IV


Une larme coula sur ma joue et j'éteignis brutalement la radio. Rafael était mal à l'aise, je le sentais. Je dégageais ma main de la sienne et regardais dehors, afin de cacher mes larmes. Je reniflais et essuyais rageusement mes joues mouillées.

- Tu veux qu'on... commença-t-il.

- Ta gueule et roule.

Il soupira mais ne dit rien de plus.

Je regrettais de faire subir ça à mes parents. Je ne voulais pas leur faire de mal, même si j'étais bien consciente que je m'y étais plutôt mal prise et que pour le coup, j'étais recherchée par tous les flics d'Hawaii, avec un mec que je ne connaissais que depuis quelques jours. Bien joué Hayden. T'es vraiment une fille modèle.

Je tournais la tête vers Rafael. Il avait l'air sérieux, les sourcils froncés comme à son habitude, les mâchoires contractées. Ses cheveux en bataille tranchaient avec l'expression de ministre qu'il affichait. Où étaient ses parents ? Le journaliste avait dit que les enquêteurs les cherchaient.

- Où sont tes par...

- Ta gueule et dors.

J'écarquillai les yeux, surprise. Il me regarda.

- Quoi ? C'est comme ça qu'on fait lorsqu'on n'a pas envie de parler d'un truc non ?

J'hochai lentement la tête et un léger sourire se dessina sur mes lèvres.

Puis je me mis à rire et lui aussi. Mon rire s'intensifia et je vis un grand sourire sur son visage, tandis qu'il riait aussi. C'était la première fois que je l'entendais rire. Et j'aimais ça. C'était quelque chose de relaxant, le genre de son qui vous donne envie de sourire rien qu'à l'entendre.

Au bout de quelques minutes, nous nous tûmes. Je le fixais en souriant.

- Quoi ? demanda-t-il, amusé.

- Rien. Je ne t'avais jamais entendu rire.

Il sourit à nouveau.

- Et ?

- C'est cool. Ça te va bien.

Il se mit à rire encore une fois, plus doucement.

- Ça me va bien ? On dirait que tu parles d'un tee-shirt !

Je souris encore.

- En quelque sorte. Sauf qu'un rire ne passe pas à la machine à laver.

Il me lança un regard, avant de murmurer :

- Hayden. T'es vraiment quelqu'un d'étrange.

*****

La nuit tombait déjà lorsque nous nous arrêtâmes sur le parking d'un motel. Je rejoignis l'accueil afin de récupérer les clefs de notre chambre, pendant que Rafael sortait les affaires de la voiture. La vieille femme me lança un regard par-dessus le verre de ses lunettes lorsque je lui demandais s'il y avait une superette dans le coin, avant de marmonner qu'elle n'en savait rien, qu'elle avait autre chose à foutre, et qu'elle n'avait pas accepté ce poste pour que tous les touristes du coin viennent l'emmerder avec leurs questions à la con. Je m'éloignais en soupirant et montai les escaliers qui menaient à la chambre dix-sept. Je tournai la poignée et tombai nez à nez avec Rafael.

- T'en as mis du temps, soupira-t-il.

- Dois-je en déduire que tu t'es inquiété ? répliquais-je avec malice.

- Je me suis surtout inquiété du fait que si je te perdais dans le coin, j'allais avoir de sérieux ennuis au prochain contrôle des flics, parce que la voiture ne m'appartient pas et est beaucoup trop chère pour que je puisse me l'acheter, même en économisant sur plusieurs années. Et on pourrait penser que je t'ai enlevée, assassinée et jetée dans l'océan, vu qu'on a disparus ensemble, rétorqua-t-il avec un naturel déconcertant.

Je lui donnai un coup dans l'épaule et il réprima un sourire.

- Puisque c'est comme ça, je vais à la douche en première, marmonnais-je, un peu vexée.

J'ouvris mon sac qui était sur un des lits séparés, attrapai des vêtements et filai vers la salle de bain avant que Rafael ne décide de me piquer la place. Je pris une douche rapide, parce que les tâches au fond de la baignoire me répugnaient profondément, même si le jet d'eau brûlante me faisait un bien fou. J'enfilai des vêtements propres sur ma peau encore mouillée et sortis de la salle de bain, les cheveux dégoulinants dans ma nuque. Rafael avait allumé le petit téléviseur et fixait les images qui défilaient d'un air mélancolique. Il tourna la tête vers moi au bout de quelques secondes et son expression changea. Il ne s'agissait pas de bonheur ou de joie, non, c'était quelque chose de plus modéré. Comme lorsqu'on rentre chez soi après une journée plus difficile que les autres et qu'on distingue sans avoir allumé la lumière le canapé et la table basse et derrière, les escaliers qui mènent à la chambre. Un chez-soi, quelque chose de familier et rassurant. On ne se connaissait pas depuis très longtemps, mais les kilomètres parcourus dans la même voiture semblaient avoir ajouté des années à notre relation. On appréciait la présence de l'autre, parce qu'elle allégeait les souffrances qu'on s'infligeait à nous-même, parce que la vie n'était pas faite pour des gens comme nous.

Il se leva et partit prendre sa douche à son tour, tandis que je restais là, debout, près du téléviseur, en me demandant ce que je foutais là. J'avais demandé à Rafael pourquoi il était ici, mais en réalité, c'était à moi que je posais la question. J'étais partie sur un coup de tête, après une gifle et une dispute. J'étais partie parce que j'étouffais dans la normalité accablante de ma vie, parce que le regard envieux que les gens nous lançaient lorsqu'on sortait de la maison me dégoûtait. J'étouffais, l'oxygène se faisait de plus en plus rare, les murs se resserraient autours de moi dans une danse macabre, le sourire de mes parents me poursuivait dans mes cauchemars. Hayden, pourquoi ne souris-tu pas ? Parce que je n'ai aucune raison de le faire. Hayden, tu as tout pour être heureuse.

Je ne veux pas être heureuse.

*****

Le lendemain matin, le grincement de la porte me réveilla. C'était Rafael. Il avait un pull en laine, et portait un sac de sport sur son épaule gauche.

- Hayden, dis-moi que t'as de l'argent dans ton sac, lança-t-il.

Je me frottais les yeux en me redressant.

- Hein ?

- Les flics on retrouvé la voiture, j'ai pas fait gaffe en la garant hier soir, j'étais crevé. Il y avait mon portefeuille dans la boîte à gant.

- Putain, lâchai-je, soudainement réveillée.

- Faut qu'on parte tout de suite.

Je me précipitai vers la salle de bain pour me rincer le visage avant de passer un jean et un pull, pendant que Rafael rassemblait nos affaires. Alors que je m'apprêtais à sortir, il m'attrapa le bras.

- Si on sort par la porte, on va se faire repérer.

Je fronçais les sourcils avant de comprendre.

- Je ne suis pas sûre que mes fesses passent par la fenêtre de la salle de bain, elle est minuscule.

Il leva les yeux au ciel.

- Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre... Je sais même pas de quelles fesses tu parles, parce que moi j'ai rien vu, se moqua-t-il.

Je soupirais mais n'ajoutais rien de plus. Il ouvrit la lucarne, vérifia que personne ne passait par là, avant de jeter les sacs sur le bitume et de sauter à son tour. J'enjambai le rebord de la fenêtre, puis réalisa qu'il y avait quand-même deux bons mètres à sauter.

- Qu'est-ce que tu fous ? Saute ! s'impatienta-t-il alors que j'évaluais les risques.

- Oui bon ça va... Si je me tors la cheville, tu me porteras.

- Même pas en rêve.

Je lui lançai un regard foudroyant avant de sauter. Le choc se répercuta dans tout mon corps, mais je ne m'étais pas fait mal. Il me prit la main et m'entraîna à sa suite. Je fronçais les sourcils et retirais ma main de la sienne, mais il ne sembla pas le remarquer. Nous étions de l'autre côté des bâtiments, mais il pouvait y avoir des flics dans le coin malgré tout, alors il fallait rester discrets.

Nous quittâmes le motel au pas de course avant de longer la route. Nous marchâmes ainsi sur plusieurs kilomètres, le pouce levé afin d'attirer l'attention des véhicules pour que l'un d'eux s'arrête. Au bout d'une trentaine de minutes, Rafael poussa un long soupir et posa les sacs au sol. Je me retournai, surprise.

- Faut qu'on change de stratégie, marmonna-t-il.

Je l'observai, les mains sur les hanches. Soudain, il s'arrêta et me fixa.

- Quoi encore ? Râlais-je.

- T'as quoi sous ton pull ?

- Ça ne te regarde pas ! M'indignais-je.

Il leva les yeux au ciel.

- Je ne m'intéresse pas à tes sous-vêtements, c'est juste que si on veut attirer du monde, va falloir que tu retires une couche.

Je lui fis les gros yeux et répliquais :

- C'est hors de question que je me déshabille pour attirer les gens, ici, au bord de la route, comme une prostituée.

- Toujours les grands mots...

- Non non et non ! m'énervais-je.

- Très bien, alors on va continuer à marcher comme ça, là où les flics pourraient nous retrouver. Et porte les sacs, je suis fatigué, explosa-t-il.

Il s'éloigna, les mains dans les poches. Je tentais de soulever un sac, mais le reposa aussitôt. Impossible de faire plus de dix mètres avec ça sur mon dos. Je reconsidérais la question avant de capituler.

- Ça va c'est bon, je le fais ! criais-je pour qu'il m'entende.

Il s'arrêta et se retourna en haussant un sourcil. Il me fixa, les bras croisés, en attendant que je passe à l'action. Je râlais une énième fois, pestant contre l'univers tout entier, tout en retirant mon pull. Je me retrouvais ainsi seulement avec un débardeur gris chiné.

- Pas de commentaires. Viens porter les sacs maintenant, sinon je remets mon pull, ordonnais-je, désormais de mauvaise humeur.

Le jeune homme avait vu juste. Quelques minutes plus tard, une Jeep vert bouteille vint s'arrêter près de nous. Un vieil homme ouvrit la fenêtre côté passager pour s'adresser à moi.

- J'vous dépose où ma jolie ?

Rafael se rapprocha très vite de moi et passa un bras sur mes épaules.

- Loin, répondit-il, sous le regard déçu du conducteur.

- La d'moiselle d'vant, grogna ce dernier.

J'allais ouvrir la portière mais Rafael me devança.

- Tu vas derrière. Et remets ton pull maintenant, ordonna-t-il d'un ton ferme.

Je le défiais du regard avant de le pousser et monter devant.

- La demoiselle devant il a dit, articulais-je silencieusement à son attention.

Il poussa un long soupir et serra les poings mais s'installa tout de même à l'arrière sans rien répliquer.

- Vous v'nez d'où comme ça ? demanda le vieil homme au bout de plusieurs kilomètres en me lançant un sourire édenté.

- De... Commençais-je.

- Waimea, mentit Rafael.

Je le fusillai du regard dans le rétroviseur, puis le reste du trajet se fit en silence. La Jeep s'arrêta en bordure de forêt, dans la réserve de Kohala.

- J'm'arrête là les jeunes ! lança le conducteur.

Nous le remerciâmes et Rafael me prit par la taille lorsque le vieil homme me fit un clin d'œil avant de partir.

- Je peux savoir à quoi tu joues ? explosais-je enfin en m'écartant de lui.

- Ce mec était prêt à te sauter dessus.

- Et alors ? Je ne suis pas un objet sur lequel on marque son territoire où je ne sais quelle autre connerie masculine ! criais-je avant de m'éloigner.

Je marchai d'un pas rapide dans la forêt. Je détestai les contacts physiques et il le savait. Je continuai de m'enfoncer à travers les arbres, plongée dans mes pensées. Je ne l'entendis même pas m'appeler.

- Tant mieux, murmurais-je pour moi-même en pensant à cela.

J'avais besoin d'être seule un moment. Je ne savais plus trop où j'en étais, ces derniers jours avaient été beaucoup trop étranges et déconcertants. J'étais passée d'adolescente mal dans sa peau à fugitive recherchée par toute la police d'Hawaii.

Je m'asseyais un instant sur la terre humide et frappais mon front du plat de la main.

- Non mais quelle conne je fais ! m'exaspérais-je à voix haute.

Partir comme ça, avec un inconnu, sans savoir où aller, c'était du moi tout craché. J'avais beau être une surdouée au lycée, j'étais un cancre en ce qui concernait la vie en société. Un zéro pointé.

Je pensais à mes parents, rongés par l'inquiétude, seuls dans leur grande villa. Je m'en voulais, mais bizarrement, je ne regrettais pas d'être partie. Peut-être que la manière de le faire n'était pas la meilleure, mais de toute façon il était trop tard pour la changer. Et peut-être que si, finalement, c'était mieux ainsi. Partir sans laisser de mot ni d'explication. Sans trace ni larme. Je leur laissais le choix en ce qui concernait ma disparition. Ils s'imagineront ce qui leur plaira, ce qui les rassurera le plus.

Oui, ils choisiront.

Car je ne reviendrai jamais.

*****

La nuit commençait à tomber lorsque je relevais la tête. J'avais du mal à distinguer les arbres, qui n'étaient désormais plus que des ombres longilignes. Je me levai et essuyai la terre qui s'était collée sur mon jean, laissant tout de même des tâches humides. J'avançai dans la pénombre, sans vraiment savoir dans quelle direction aller.

- Rafael ? appelais-je.

Pas de réponse.

Je commençai à paniquer.

- Respire Hayden, il ne doit pas être bien loin..., tentais-je de me rassurer.

Quelque chose frôla mon épaule et je sursautais.

- AH !

J'allais m'enfuir en courant lorsque la chose en question ricana :

- T'as pas fini de hurler ? Tu vas réveiller les ours.

Je poussais un soupir de soulagement en entendant la voix familière du jeune homme. Puis je me redressais soudainement.

- Comment ça des ours ?

Il se mit à rire. Un rire tranquille, qui veut vous dire que tout va bien, qui vous murmure que finalement, la vie n'est pas si terrible que ça. Le rire de Rafael Kingston voulait dire tout ça à la fois.

- J'ai ramassé du bois pour faire un feu, tu viens ? A moins que tu ne préfères rester ici à bouder.

- Ça va, je viens.

Il me tendit sa main et je fronçais les sourcils.

- Pour m'excuser, s'expliqua-t-il.

Je fixai sa paume large ouverte, ses longs doigts tendus vers moi et hésitais un instant, avant d'y glisser les miens. La sensation n'était pas si désagréable que ça, pensais-je en sentant sa chaleur réchauffer mes phalanges glacées.

Il commença à desserrer son emprise, mais je m'accrochai à ses doigts, alors il n'insista pas, et je crus même apercevoir le fantôme d'un sourire sur ses lèvres, tandis que nous marchions en silence, main dans la main.

*****

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