VII
- Je n'arrivais plus à faire semblant d'être heureuse et épanouie, comme mes parents espéraient que je le sois. Enfin, c'est légitime de leur part, tous les parents, ou presque, souhaitent le bonheur de leur enfant. Mais le mien semblait être déjà emballé, mis sous cellophane, comme un plat à réchauffer industriel. Ce n'était pas un bonheur explosif et coloré. C'était un bonheur matériel : parce que mes parents sont riches, parce que ma maison est grande, parce que j'ai tout ce que je veux, je dois être heureuse. Mais ce n'est pas ça le bonheur. Du moins, ce n'était pas ce que je m'étais imaginé. Je n'arrivais pas à me réjouir de toutes ces choses qui m'étaient offertes sur un plateau d'argent. C'était comme si je consommais quelque chose qui ne m'appartenait pas. C'est la fortune de mes parents, c'est ce pour quoi ils ont travaillé pendant des années, et je ne peux pas me laisser porter par toute cette richesse de glace. Tout était trop calme, trop paisible, trop normal, trop... prévu. Il n'y avait pas d'euphorie, tout était modéré, et je ne correspondais pas à ce modèle de vie. Je ne saurai dire pourquoi, car je mentirais si j'affirmais détester les bains moussant, ma voiture de luxe, mes vêtements de marque et mon ordinateur dernier cri. Mais avais-je besoin de tout ça ? Je veux dire, tout le monde ne possède pas tout ce que j'ai eu la chance d'avoir, et pourtant, des millions de gens sont heureux. Alors tous ces objets, tout ce luxe, tout n'était que superficiel. Je me disais parfois que si j'avais travaillé par moi-même pour avoir tout ceci, peut-être cela aurait-il eu un autre goût. Mais penser à ça ne changeait rien, je haïssais ce sentiment de vide, comme s'il me manquait cruellement quelque chose. De l'aventure, du danger, des choses inattendues. J'avais besoin d'air pur, de découverte, d'inconnu. J'avais besoin de vivre. Comme si jusqu'ici, j'étais restée dans un lit d'hôpital sous respirateur.
Je me tus, à bout de souffle. J'avais exprimé à voix haute tout ce que je gardais au fond de moi depuis bien trop longtemps. Je ressentais quelque chose d'étrange à présent. Comme un léger vertige, comme si beaucoup d'oxygène était entré subitement dans mes poumons, après une longue apnée.
Rafael m'avait observé pendant mon monologue dramatique, et fixait désormais quelque chose que lui seul semblait voir, comme il le faisait souvent. J'avais remarqué ces absences fréquentes qu'il avait. Il semblait appartenir à un autre monde l'espace de quelques minutes, jusqu'à ce que quelqu'un ou quelque chose le tire de ses réflexions.
- Je ne trouve pas ça ridicule tu sais, fit-il soudainement.
Il tourna la tête vers moi.
- C'est étrange à entendre, bien sûr, surtout pour quelqu'un comme moi. Je m'étais toujours dit que j'aurais été plus heureux si ma famille avait été riche. Mais j'avais tort et tu en es la preuve vivante. Tout dépend finalement de la personne que l'on est.
Je plongeai mon regard dans ses yeux clairs et remarquai les centaines de nuances de vert et de gris qui s'entremêlaient autours de sa pupille. Ses yeux qui m'avaient d'abord terrifiée me paraissaient maintenant familiers. Quelque chose de bestial se dégageait de lui, quelque chose d'inconnu, de sauvage, quelque chose qui vous hurle de ne pas vous approcher, mais qui vous susurre de tendre la main pour toucher cet astre de feu. La brûlure en sera mortelle, mais vous êtes irrésistiblement attiré par ce brasier. J'étais, encore une fois, la pyromane qui admirait les flammes dorées léchant le ciel noir.
Il replaça une mèche qui était tombée près de mes yeux, et laissa sa main glisser sur ma joue. Une décharge électrique parcourut mon corps au contact de ses doigts sur ma peau. J'étais figée sous sa caresse, incapable de faire le moindre mouvement. Puis sa voix brisa le silence.
- J'ai une idée, sourit-il.
Il retira sa main, et je repris ma respiration.
- Je vais faire un tour en ville, tu restes là ok ? lança-t-il en se levant.
Je fronçai les sourcils.
- Tu vas où ?
- En ville je t'ai dit, s'amusa-t-il.
Je levai les yeux au ciel.
- Non mais pour quoi faire ?
Il me fit un clin d'œil.
- Ça, c'est une surprise.
Il attrapa son sac et s'éloigna à travers les arbres. Je restai plantée là, la bouche entre ouverte.
- Alors là..., fis-je à moi-même.
Je me levai et entrepris de secouer les couvertures qui étaient sales. J'étendis celles qui étaient humides afin qu'elles sèchent, et entrepris de trier les provisions. Conserves, gâteaux, boissons, pâtes. J'évaluais combien de jours nous pourrions tenir avec tout ceci, avant de devoir réitérer notre expédition de ce matin. Je soupirais. Rafael n'était toujours pas revenu. Je jetais un coup d'œil à ma montre. Dix-huit heures cinquante-sept. Il était parti depuis au moins deux heures. Je fis le tour de notre installation, puis retournai près des braises afin de raviver le feu presque éteint. Je ne savais pas comment Rafael faisait, mais ça faisait déjà plusieurs minutes que j'avais remis une bûche, et rien ne se passait. Je fis bouger la bûche, lorsqu'une voix s'exclama :
- Il faut remettre des feuilles et du petit bois d'abord.
Je me retournai vivement. Rafael avait son sac sur son épaule droite, sa main gauche dans sa poche et me regardait avec un grand sourire.
Je me levai et le rejoignis.
- T'en as mis du temps ! le grondais-je.
Son sourire s'élargit encore.
- Dois-je en déduire que tu t'es inquiétée ? répliqua-t-il avec malice.
- Je me suis surtout inquiétée du fait que si je te perdais dans le coin, j'allais avoir pas mal d'ennuis si on me retrouvait sans toi, étant donné qu'on a disparus ensemble comme pourrait le confirmer quelques témoins et vu mon bilan psychologique qui me qualifie d'instable, on aurait pu me soupçonner de t'avoir agressé, assassiné et jeté dans l'océan, répondis-je impassiblement.
Rafael haussa un sourcil, avant d'éclater de rire. Je me mis à rire aussi, jusqu'à en avoir les larmes aux yeux.
- Je vois... Et tout ça, avec tes muscles de papier ? hoqueta-t-il.
Je lui fit un doigt d'honneur en contenant un rire et nous marchâmes jusqu'au feu. Il posa son sac près de la tente, et il entreprit de rallumer le feu. Il m'expliqua comment procéder et se moqua gentiment de moi lorsque je jetais maladroitement le bois.
Puis, lorsque les flammes se mirent à consumer les feuillages, nous nous assîmes sur une couverture propre que j'avais étendue précédemment.
- Bon alors, c'est quoi ta surprise ?
Il tenta de réprimer un sourire, avant de lâcher mystérieusement :
- Après dîner, parce que je meurs de faim.
Je râlais, et m'activais à la préparation d'un repas. Rafael faisait bouillir de l'eau pour le thé, tandis que je faisais cuire des brochettes de viande. Nous dévorâmes joyeusement notre dîner pendant que je tentais de découvrir ce qui lui avait pris tant de temps.
- Allez dis-moi ! m'impatientais-je.
- Après le dessert, répondit-il la bouche pleine.
- Et bien non, pour la peine tu es privé de dessert !
- Quoi ?! Mais j'ai galéré pendant des heures pour trouver cette...
Il stoppa net, devant mes yeux qui s'étaient agrandis par la curiosité.
- Cette ? l'encourageais-je.
- Alors toi...commença-t-il.
Il posa rapidement son assiette par terre avant de se jeter sur moi. J'éclatais de rire lorsque ses doigts coururent le long de mes côtes pour me chatouiller.
- A... Arrête ! Hoquetais-je.
Il se redressa et me fixa en souriant. Nous restâmes quelques instants ainsi, ses yeux plongés dans les miens. Puis, n'y tenant plus, je lui demandais une nouvelle fois :
- Alors, tu me la montres « cette » chose ?
Il se mit à rire doucement et se leva pour aller chercher quelque chose dans son sac. Il revint avec un objet enveloppé avec du papier kraft, un sourire en coin.
- C'est quoi ? Le pressais-je.
- Ouvre.
Je me dépêchai de retirer l'emballage et découvris une vieille radio, d'un style plutôt vintage. Je levai la tête vers lui sans comprendre. Il s'agenouilla près de moi, déploya l'antenne, et appuya sur un bouton. La radio s'alluma, et un grésillement retentit. Il m'enleva l'objet des mains, tourna lentement un bouton, jusqu'à ce que des notes qui m'étaient familières jaillissent de la petite boîte en aluminium. Je me levai à mon tour et pris la radio entre mes mains. C'était Let It Go, de James Bay. J'aimais bien cette chanson, et avais déjà improvisé quelques mouvements dessus, en rentrant seule du lycée ou lors d'une insomnie. J'adorais danser, mais seule. Je ne cherchais pas à attirer le regard des autres, ni à leur plaire. C'était seulement pour moi. Je croisai le regard plein d'attente de Rafael et fronçai les sourcils, avant de déclarer catégoriquement :
- Non.
Rafael attrapa mon bras pour me forcer à le regarder.
-Non.
Je le dévisageai, appréciant chaque détail de son visage, me surprenant à m'attarder sur ses lèvres, avant de soupirer en baissant les yeux.
- Seulement cette chanson, cédais-je.
- Merci, souffla-t-il.
Il monta le son, et je me mis dos à lui, de l'autre côté du feu. Je fermai les yeux, et laissai la musique m'enivrer lentement. Puis mon corps se mit à frémir, mes membres réclamaient des mouvements. Alors je m'exécutais, vibrant à chaque note, inspirant profondément, expirant plus fort. C'était une étrange sensation que de savoir que Rafael m'observait. C'était nouveau, et incroyablement excitant. L'adrénaline faisait battre mon cœur plus fort, tandis que mes muscles se contractaient à chaque mouvement. Mon corps tout entier exultait. Lorsque la voix de l'animateur radio retentit, je m'arrêtais, à bout de souffle. Je pouvais voir les yeux clairs de Rafael au-delà des flammes. Il me fixait, sans bouger. Je me mordis nerveusement la lèvre et contournais le feu pour le rejoindre. Lorsque j'arrivais près de lui, il se leva brusquement, me tournant le dos. Je ne comprenais plus ce qu'il se passait. Je croisais et décroisais mes doigts nerveusement, ne sachant quoi faire. Je fis un pas vers lui, hésitais, en fit un deuxième, puis lui toucha l'épaule. Il tressaillit et je retirais ma main.
- Rafael ? demandais-je timidement.
Il passa ses mains sur son visage, expira bruyamment, avant de me faire face. Je le dévisageais, soucieuse.
- Ça va pas ?
Il esquissa un léger sourire, et il cala sa paume contre ma joue, sans répondre. Ce contact inattendu me fit frémir, mais je m'étais habituée à sa présence et à sa proximité. Ses doigts tracèrent le contour de mon arcade gauche avant de descendre lentement sur ma mâchoire. Je me surpris à fermer les yeux, respirant plus fort sous son toucher.
- Rafael... murmurais-je.
- Ne dis rien, me coupa-t-il.
J'ouvris les yeux. Nous étions désormais très proches, et son souffle caressait mon front. Je me risquais à croiser son regard. Quelque chose était différent ce soir-là. Ses yeux étaient plus sombres et le reflet des flammes ondulait dans ses iris. Puis ses lèvres vinrent s'écraser contre les miennes et nous mîmes quelques secondes à nous trouver, avant que nos bouches s'harmonisent dans ce baiser ardent. Une de ses mains vint se caler sur mes reins, agrippant mon pull, l'autre plongeait dans mes cheveux. Je gémis légèrement lorsque qu'il les tira doucement afin de rejeter ma tête en arrière. Ses lèvres tracèrent sur ma peau des chemins que lui seul semblait connaître et il pinça le lobe de mon oreille entre ses dents, le mordillant doucement. Un feu nouveau irradia mon corps, embrasant chaque millimètre de ma peau. Mon âme se consumait sous la brûlure de ses lèvres contre les miennes. Je découvris alors un sentiment que je n'avais jamais connu auparavant : le désir. Je désirais tout ce qu'il était. Je relevais son pull, et il le passa par-dessus sa tête, avant d'enlever son tee-shirt dans la foulée. Son torse écrasa mes seins et ma respiration était désormais saccadée. Il commença à retirer mon pull à mon tour, et j'attrapais son poignet avant de le stopper et murmurer :
- Tu sais, je n'ai jamais... Enfin tu vois ce que je veux dire.
- Moi non plus, sourit-il.
Nous nous observâmes mutuellement en silence à la lueur des flammes, un sourire mutin sur les lèvres. Les ombres mordorées dansaient sur son visage et je gravais ce moment dans ma tête. Puis nos lèvres se rejoignirent une nouvelle fois et seules les étoiles pourront témoigner de la scène qui s'ensuivit.
Cette nuit-là fut sans aucun doute la meilleure de toute mon existence.
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