figure. Cependant, je ne réagis pas. J'ai continué à la fixer sans prononcer un mot. Shay guettait une réponse cinglante, mais rien ne vint. Rien ne venait. Je n'étais ni blessée ni en colère, seulement pensive, ce qui n'était pas réellement en adéquation avec la situation. Je devais d'ailleurs sûrement faire une tête bizarre car j'entendis ma meilleure amie murmurer :

- Hayden, dis quelque chose ou remue-toi pour que je sache si tu es en train de faire un AVC ou non !

Je tournai la tête vers elle et lui tirai la langue.

- Je ne sais pas pourquoi mais quelque chose me dit que l'option AVC était plus rassurante que ce que je viens de voir, marmonna-t-elle.

Je lui coulais un regard blasé et ses yeux s'écarquillèrent.

- Sur une échelle de un à neuf, à combien place-tu ton degré d'énervement ?

- Pourquoi pas sur une échelle de zéro à dix ?

- Si un jour tu es à dix, je ne te poserai pas cette question et placera le dix moi-même. Et tu es constamment à degré minimal d'énervement de un, le zéro n'existe pas chez toi.

Je levais les yeux au ciel avant de les reporter sur le tableau lorsque j'entendis Shay chuchoter tout en griffonnant un nombre sur sa feuille:

- D'après mes observations, je dirai trois.

- Je ne suis pas énervée ! râlai-je.

- Quatre.

Je lui lançais un regard meurtrier et elle déglutit.

- Ça vaut un six ce truc-là.

La sonnerie retentit. Je me dépêchai de ranger mes affaires avant de quitter la salle sous le regard accusateur de notre professeur, Shay sur les talons. Cette dernière trottina pour se placer à ma hauteur alors que nous étions dans le couloir.

- Sérieusement, tu ne vas pas me faire croire que ça ne t'as pas rendue folle de rage ce qu'elle a dit ?

- Non, répondis-je sur un ton neutre tout en déverrouillant mon casier.

- Quoi ? Même moi ça m'a énervée !

J'ouvris la porte en aluminium et rangeai un classeur sur une étagère.

- Ça t'a donné des envies de génocides ?

- Non.

- Des pensées sociopathes ?

- Non.

- Attend, pas de pensées sociopathes ?

Je fermai la porte.

- Attend, il m'en vient quelque unes en t'écoutant.

Elle s'arrêta pour mimer une expression choquée et j'en profitais pour marcher jusqu'à la salle suivante.

- Alors ça... s'offusqua-t-elle.

Je souris.

- T'as jusqu'au prochain cours pour préparer ta vengeance.

Je m'engouffrais dans la salle de philosophie, plantant Shay dans le couloir. Je pris soin d'éviter la table de Rafael. Techniquement, ça n'avait jamais été sa table. Mais c'est à son souvenir que j'associais l'objet. A notre première rencontre. Au commencement.

Je m'installai près de la fenêtre. J'adorais regarder dehors. Il y avait quelque chose d'hypnotisant de l'autre côté des fenêtres. Des détails que personne ne voyait jamais. Un monde qui ne cessait de se métamorphoser dès que je clignais des yeux. Car malgré tout ce que j'avais pu voir ici, rien n'était jamais identique. Les choses bougeaient sans cesse, rien n'était constant. La régression vers la moyenne. Un concept selon lequel rien ne pouvait jamais rester indéfiniment excellent ou exécrable. Peut importe le temps que cela prenait, l'équilibre revenait toujours à son point d'origine. Et je subissais actuellement ce phénomène. Ma vie semblait plus claire qu'elle ne l'avait jamais été.

Je me mis à réfléchir sur ce qui s'était passé au cours précédent. Pourquoi je n'avais pas répondu. Pourquoi je n'avais pas eu envie de casser tout ce qui se trouvait sur mon passage. Pourquoi je n'avais pas eu envie de frapper, hurler, tuer. Tout détruire et partir. Ma spécialité. C'était comme si on avait anesthésié cette chose qui me rendait malade. Cette chose qui me rendait dingue sur commande. J'étais inconstante. Enfin normalement, je l'étais. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, j'étais dépourvue de toute forme d'anxiété et de haine. Insensible à la puérilité de mon environnement. C'était étrange. Etrangement agréable. Comme si j'étais enfin en paix.

En paix avec moi-même.

*****

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