XVI
Quelque chose s'effondra. Comme si d'un seul coup, un immeuble s'était fissuré avant de tomber en poussière dans un fracas assourdissant.
Un fracas assourdissant.
Ça craquait, ça sifflait, ça hurlait. Ça se débattait, ça s'acharnait, ça suppliait.
Ça, c'était mon réveil.
Je m'étirai lentement dans mes couvertures en gardant les yeux fermés avant de débrancher mon réveil. Je ne trouvais jamais le bouton pour l'éteindre alors ça allait plus vite. Un bâillement, un soupir, une larme de fatigue. Je rampai en dehors du lit jusqu'à mon armoire. Dans la pénombre, je touchai les tissus qui défilaient sous mes doigts avant d'en pincer un et de le sortir. C'est un pull assez large, je le passai par-dessus mon débardeur. Je me tortillai pour enfiler mon jean et mis cinq bonnes minutes à trouver des chaussettes qui, malgré la faible luminosité, semblaient identiques. Je descendis dans la cuisine où une odeur de café froid régnait. Un verre de jus d'orange, deux pilules roses, un comprimé blanc. Je remontai à l'étage pour me brosser les dents et me coiffer rapidement puis j'attrapais mon sac tout en sautillant parce que je terminais d'enfiler une paire de chaussures, avant de sortir de la maison en claquant la porte. J'attendis une bonne dizaine de minutes dehors en pestant que Shay était en retard et que si j'avais eu ma voiture, je ne serai pas en train de poiroter comme une idiote. Soudain, un moteur s'époumona et je reconnu le bleu délavé de la Chevrolet. J'ouvris la porte qui grinça, m'installai en lançant un regard noir à mon amie et refermai la portière.
- On va être en retard, grognai-je.
- Non, on est déjà en retard, grimaça-t-elle.
Je soupirai.
- Génial, premier jour de lycée et je suis en retard. J'espérai passer inaperçue mais toquer dix minutes après le début du cours est tout sauf discret.
Elle pianotait machinalement sur le volant en attendant que le feu passe au vert.
- ça va bien se passer ne t'en fait pas... Bon il y aura sûrement quelques regards appuyés... Des murmures sur ton passage... des ragots..., énuméra-t-elle.
- T'essaie de me rassurer là ? la coupai-je.
- Désolée j'y arrive pas, ça craint vraiment sur ce coup-là.
- Oh merci Shay, je ne m'en étais même pas doutée ! lançai-je d'un air ironique.
- Ecoute, ça ne sera sûrement pas aussi dramatique que ça en a l'air... tenta-t-elle de se rattraper.
- Ah oui ? Tu crois qu'ils vont me laisser me fondre dans le décor ? Tu crois vraiment qu'ils vont me laisser tranquille, faire comme si rien ne s'était jamais passé ? Shay, on va dans un lycée je te rappelle ! Et dans un lycée, c'est plein à craquer de tu sais quoi ? Je te le donne dans le mille : des lycéens ! Des adolescents pervers, narcissiques, irrespectueux, stupides et ignorants, obsédés par la vie des autres ! Il ne se passe jamais rien dans leurs existences misérables et insignifiantes, alors une fille comme moi, après ce que j'ai fait, ils n'en feront qu'une bouchée. Ils vont me lyncher, me lapider puis me dilapider...
- Eh, doucement ! m'interrompit-elle.
Je tournai la tête vers elle tandis qu'elle s'humectait les lèvres.
- Ecoute-moi. Je ne vais pas te laisser d'accord ? Ça leur passera, j'en suis sûre. Et puis jusqu'ici, t'en avais rien à faire des autres, qu'est-ce qui a changé aujourd'hui ?
Je me retournai vers la fenêtre en murmurant :
- Tout a changé. Absolument tout.
*****
- Motif du retard ?
Nous étions toutes les deux devant le bureau de l'accueil, les mains croisées derrière le dos. Shay se racla la gorge.
- Hum, un souci avec l'alarme de la maison.
- Toutes les deux ? interrogea la quinquagénaire en nous regardant l'une après l'autre par-dessus ses lunettes.
- Elle n'a pas le droit de conduire alors c'est moi qui l'emmène.
Elle soupira.
- Nom, prénom, classe.
- O'Kalahua Shay, troisième année.
Il y eut un silence et mon amie me donna un coup de coude.
- Oh euh...Sherwood, Hayden Sherwood. Troisième année aussi.
- Sherwood ? Comme la fille qui...commença la secrétaire.
- Non, même nom mais aucun lien de parenté, étrange n'est-ce pas ? Celle dont vous parlez c'est...Lucy Sherwood.
Je lançai un regard d'incompréhension à Shay qui me fit signe qu'elle maîtrisait la situation.
- Il me semble pourtant bien que c'était une Hayden qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau, je regarde les informations tous les soirs, insista-t-elle.
Shay s'accouda au comptoir.
- Est-ce que vous saviez qu'il existait pour chacun d'entre nous environ sept sosies à travers le monde ?
La secrétaire fit signe que non et ma meilleure reprit d'une voix calme mais autoritaire.
- Et bien sachez-le, cette fille-là est loin d'être ce que les médias racontent. Maintenant vous allez nous laisser rentrer en cours où vous comptez nous faire rater toute notre scolarité ?
Son interlocutrice se confondit en excuse et nous tendit nos justificatifs que Shay lui arracha des mains avant de m'entraîner dans les couloirs.
- On aura tout vu... râla-t-elle.
Nous passâmes devant la cafétéria et déjà un petit groupe d'adolescent se pressait dans le couloir pour nous voir.
- Hum, je serai toi, je ne dirai pas encore ça, lançais-je en les voyant.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
Je lui fis signe de se retourner.
- Non mais c'est pas vrai... Des premières années en plus, soupira-t-elle.
Elle passa une main sur son visage avant de s'exclamer d'une voix forte pour s'adresser aux garçons qui avaient interrompus leur partie de baby- foot pour nous fixer, la bouche entre ouverte.
- Eh, la bande puceaux ! Ouais, toi et tes pervers de copains, retournez vous masturber devant vos vidéos pornos au lieu de rester plantés là !
Les ados rougirent et retournèrent à leur activité.
Elle se retourna vers moi.
- Le sexe, ça dérange tout le monde ici.
J'émis un petit rire et la suivit jusqu'à notre salle de cours, deux étages plus haut.
- Fini la rigolade, murmurai-je lorsqu'elle toqua à la porte.
Elle allait mettre sa main sur la poignée mais je l'en empêchai. Mes doigts s'enroulèrent fermement autour du métal et après l'avoir consultée du regard, j'ouvris la porte. Toutes les têtes se tournèrent vers nous et je priai intérieurement d'être invisible. Malheureusement, mon vœu ne s'exauça pas et le professeur d'histoire nous invita à nous installer à nos places respectives après avoir récupéré le justificatif. Nos tables étaient au fond de la classe, ce qui aujourd'hui ne me plaisait pas du tout : les gens ne pouvaient s'empêcher de se retourner pour me lancer toutes sortes de regards, du plus compatissant au plus haineux. Pour la plupart, ce n'était qu'une curiosité dévorante qui me mettait mal à l'aise. Je fixais l'horloge, incapable de me concentrer sur le cours. Les moyens d'extermination des juifs par les nazis, c'était assez glauque. L'aiguille oscillait lentement, trop lentement. Vingt-sept minutes. Vingt-sept longues minutes à patienter dans une ambiance lourde et malsaine. De temps en temps, je lançai des regards désespérés à Shay qui me répondait par des signes d'encouragement. Je plongeai les yeux sur les lignes vides de ma feuille. Doucement, ma main glissa jusqu'à mon crayon de papier que je fis rouler entre mes doigts, pensive. Puis soudain, la mine graphite entra en contact avec la cellulose, formant des lettres, des mots, une phrase. Accents circonflexes sur des mots bien trop complexes. Un nom.
« Les étoiles brillent, mais leurs visages blêmes me hantent, et je sais que ces fantômes hurleront des millénaires encore. »
Rafael Kingston.
*****
Rafael Kingston. Rafael Kingston. Rafael Kingston. Ce nom hantait ma feuille et mon esprit. Il fallait que je l'oublie, il le fallait à tout prix. Cette obsession était mortelle, il fallait que je me la sorte de la tête. C'était nécessaire. Vital. « Il t'a abandonnée, ça ne sert à rien de s'acharner. ». Toute mon âme tentait désespérément de l'effacer, l'étouffer, l'annihiler. Mais les murs, les gens, le monde entier hurlait son nom, hurlait que je ne m'en tirerai pas comme ça, qu'il y avait quelque chose, quelque chose que j'avais manqué. Quelque chose qui avait été planifié, un autre mensonge. Quelque chose qui m'empêchait d'oublier Rafael Kingston.
- Tu viens ? me lança Shay en s'appuyant sur ma table.
Je fermais les yeux une demie seconde avant de répondre :
- Ouais. J'arrive.
Je froissais la feuille entre mes doigts et le bruit fit tourner quelques têtes supplémentaires vers moi. Comme s'ils s'attendaient à ce que j'implose ou que j'explose, que je craque de la quelconque manière qui soit. Comme s'ils guettaient une faille dans laquelle s'engouffrer pour tout détruire, pour me détruire. Mais je n'avais pas besoin d'eux pour m'effondrer, pas besoin d'eux pour tout lâcher. J'étais la faille. Un gouffre béant au fond duquel se trouvait l'ancienne Hayden, les membres disloqués, le regard vide. Je n'avais pas besoin d'eux pour être tuée. J'étais déjà morte.
- Qu'est-ce que vous regardez comme ça ? crachai-je.
Les derniers élèves qui m'observaient quittèrent la salle dans un murmure accusateur.
- Vous ne comprendrez jamais, murmurai-je.
Je poussai un long soupir, comme si l'oxygène qui sortait de mes poumons allait nettoyer mon cerveau de toutes ces conneries et qu'à la prochaine inspiration je serai une fille comme les autres. Mais la bouffée d'air suivante ne me révéla qu'une atroce odeur de sueur. J'étais toujours assise à ma place, qu'est-ce que j'espérais ? Je me giflai intérieurement, ricanant de ma faiblesse avant de me lever à contre cœur et de jeter la boulette de papier dans la poubelle en plastique. Un geste familier, souvenir douloureux. Shay avait disparu de la circulation, je suppose qu'elle en a eu marre d'attendre que je réagisse et qu'elle n'a pas souhaité rater son cours de soutien de mathématiques. Honnêtement, je n'ai jamais compris pourquoi elle s'infligeait cette torture. Shay détestait les maths, plus que n'importe quoi d'autre sur cette planète. Mais elle tenait à obtenir des résultats corrects pour l'université. C'était ce qu'elle répétait à chaque fois qu'elle se rendait à ce cours. Pathétique mais compréhensible.
Je traînai les pieds dans les couloirs pour trouver un endroit où me cacher jusqu'à la prochaine heure. Je n'avais aucun cours et devais normalement me rendre dans la cafétéria avec les autres, mais je ne supporterai pas d'être une fois de plus un nom que toutes les bouches murmurent fiévreusement. Je me suis planquée sous des escaliers au sous-sol et a grignoté une barre puis somnolé jusqu'à la sonnerie. Lorsque j'ouvris les yeux, Shay lisait un bouquin en face de moi.
- Je peux savoir pourquoi tes fesses ne sont pas sur une chaise du cours de soutien ?
- Peut-être parce qu'elle n'ont pas envie d'y être, répliqua-t-elle sans lever les yeux de sa page.
- Je reformule ma question : je peux savoir pourquoi tu n'es pas allée en cours de soutien puisque, malgré tout le dégoût que ça t'inspire, c'est nécessaire pour que tes résultats soient corrects pour aller à « l'université » ? articulai-je en mimant des guillemets avec mes doigts.
Elle tourna une page.
- Crois-moi, ça fait bien longtemps que mes résultats ont cessés d'être corrects.
Je fronçai les sourcils et elle referma son livre dans un soupir.
- Ecoute-moi bien espèce d'imbécile : tu croyais réellement que ta fuite ne m'avait pas affectée ? Tu croyais que j'allais continuer à faire semblant de comprendre les équations en hochant la tête et en marmonant des « Ah d'accord » pendant des heures alors que tu étais je ne sais où avec je ne sais qui à faire je ne sais quoi ? Merde Hayden, t'es comme ma sœur ! J'allais pas restée le cul vissé sur une chaise pendant que tu te faisais la malle !
- J'avais pas vu ça sous cet angle.
Elle rangea son livre dans son sac.
- Le problème avec toi Hayden, c'est que tu ne vois jamais rien.
*****
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