XIX
Les mois s'étaient enchaînés les uns à la suite des autres dans une course effrénée. L'été s'installa sans qu'on le lui demande et très vite, je pouvais compter sur mes doigts les jours qu'il me restait à Hilo. Tout était déjà prévu, réglé comme sur du papier millimétré. Lentement, j'avais récupéré tout ce qui m'appartenait, que ça soit dans la maison ou chez ma meilleure amie. J'avais débarrassé les étagères, vidé mes tiroirs, dépouillé ma salle de bain. Les sacs s'entassaient dans un coin de ma chambre et à chaque carton supplémentaire, ma gorge se nouait un peu plus. Mais ce qui me hantait, c'était la tombe de Rafael. Avant de quitter définitivement Hawaii, je voulais lui rendre une dernière visite, bien qu'elle ne soit pas comme toutes les autres. Ce ne serait pas une visite en pleine nuit avec un sac de sport sur l'épaule et un sourire timide, non. Le sol nous séparerait et jamais plus je ne pourrai franchir l'espace qui nous éloigne, c'était fini. Cette partie de ma vie était six pieds sous terre.
Le problème, c'était que je n'avais aucune idée de l'endroit où était enterré Rafael. Je ne savais pas où il était et ça me rongeait de l'intérieur. Il avait réellement disparu. J'avais essayé de soutirer des informations à mes parents mais eux-mêmes disaient ne pas en avoir la moindre idée. Quant à Shay, elle pensait que c'était une mauvaise idée. Alors je tournai en rond en réfléchissant encore et encore, recherchant tous les cimetières de l'île, me rendant chaque semaine dans un nouveau dans lequel j'arpentai les allées, lisant fiévreusement chaque nom, croyant voir le sien à chaque plaque de marbre. Mais à chaque fois, c'était quelqu'un d'autre. Rafael avait disparu.
Rafael Kingston s'était volatilisé.
*****
- Qu'est-ce que j'ai fait de mon passeport ? Oh non mais c'est pas vrai ! J'étais pourtant sûre de l'avoir mis ici, m'exaspérai-je en désignant un meuble sur le palier.
- C'est ça que tu cherches ? me lança Shay en agitant le carnet frappé d'un blason en bas des escaliers.
Je poussai un soupir de soulagement et dévalai les marches.
- Je ne sais pas comment je vais faire pour survivre sans toi.
- Tu vas le faire, c'est tout.
Nous nous fixâmes quelques secondes avant qu'elle se décide à trancher le silence.
- Il faut qu'on aille si tu ne veux pas rater l'embarquement.
- Je sais.
Mes parents détestaient les au revoirs et encore plus les adieux. Nous avions décidé de ne rien changer à notre quotidien et ils étaient partis travailler tôt le matin même. Nous avions même convenu de ne pas leur dire où je partai. Rompre les liens. Supprimer toute forme d'attachement. Cependant, ma mère s'était assise au bord de mon lit avant de prendre la route et avait pleuré un peu. J'avais continué à faire semblant de dormir jusqu'à ce qu'elle parte.
Je balayai la pièce du regard, imprimant l'architecture particulière dans la tête.
- Hayden, c'est maintenant ou jamais.
Je clignai des yeux et fermai la porte, symbolisant le point de non-retour.
Aujourd'hui était le jour des dernières fois.
Je grimpai dans la vieille Chevrolet, appréciant le couinement familier du cuir usé sous mes fesses. L'hawaiienne mit le contact et la voiture sembla s'étouffer avant de ronronner, quoiqu'un peu essoufflée. Mes yeux ne pouvaient se détacher du paysage qui défilait derrière la fenêtre. Même lorsque l'océan s'embrasa de l'autre côté de la route, je ne pu détourner le regard.
- Shay... commençai-je.
- Tais-toi, idiote.
Je me retournai brusquement. Elle avait les joues mouillées. Elle se mit à sourire à travers ses larmes.
- C'est rien, j'ai juste... Je viens de réaliser que le dernier endroit où je t'emmène, c'est un aéroport. Un aéroport, Hayden. Ce n'est pas comme ça que j'imaginais que se terminerait notre amitié. Pas dans un putain d'aéroport.
- Je n'ai jamais imaginé qu'elle se terminerait.
Elle ri.
- Et pourtant ! J'ai toujours pensé que l'amitié était de l'amour éternel. On se dispute mais on ne se trahit jamais vraiment. On ne peut pas tromper en amitié et c'est ça qui fait la différence. Mais aujourd'hui, je te trahis. C'était mon idée, mon idée de t'envoyer loin d'ici.
- Tu m'as libérée Shay.
- Non ! Au lieu de t'aider, je t'expédie à des milliers de miles !
- Personne ne m'envoie nulle part, c'est moi qui ai décidé de partir, d'accord ? Tu m'as donné le déclic. Tu m'as montré le chemin, même s'il est différent du tien.
Il y eut un silence avant que la voix de Shay ne se brise sur ces mots :
- Promet-moi d'être heureuse là-bas.
- Shay...
- Promet-le moi ! cria-t-elle.
Je me mordis la lèvre inférieure sans répondre.
Elle gara la voiture sur l'un des parkings et nous sortîmes de la voiture sans dire quoi que ce soit. Elle m'aida à porter mes sacs jusqu'au terminal. Aucune de nous n'avons prononcé quoique ce soit jusqu'à l'enregistrement des bagages. Elle avait déposé les sacs à mes pieds avant de se redresser lentement et de plonger ses yeux dans les miens.
- Je te le promets, murmurai-je.
Je mentais. Je mentais à mon tour car je n'avais aucune idée de ce qui m'attendait et que je préférai mentir à ma meilleure amie lors de nos derniers instants ensemble plutôt que de l'imaginer culpabiliser une seule seconde de plus.
Elle se jeta dans mes bras. Je ne pu retenir mes larmes à mon tour, riant de notre superficialité. Nous nous fîmes face, le sourire aux lèvres. Puis je fouillai dans ma poche et en sortit des clés de voiture que je lui tendis. Les clés de ma voiture.
- Je peux savoir à quoi tu joues ? fit-elle en essuyant ses joues trempées.
- Je n'aurai pas besoin de ma voiture là-bas. Dans le pire des cas, je m'en achèterai une plus discrète. Ce n'est pas pour me pavaner que je quitte Hilo. Je veux essayer d'être vraiment moi-même sur le continent. Et je n'ai pas besoin d'un coupé sport pour être Hayden Sherwood.
Elle se mit à rire.
- Mais tes parents ?
- Elle est à mon nom. Les papiers sont dans la boîte à gant. C'est mon cadeau d'adieu.
- T'es complètement malade.
- J'aurai plutôt dit très généreuse, mais complètement malade ça me va aussi.
Elle me plaqua un baiser sur le front avant de me pousser vers le comptoir.
- Allez, va-t-en. Je ne veux plus jamais te revoir ici.
Je me retournai après l'avoir observée quelques secondes de plus, m'avançant vers un nouveau départ, une nouvelle destination : l'Alaska.
*****
- Mesdames et Monsieur bonsoir, je vous annonce que nous atterrirons à Anchorage d'ici quelques minutes, veuillez regagner vos sièges et attacher vos ceintures...
La voix du commandant de bord grésillait pendant que j'ouvrais lentement les yeux. Il faisait noir à travers le hublot, hormis quelques lumières qui scintillaient au sol, signalant la présence d'une ville. Amorphe, j'observai les passagers qui s'étiraient, ceux qui s'agrippaient aux accoudoirs, redoutant l'atterrissage, et ceux qui dormaient toujours, un casque sur les oreilles. J'avais l'impression d'être dans une dimension parallèle tellement ça me paraissait bizarre d'être seule dans un avion qui allait se poser dans quelques instants en Alaska. Un stewart me fit signe de boucler ma ceinture et je m'exécutais lentement, les doigts engourdis. Il y eut quelques secousses et ma gorge se noua à l'idée de repartir de zéro dans un endroit glacial et inconnu, à des milliers de miles de ma terre natale. Et si je ne réussissais pas à m'intégrer ? Et si rien ne changeait ? Pire : Et si je ne parvenais pas à oublier Rafael ?
*****
- Voilà les clefs de votre appartement. S'il y'a quoi que ce soit que je puisse faire, n'hésitez pas.
La porte du cinq pièces, acheté grâce à l'argent de mes parents, claqua derrière la concierge, une femme d'une soixantaine d'année, des poches sous les yeux mais une expression bienveillante sur le visage. Je savais qu'il fallait que je déballe mes affaires mais j'étais transie de froid et morte de fatigue alors je filai prendre une douche brûlante avant de me glisser dans mes draps. Je me tournai et retournai dans mon lit sans trouver de position confortable, sans réussir à me vider la tête de toutes ces appréhensions. Je ne m'étais toujours pas débarrassée de ce poids dans ma poitrine, comme si chaque mile parcouru avait alourdi mon esprit. Je me sentais terriblement seule. Je n'avais jamais été très entourée pour la bonne et simple raison que j'étais assez réticente à toute forme de socialisation, mais j'avais toujours eu l'essentiel : Shay. Et plus récemment, Rafael. Mais ce soir-là, j'étais seule dans un lit froid en Alaska. Je n'avais plus personne et je semblais m'être perdue moi-même dans ce voyage en quête de l'ataraxie. Ce soir-là, je croyais avoir échoué.
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