XVII


Il faut tout réapprendre. Tout désapprendre. Découvrir, oublier. C'est long et fastidieux. La mémoire est le pire ennemi de l'homme qui souffre, c'est l'une des choses que j'ai apprise au cours de ces derniers mois. Les addictions font parties des vices humains dont il est le plus difficile de se débarrasser. Notre système nerveux ne peut plus s'en passer et se charge de nous rappeler très vite qu'il faut se shooter une nouvelle fois. Ça s'appelle le manque. Vous savez, le plus dur pour se débarrasser d'une addiction, c'est de résister à cet appel douloureux que nous lance notre cerveau. Il hurle, vous vrille le crâne, vous tord l'estomac, ronge votre âme. Mais il n'y a pas que ça. Il faut la comprendre. Et je crois que j'ai compris la mienne. Je n'étais pas addicte à Rafael mais à tout ce qu'il me faisait ressentir. Dans un sens, cela revient à dire que j'étais accro à lui. Mais plus j'y réfléchis, plus j'en viens à la même conclusion. Ce qui m'a rendue folle était la perte de ce sentiment de liberté, de sécurité et d'invincibilité. Je me croyais capable de tout, dominant aussi bien le présent que le futur, le passé n'ayant plus lieu d'être. Je me croyais au-dessus de tout, ou peut-être seulement à la hauteur d'une vie normale. Dans la normalité que j'imaginais en tout cas. Je l'aimais pour ce qu'il provoquait chez moi. Je ne l'aimais pas pour son rire ou pour son intelligence, bien que cela me plaisait beaucoup. Je l'aimais seulement parce qu'il me permettait de m'aimer moi-même.

- Bleu ou gris ?

Shay essayait des vêtements dans une friperie pas très loin de la plage où nous surfions d'habitude. Pour lui faire plaisir et parce que j'en avais les moyens, je lui avais proposé d'acheter tout ce qui lui plairait dans ce magasin. L'avantage, c'est que Shay n'achète que ce qui me plaît également. Et je n'aime pas grand-chose.

- Aucun des deux, la coupe est immonde. Essaie plutôt ce débardeur.

Elle leva les yeux au ciel mais s'exécuta. Elle ressortit quelques secondes plus tard, le tissu blanc tranchant avec sa peau bronzée.

- J'aime beaucoup, fis-je en souriant.

Elle mima une révérence avant de railler :

- Le seul problème c'est qu'il fait un peu frais dehors pour sortir en débardeur.

- Tu le mettras cet été.

- Merci Captain Obvious, je n'y avait pas pensé, ironisa-t-elle en fermant le rideau.

J'haussai les épaules et attendit patiemment qu'elle se change. Elle réapparut un sourire malicieux sur les lèvres, une pile de vêtements dans les bras.

- Dégaine ta carte bleue et fais plaisir à ta meilleure amie, me lança-t-elle avec un clin d'œil.

- Si tu savais à quel point ça me démange de te planter là et de te laisser te débrouiller seule avec le vendeur.

- Hayden, ta compagnie est réellement désagréable, je tenais à te le dire.

Je ris de bon cœur et lui donna un coup de coude.

Une fois dehors, nous filâmes jusqu'à la voiture, ma voiture. Je l'avais récupérée le matin même, sans une éraflure. Même l'odeur de Rafael avait disparue. Plus aucune trace de son parfum, comme s'il n'avait jamais posé ses mains sur le volant. Seul mes souvenirs gardaient ce fantôme en vie. Je bouclais ma ceinture et serrai le cuir du volant entre mes doigts.

- Ça te rappelle Ra...

- Ne prononce pas son nom. S'il te plaît.

- Désolée.

- Ça va, tranchais-je.

Je fis rouler mes épaules pour tenter de me décontracter, en vain. Je passais la première vitesse et relâchais doucement l'embrayage. Le véhicule se mit en mouvement et nous quittâmes le parking. Nous longeâmes la plage avant de nous éloigner de la zone touristique.

- Hayden, c'est limité à 45 mph.

- Oui je sais et alors ?

- Tu roules à 20 mph.

Je jetai un coup d'œil au compteur.

- Exact.

Il y eut un silence et elle reprit.

- Ce que je veux dire par là, c'est qu'il y a une dizaine de voitures qui nous collent et que tu ferai mieux d'enfoncer un peu plus l'accélérateur.

- Je ne peux pas.

Elle tourna brusquement la tête vers moi.

- Comment ça ? Il y a un problème avec la voiture ?

- Non.

- Donc tu peux accélérer ?

- Non.

- Je ne comprends pas, lâcha-t-elle en s'enfonçant dans son siège.

- Je suis bloquée.

- Bloquée ? répéta-t-elle comme si elle ne comprenait pas le sens du mot.

- Bloquée.

- Bloquée, comme bloquée sous une armoire ou comme bloquée dans une situation ?

- A ton avis, idiote, m'énervais-je un peu.

- Donc tu es bloquée.

- C'est ce que je te répète depuis tout à l'heure.

- Doucement, j'essaie de comprendre la situation, fit-elle en levant les mains en signe d'ignorance.

Je lui lançai un regard noir et elle se redressa.

- C'est à cause de...commença-t-elle.

- Je t'ai dit de ne pas prononcer son nom !

- J'allais dire l'accident !

Je lui jetai un nouveau regard noir.

- Donc, c'est à cause de l'accident, répéta-t-elle en insistant sur le dernier mot.

- Sortez-moi de cette voiture ou faites-la sortir, mais par pitié ne la laissez pas continuer à me lobotomiser le cerveau, fis-je semblant de prier à voix haute.

Elle me donna un coup dans les côtes et je ne pu réprimer un sourire. Je rétrogradai avant d'aborder un virage serré lorsqu'elle reprit.

- Hayden, sors-toi cette histoire de la tête. Oublie tout ça, c'est fini. Ça ne te fera que du mal alors je t'en supplie, avance et ne te retourne pas. Ce qui est resté derrière toi ne te plaira jamais.

- Je veux oublier ! Qu'est-ce que tu croyais ? Je n'arrive pas à effacer ce qui s'est passé, c'est trop fort, trop présent, trop...

Je pris une grande inspiration.

- Il est partout. Dans chaque grain de sable, chaque grain de sel, chaque étincelle. Je n'avais jamais rencontré quelqu'un qui attendait autant de choses de la vie, même après que celle-ci l'ait brisé des centaines de fois. C'était quelque chose d'étrange et fascinant à voir, tu sais. Lorsqu'il parlait, lorsqu'il bougeait... Il avait cet impact sur le monde et les gens qui l'entourait, un impact infime qui faisait toute la différence. Là où il posait son regard, quelque chose se produisait. Il était créateur de mouvement dans un univers figé.

Il y eut un silence seulement pollué par le ronronnement du moteur.

- Il faut que tu t'en ailles, trancha-t-elle soudain.

Je fronçai les sourcils afin de manifester mon incompréhension.

- Il faut que tu partes.

Je levai les yeux au ciel.

- Tu comptes me répéter la même phrase en utilisant tous les synonymes qui existent pour me faire croire que je n'arrive pas à comprendre quelque chose de simple ?

- Tiens, ça j'y avais jamais pensé, je note. Si t'as d'autres tuyaux pour que je t'emmerde n'hésites pas, je suis ouverte à toute proposition.

- Shay, j'essaie d'avoir une conversation sérieuse avec toi.

- Moi aussi ! s'exclama-t-elle en feignant une fois de plus l'innocence.

Je me frottais un œil tout en essayant de trouver un ton posé mais autoritaire afin d'obtenir ce que je voulais en douceur.

- Shay, est-ce que pour une fois dans cette vie tu pourrais me préciser le fond de ta pensée avec des mots clairs et explicites ?

- Si gentiment demandé, je ne vois pas pourquoi je refuserai.

- Shay, m'impatientai-je.

- Il faut que tu quittes Hawaii. Que tu ailles vivre ailleurs. Tu n'as pas ta place ici et je pense que tu le sais aussi bien que moi. Cette île n'a rien à t'offrir alors va-t-en.

Je restai muette de longues minutes. Le paysage continuait à défiler derrière les vitres fumées de la voiture haute gamme pendant que je considérais sous tous les angles les derniers mots de mon amie. Dans un sens, j'avais déjà eu cette idée : quitter Hilo. Ça ne m'avait d'ailleurs attiré plus d'ennui que toute autre décision de ma courte existence. Peut-être avait-elle raison. Mon problème nécessitait une solution à plus grande échelle. Cette île était trop petite pour me tenir à l'écart de mes démons.

- Je n'ai nulle part où aller, lâchais-je en garant la voiture dans l'allée de la villa.

- Ça, c'est l'excuse que tu t'es toujours donnée pour rester enfermée dans ta déchéance. Bon sang, le monde est gigantesque ! Il y a tellement d'endroits fabuleux, tellement de chances à saisir. Une vie t'attend.

Sa dernière phrase fit écho à un souvenir étrange mais apaisant.

- Alors viens avec moi, murmurai-je.

Elle se mit à sourire tristement.

- Non Hayden, ma place est ici, contrairement à toi. Je te rappelle trop de choses de toute manière. C'est à toi de faire ce voyage.

- Shay, je n'y arriverai pas toute seule.

- Tu as réussi à quitter Hilo avec un inconnu à l'improviste.

- Ce n'était pas pareil, c'était un soir particulier.

- Chaque jour est particulier à partir du moment où tu le décides.

Je compris à cet instant-là qu'il n'y aurait aucune issue à clémente à cette situation. J'étais au pied du mur, forcée de prendre une décision afin de sauver ma peau. Mon jeu d'actrice ne permettrait pas de m'échapper cette fois-ci, j'étais désormais confrontée à des choix irréversibles et ça me terrifiait.

J'étais en train de réapprendre à vivre et ça me terrifiait.

*****

- Papa, Maman, je suis rentrée !

Je retirai mes chaussures et me dirigeai vers la cuisine. L'ordinateur portable de mon père était allumé, un téléphone vibrait sous une pile de feuille. Je soupirai. Ils avaient prit des congés pour s'occuper de moi mais leur travail était plus présent dans cette maison que je ne l'étais : je ne ferai jamais le poids face aux contrats et aux newsletters.

- Paul, je t'ai dit de leur envoyer la maquette ! Non, les soucis avec ton serveur internet ne m'intéressent pas, je veux que cette maquette leur soit présentée d'ici deux heures. Nous ferons une vidéo conférence demain à neuf heures. C'est ça. Oui. Hum.

Ma mère marchait de long en large dans le salon, un dossier entre les mains, un kit main libre fixé sur son oreille gauche. Lorsqu'elle m'aperçut, elle s'empressa de noter quelque chose sur un post-it qu'elle me tendit avant de s'exclamer.

- Non mais c'est pas vrai, Paul ! Je t'ai envoyé les coordonnées par mail ! J'ai embauché un assistant pour qu'il m'assiste, pas pour qu'il me crée plus de problèmes !

Je lus le papier jaune.

Il y a 10$ sur le micro-onde, commande une pizza, pas le temps de faire à manger.

Papa est en réunion.

Je n'étais même pas surprise. Ma relation avec mes parents était du genre virtuelle, fictive. Des messages griffonnés sur une serviette ou des spaghettis sous cellophane étaient les formes les plus courantes que leur affection à mon égard prenait. En général, je préférais ne pas trop y penser. Mais ce soir était important, il fallait qu'ils m'écoutent. Qu'ils écoutent ce que j'avais à dire.

*****

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