IX


- Putain, lâchais-je en essuyant mes joues du revers de la main.

Je reniflai et marchai sans vraiment savoir où aller. Je revins sur mes pas plusieurs fois, tournai en rond, refoulant mes larmes. Ses paroles retentissaient dans ma tête, sonnant comme une vérité cruelle. J'étais coincée, il avait raison. Je manquais d'air. J'étais perdue, mes idées n'avaient plus aucun sens. Je passais nerveusement mes doigts dans mes cheveux emmêlés, la respiration saccadée.

- Il faut que vous vous asseyiez.

Je me retournais vivement. Le vieil homme de la laverie se tenait à quelques mètres de moi, appuyé sur une canne en bois sombre, ses mots croisés sous le bras gauche. Il me fixait avec bienveillance.

- Co...Comment ? balbutiais-je, déboussolée.

Il s'approcha en boitant.

- Asseyons-nous quelques minutes.

Il me tendit son bras que je saisis et l'accompagnais jusqu'à un banc. Un silence s'installa et je croisais et décroisais mes doigts.

- Et si vous me parliez de ce garçon qui vous tracasse ? dit-il finalement.

- Un... Un garçon ?

- Oui, le garçon avec qui vous êtes repartie tout à l'heure. C'est lui qui vous a mis dans cet état-là, je me trompe ?

J'hochais la tête.

- Rafael.

Il me regardait tranquillement, attendant que je m'explique. Mais j'avais peur de me trahir, de trahir mon statut de fugitive.

- Je sais qui vous êtes, jeune fille. N'ayez crainte, je n'irai pas prévenir la police. Je me doute qu'il ne s'agit pas d'un enlèvement mais d'une fuite volontaire, n'est-ce pas ?

Mes épaules s'affaissèrent, comme si un poids m'avait été enlevé. J'examinai les alentours, mais le quartier était vide. Alors j'entrepris de lui raconter notre histoire. D'abord nos rencontres en cours de philosophie et à l'opéra, puis la dispute avec mes parents, ma fugue, Rafael qui part avec moi, répare la voiture et conduit jusqu'au motel. Les flics, notre fuite, le vieux et sa jeep, le camp dans la forêt, ma crise de panique, le vol à la superette, puis la radio, la danse en omettant ce qu'il s'est passé après, le vol du pick up, le surf, et notre dispute. Il hochait régulièrement la tête, esquissant des sourires par moment, la mine plus grave à d'autre. Je venais d'avouer plusieurs crimes fédéraux à un inconnu, mais je m'en fichais. J'avais besoin d'évacuer tout cela.

- Vous l'aimez ? fit-il après que j'ai achevé mon récit.

J'ouvris la bouche pour protester avant de la refermer. Car oui, je l'aimais. J'aimais Rafael, et c'est parce que je l'aimais que je ne voulais pas rentrer. J'avais peur de perdre cette complicité que nous avions établie au fil des jours. Il me rendait heureuse et je m'accrochais désespérément à ce bonheur que je craignais de n'être qu'éphémère. J'aimais la couleur qu'il avait donnée à mon existence. C'était lumineux, rayonnant, brûlant.

- Oui, je l'aime, soufflais-je au bout de quelques secondes.

Il sourit, et des plis se formèrent aux extrémités de ses yeux en amande.

- J'aime Rafael, répétais-je, expérimentant ces phrases nouvelles dans ma bouche.

- C'est très bien, car ce garçon vous aime aussi. Ne vous posez pas toutes ces questions, car seul le temps est capable d'y répondre. C'est angoissant de ne pas savoir, mais qu'y pouvons nous ? Les choses sont ainsi. Vous êtes intelligente, ne vous torturez plus avec tout ceci. Ne retenez que cette expérience. Il a raison, vous savez. Vous ne pouvez pas vivre de cette manière, vos avenirs sont prometteurs. Ne laissez pas passer cette chance que vous avez, vous êtes jeunes et plein d'imagination, créez votre réussite. Devenez ce que vous voulez. Retrouvez-le mademoiselle et rentrez chez vous. Une vie vous attend.

Je le fixai sans rien dire, touchée par ses mots. Ses yeux bruns brillaient et je songeai un instant qu'il était nostalgique de sa jeunesse. Peut-être voyait-il quelqu'un à travers moi ? Il m'observait attentivement, guettant le moindre de mes mouvements.

- Vous avez raison, murmurais-je, assez fort pour qu'il l'entende.

Je me levai et un sourire se dessina sur son visage buriné. Ses cheveux argentés tranchaient avec sa peau matte et je vis en lui une sagesse immense.

- Merci, monsieur...

- Kalakahua.

- Merci.

Il hocha la tête humblement, avant d'ajouter en riant doucement :

- Allez rejoindre votre ami, jeune fille, et rentrez chez vous.

Je lui fis un signe de la main avant de m'éloigner d'un pas rapide. Puis je me mis à courir, impatiente de retrouver Rafael. La nuit tombait et soleil plongeait lentement dans l'océan, teintant les vagues d'un orange flamboyant. Mes pieds frappaient l'asphalte à chaque foulée, et j'observais fiévreusement les alentours, à la recherche du pick up ou de la silhouette de Rafael. J'entrais dans plusieurs magasins espérant le trouver, mais il n'y avait aucune trace de lui. Etait-il parti sans moi ? Je pénétrais dans un bar, le cœur battant et le souffle court. Et c'est là que je l'aperçus. Assis près du comptoir, une bière à moitié entamée, la tête baissée. Je m'approchai de lui et posai une main sur son épaule. Il releva brusquement la tête et ses yeux clairs plongèrent dans les miens. Je frissonnai, électrisée par son regard. Il soupira de soulagement et m'entoura de ses bras.

- Ne me refais plus jamais ça, chuchota-t-il près de mon oreille.

- Promis.

Il inspira profondément, le visage enfoui dans mes cheveux, avant de se redresser et de laisser un billet près de son verre en partant.

Nous sortîmes du bar, retrouvant l'air frais de l'océan.

- On rentre ? lançais-je soudainement.

Il fronça les sourcils.

- Tu veux rentrer ?

- Oui. Tu avais raison Rafael. Une vie nous attend, répondis-je, me souvenant des paroles de Kalakahua.

- Tu es sûre ? Je veux dire tout à l'heure tu...

- Je suis sûre, le coupais-je en me plantant devant lui.

Il sourit.

- Rentrons chez nous alors.

Il passa un bras sur mes épaules et nous rejoignîmes la voiture. Il mit le contact pendant que je bouclais ma ceinture.

- Prête ? lança-t-il.

- Prête.

- Alors on y va.

Le véhicule se mit en mouvement et je sus qu'il était désormais trop tard pour reculer. Je pensais à la confrontation que j'allais avoir avec mes parents, les questions des fédéraux, Shay, le regard des gens de mon lycée, les journalistes, les voisins. Un retour littéralement sous le feux des projecteurs, alors que j'aspirais à la discrétion. Je tournais la tête vers Rafael. Ses doigts tapaient le volant au rythme de la musique qui s'échappait du vieil autoradio. Il semblait serein. Il savait ce qu'il faisait et je le lui enviais. Les choses semblaient plus simples lorsqu'elles sortaient de sa bouche. C'était quelqu'un d'apaisant, malgré le fait qu'il restait mystérieux et renfermé. Mais j'aimais ça. Alors j'abordais ainsi notre retour avec moins d'anxiété et tombais doucement dans les bras de Morphée.

*****

Le soleil rouge sortait lentement de l'océan tandis que j'émergeais difficilement de mon sommeil. J'observais les alentours. Nous étions presque à Hilo. Rafael avait dû s'arrêter quelques heures pour dormir, devinais-je. Une odeur sucrée emplissait l'habitacle. Le petit-déjeuner était sur la banquette arrière. Je baillais et émis un petit couinement qui attira l'attention du conducteur.

- Bonjour mademoiselle. Tu as faim ? Il est six heures dix-sept, m'annonça Rafael, la main droite sur le haut du volant, le coude gauche sur le rebord de la fenêtre.

J'ignorais sa question et marmonnais d'une voix ensommeillée :

- T'as pris tes aises toi.

Il me lança un coup d'œil sans comprendre.

- Les deux mains à dix heures dix, ordonnais-je.

Il ricana et enfonça la pédale d'accélérateur en lâchant le volant.

- Mais t'es fou ! Criais-je en me jetant sur le volant.

Il me repoussa en riant.

- Détends-toi, la voiture ne change pas de trajectoire, on est en ligne droite et y'a perso...

Un fracas assourdissant l'empêcha de terminer sa phrase, et nous fûmes projetés en avant. La voiture fit un tonneau avant de percuter une barrière en métal qui traversa la vitre. Ma tête heurta le tableau de bord et la dernière chose que je vis fut le crâne ensanglanté de Rafael sur le volant.

*****


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