VI
Un froissement se fit entendre dans mon dos, mais je n'avais pas la force de me retourner. Quelqu'un s'installa à côté de moi et je savais sans même tourner la tête que c'était Rafael. Nous restâmes ainsi pendant de longues minutes, sans rien dire. Notre silence était couvert par le bruit incessant des vagues, et j'aimais ça. Le fracas de l'eau m'empêchait de paniquer complètement. Je fermais les yeux, appréciant cet instant particulier. Le vent glissait sur mon visage, roulant dans mes cheveux, faisant parfois même vibrer mes vêtements. Je m'allongeai sur le dos et ouvris les yeux sur la voûte des arbres qui s'étirait au dessus de nos têtes. Je sentis le regard de Rafael se poser sur moi. Je pris une longue inspiration, imprimant cette seconde bientôt écoulée, pendant laquelle tout était encore calme. Je me redressai et lui fis face. Il hésita un instant, me dévisagea, avant de dire :
- Je ne sais pas ce qu'il s'est passé tout à l'heure. Je ne crois pas que tu le saches non plus, en fait. Je ne te demande pas d'explication, tu n'as pas à te justifier de quoi que ce soit. Mais j'aimerais seulement que tu arrêtes de me fuir. Tu peux fuir le monde Hayden, mais pas moi. On est partis ensemble, on reste ensemble. Sauf si ma compagnie te déplaît.
- Elle ne me déplaît pas.
L'ombre d'un sourire étira ses lèvres. Il me regarda un moment avant de tourner la tête vers l'océan. Il semblait chercher ses mots. Puis finalement, il continua, les yeux toujours posés sur le bord de la falaise.
- Ma mère était droguée. Était, parce qu'elle est sûrement morte à l'heure qu'il est. Mon père a quitté la maison il y quelques années. Il était drogué aussi. Il a dû crever au fond d'une ruelle, une seringue encore plantée dans le bras. J'ai de la chance d'être fils unique. Pas de frères et sœurs à nourrir. Aucun compte à rendre. Je vivais pour moi, et pour personne d'autre. Le lycée, les petits boulots de merde... Fallait bien manger. J'avais fait une procédure d'émancipation lorsque mon père est parti, mais elle a été rejetée, parce que mes arguments n'étaient pas valables, compte tenu de l'instabilité de ma situation familiale. J'ai failli tomber dans le cycle des services sociaux, mais ma mère avait promis de suivre une cure de désintox. Elle avait commencé, mais putain, ça coûte cher. Je ne pouvais pas gérer le lycée, la maison, le fric et elle. Je m'en sortais plus. J'ai voulu laisser tomber les études, mais je me suis rendu compte que c'était ma seule échappatoire. L'ignorance est un poison qui nous enferme et nous étouffe. Alors j'ai laissé tomber ma mère. Parce que ce monde est une arène. Chacun pour sa peau. Je ne regrette pas d'avoir fait ce choix. J'ai l'air d'un monstre, mais je ne suis qu'un humain. L'instinct de survie est plus fort que tout. Elle était trop faible, trop dépendante. J'étais trop jeune pour gâcher ma vie avec ses conneries. J'ai bossé comme un fou, je voulais devenir avocat. Je voulais défendre les jeunes des quartiers défavorisés comme moi, faire valoir leurs droits à l'éducation pour qu'ils se sortent de ce merdier. Qu'ils mènent une vie décente, qui vaille la peine d'être vécue. Parce que crois-moi, là-bas, la vie n'a aucun sens. On crève lentement, redoutant chaque nuit, chaque hiver. C'est la jungle, la loi du plus fort. Et pourtant, quand t'as un flingue pointé sur ta tempe, t'es capable de faire n'importe quoi pour rester en vie. Pourquoi ? Notre vie est un enfer. La folie, la peur, la maladie. La mort est finalement la seule issue paisible à tout ça. Mais bizarrement, je n'ai jamais eu envie de me suicider. Je n'étais pas heureux, mais l'espoir d'une vie meilleure me gardait en vie. J'étais trop fatigué pour penser à mourir. Trop ambitieux aussi. Les gens disent qu'on naît égaux, mais c'est faux. Si tu nais au mauvais endroit, ta vie est destinée à être misérable. Les gens te regardent de travers, les médias te crachent dessus, les flics te contrôlent dès que tu sors du quartier. Tout ça pour du fric. Je n'ai jamais consommé de drogue, je n'ai jamais agressé personne, seulement en acte de légitime défense. J'ai décroché une bourse pour l'université, grâce à mes résultats. Et pourtant, je suis méprisé. Je suis inférieur, de part ma situation sociale. A cause de mes parents. J'en fais plus que n'importe quel élève du lycée, mais les professeurs continuent d'avoir peur de moi. Parce que je viens du mauvais quartier, parce que je suis un homme et que j'ai une carrure imposante. Les préjugés m'excluent de la société.
Son ton était désormais las, comme un homme fatigué de se battre. Et il l'était. Fatigué de se battre pour faire partie d'une société qui ne voulait pas de lui, parce qu'il était fiché dans la catégorie «indésirable».
Les mots me manquaient à cet instant. Les siens m'avaient bouleversée. Non pas que j'ignorais cette partie du système, mais sa souffrance m'avait ébranlée.
Je ne crois pas qu'il attendait une réponse, de toute manière. C'était un fait. Et je ne pouvais que l'entendre, le comprendre, et y réfléchir.
Ainsi, nous restâmes en silence, face à la ligne des nuages chargés d'électricité qui rampaient lentement vers nous, dans le fracas assourdissant des vagues.
*****
Le feu crépitait de nouveau et je faisais bouillir de l'eau dans une casserole pour préparer du thé. Rafael n'avait pas décroché un mot depuis qu'il s'était dévoilé sur la falaise. Il était allongé sur un plaid, près du feu, une main derrière la tête, le bras droit le long du corps, une jambe repliée. Je lui jetais des coups d'œil de temps en temps, mais il ne bougeait pas, les yeux fixant les étoiles qui scintillaient au-dessus de la cime des arbres. Je fis infuser le thé, avant de le verser dans une tasse que je lui tendis. Il lâcha du regard ce qu'il observait, pour poser ses yeux sur la tasse, puis moi, et encore la tasse. Puis il la saisit de sa main droite, en se redressant.
- Merci.
- De rien.
Je me retournais pour verser le reste de la casserole dans un thermos, lorsqu'il ajouta :
- Pas seulement pour le thé... Merci de m'avoir sorti de cette vie.
Surprise, je le dévisageais sans rien dire. Il se frotta la nuque avant de passer une main sur son visage et murmurer :
- Tu as redonné un sens à ma vie. Tout ce qu'on est en train de vivre, je l'avais imaginé des milliers de fois dans ma tête. Je m'étais inventé des scénario dans lesquels je m'échapperais d'Hilo pour vivre au jour le jour, dans une forêt ou au bord d'un lac. Mais je ne m'imaginais pas avec... quelqu'un. Je n'ai jamais rien partagé avec qui que ce soit, tu sais. Alors c'est étrange d'être avec toi. Attention, je ne dis pas que c'est désagréable au contraire hein, c'est... indescriptible.
Il émit un petit rire gêné.
- Et bien, vous êtes d'humeur loquace ce soir, Mr Kingston, répondis-je avec une pointe humour pour détendre l'atmosphère.
J'étais consciente de la difficulté que ça représentait pour lui. S'ouvrir à moi l'avait mis à l'épreuve, mais j'avais le sentiment que ça l'avait soulagé d'un poids. Nous étions désormais plus proches, liés par un passé opposé et un présent identique dans lequel nous essayions de trouver un peu de bonheur, en partageant une vie faite de pas grand-chose. Des sourires, de la nourriture discount, des reproches, quelques couvertures, une amitié profonde.
Et peut-être plus, souffla une voix dans ma tête.
*****
- Faut qu'on économise notre argent, alors glisse quelques trucs dans ton jean et...
- C'est un slim Rafael, je ne peux même pas glisser mon portable dedans.
Il pencha la tête sur le côté en examinant mon pantalon.
- Effectivement.
Nous avions quitté la forêt pour nous réapprovisionner, nous nous tenions donc devant une supérette en centre-ville.
- Et si on se fait choper ? T'as un plan B ?
- Bien sûr.
J'attendis quelques secondes afin qu'il m'explique, mais il ne disait toujours rien.
- Donc c'est quoi ton plan B ?
- Bien sûr, répéta-t-il sur le même ton.
Je levai les yeux au ciel.
- Donc, on a pas de plan B, soufflais-je, exaspérée.
- Très perspicace comme fille toi hein ? se moqua-t-il tout en poussant la porte du magasin.
Une petite cloche sonna, annonçant l'arrivée de nouveaux clients lorsque nous entrâmes, et je glissais à l'oreille de Rafael :
- Génial, on ne peut pas faire plus discret.
- Il faudra que tu passes quand-même à la caisse, ça fait moins louche.
Je lui fis les gros yeux, parce qu'il ne m'avait pas mise au courant avant, tandis qu'il disparaissait au fond d'un rayon.
Je commençai à examiner les produits proposés et râlai une nouvelle fois en pensant au fait que je ne savais même pas ce qu'il allait prendre, et qu'on risquait d'oublier quelque chose ou d'acheter deux fois le même truc et qu'il était hors de question que je me relance dans un plan pareil. J'attrapais quelques bouteilles d'eau que je glissais dans mon sac à dos et grimaçai lorsque ce dernier s'alourdit. Je glissais trois boîtes de conserves, que je fourrais également dans mon sac. Je mis un paquet de chewing-gum dans la poche arrière de mon jean, et rejoignis Rafael. Il tenait des barres chocolatées dans sa main gauche, et une bouteille de jus de fruit dans l'autre.
- Sors un billet de cinq dollars, ça devrait suffire, me chuchota-t-il lorsque nous nous approchâmes de la caisse.
Une vieille dame discutait avec la caissière, qui nous lança un regard mauvais lorsque nous déposâmes nos articles sur le tapis. Elle marmonna quelque chose à sa cliente qui se retourna vers nous avant de déplacer son cabas écossais en pestant.
- Trois dollars et vingt-six cents, nous annonça l'employée d'une voix nasillarde.
Je lui tendis mon billet qu'elle m'arracha presque des mains, avant de me rendre la monnaie. Je m'apprêtais à partir, lorsque Rafael posa une main sur mon bras.
- Montre-moi ce qu'elle t'a rendu, m'ordonna-t-il.
Intriguée, je lui versais les pièces et le billet au creux de sa paume. Il se mit à compter rapidement, avant de s'exclamer assez fort pour interrompre la conversation des deux femmes.
- Il manque vingt-huit cents.
La caissière lui jeta un autre regard dédaigneux.
- Qu'est-ce que tu me veux gamin ?
- Vous lui avez rendu un dollar et quarante-six cents, or vous lui deviez un dollar et soixante-quatorze cents. Il manque donc vingt huit cents.
Elle poussa un long soupir, avant d'ouvrir le tiroir de la caisse, et de nous tendre les vingt-huit cents manquants.
- Ce sera tout ? marmonna-t-elle, pressée de nous voir déguerpir.
- Oui, merci. Bonne journée.
- C'est ça, grinça-t-elle.
Rafael me prit la main et nous quittâmes la boutique. Je tressaillis au contact de ses doigts entre les miens, mais ne tentais pas de les retirer.
- C'était quoi ça ? lançais-je une fois dehors.
Il soupira, avant de s'expliquer.
- Elle t'avait rendu un dollar et quatre-vingt cents.
J'écarquillais les yeux.
- Elle m'a rendu plus alors !
- Exactement. J'en ai donc déduit qu'elle n'était pas spécialement douée pour rendre la monnaie, et de toute façon trop distraite par sa conversation. J'en ai donc profité pour lui soutirer un peu plus d'argent. Et vingt-huit est un chiffre assez compliqué à utiliser en monnaie, elle nous a donc rendu trente cents, pour ne pas se fatiguer.
Je le fixais un moment. Il semblait assez fier de son coup.
- Je ne sais pas si je dois t'engueuler ou te féliciter, fis-je en plissant les yeux.
- Félicite-moi, sourit-il.
- Espèce d'arnaqueur avare, répondis-je du tac au tac.
Il explosa de rire et moi aussi. Nous quittâmes le centre-ville pour rejoindre notre campement improvisé. Nous fîmes le compte de tout ce que nous avions pu dérober puis Rafael alluma un feu. Je rangeai méthodiquement nos provisions, lorsque Rafael m'interpella :
- Hayden ?
- Mmm ?
- Je peux te poser une question ?
- Une deuxième tu veux dire ? Parce que c'en est déjà une.
Il se mit à sourire.
- Une deuxième question, si tu veux bien.
- Je t'écoute.
- Pourquoi t'as fugué ?
Je m'arrêtais brutalement. Il n'avait encore jamais employé ce mot, qui me rappela à quel point j'étais une mauvaise fille.
- Pourquoi tu veux savoir ça ? marmonnais-je, mal à l'aise.
- Pour que ce soit équitable.
Je lui lançais un regard inquisiteur, et il ajouta :
- Tu connais mon histoire, mais je ne connais rien de la tienne.
- Ce n'est pas important, répliquais-je durement.
- Ça l'est ! Pour moi, ça l'est.
Je le dévisageais, touchée par ses derniers mots. Je mentirais si je disais que personne ne s'était jamais intéressé à moi : Mes parents, Shay, quelques amis... D'autres personnes avaient voulu en savoir plus sur moi. Mais c'était différent. Je me fichais de savoir s'ils prêtaient attention à moi. Je ne vivais que pour moi-même et ça me suffisait. Mais aujourd'hui, les choses avaient changé. Ma vie tournait autour de Rafael et de notre fuite. Et je voulais qu'il s'intéresse à moi, j'en avais le désir profond. Je ne souhaitais plus que son attention.
Je frissonnai à ces pensées et me raclai la gorge.
- Je ne sais pas s'il y a vraiment une raison concrète. Je veux dire, l'élément qui m'a poussé à fuir réellement est cette dispute avec mes parents, bien sûr. Mais mes autres raisons me paraissent bien faibles comparées aux tiennes, fis-je en détournant le regard.
Il s'approcha de moi et tendit une main vers mon visage. J'eus un mouvement de recul, mais sa main restait en suspend, près de ma joue, comme s'il attendait que je lui donne l'autorisation de me toucher. Je me détendis alors et ses doigts effleurèrent la tâche pâle de mon hématome, désormais presque disparu.
- Je ne vais pas juger si c'était légitime ou non que tu partes, si tu es là, c'est que tu as ressenti le besoin de fuir. Et je veux savoir pourquoi, souffla-t-il, tandis que son pouce dessinait des cercles sur ma pommette gauche.
Je fermai les yeux un instant, appréciant ce contact doux et apaisant. Puis, je les rouvris lentement et murmurai :
- Je n'y arrivais plus.
*****
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