Vieillesse - Formiate_d_Ethyle

Ah les astres, des choses si grandes et si incroyables qu'on n'en sait encore quasiment rien. Ils régissent nos vies, à la fois de près et de loin, tel le Soleil qui décide du rythme de nos journées, ou la Lune, maîtresse des océans. Ils sont si puissants et si beaux à la fois, si logiques et si étranges... Jérôme aurait pu passer sa vie entière à les regarder. Mais ce qu'il préférait de loin, c'était les voir tomber. Il avait toujours rêvé de voir une météorite s'écraser sur le sol avant de rouler doucement jusqu'à ses pieds. Il l'aurait ramassée et gardée chaque jour dans sa poche : en cas de nécessité, il aurait même acheté spécialement des pantalons avec des poches, et ce jusqu'à la fin de sa vie.

Vous imaginez donc la joie du petit Jérôme, quand, au cours d'une banale journée d'un banal mois d'été d'une dixième année de vie beaucoup moins banale, ce petit garçon, se baladant parmi le maïs, vit une drôle de lueur dans le ciel bleu. Laissant son petit frère continuer à courir devant lui, Jérôme s'était stoppé, scrutant l'éther afin de tenter de déceler ce que pouvait bien être cette lumière filant vers le sol. À chaque dizaine de mètres qu'elle parcourait, la lueur perdait de son éclat, jusqu'à disparaître aux yeux de l'enfant marqué par de nombreuses taches de rousseur. Sentant la déception s'emparer de son être, il courut vers l'endroit où il avait vu cette lueur pour la dernière fois : c'était tout proche, il le savait. Regardant partout autour de lui, le petit garçon se rendit soudainement compte qu'il lui fallait regarder au sol et pas en l'air. Continuant à courir, il sortit du champ de maïs et continua son chemin, chemin qui le mena jusqu'à une petite colline fleurie. Jérôme paniqua un instant, se disant qu'il s'était peut-être égaré. Cependant, il fut bien vite rassuré, car il repéra un bosquet qu'il reconnut aussitôt : il en passait du temps ici lorsqu'il faisait beau, à jouer à cache-cache avant de goûter, à compter les fleurs rouges tandis que son frère comptait les bleues. Oubliant quelques instants sa quête, le petit garçon sourit, laissant ces beaux souvenirs se rappeler à lui. Mais bientôt, quelque chose d'inhabituel attira son attention : sa colline adorée, d'habitude si colorée, sans un seul centimètre carré sans herbe, contenait une petite zone assombrie. Quelques herbes étaient brûlées, formant une auréole sombre autour d'une pierre plus sombre encore. Pour s'être renseigné, Jérôme savait qu'elle était sûrement composée de plusieurs métaux divers et variés, certains peut-être encore inconnus des humains. Le petit garçon, aux anges, saisit doucement le petit caillou dans sa main tremblante d'excitation. Il peinait encore à y croire, et pourtant c'était forcément une météorite : elle venait de tomber du ciel, une très légère fumée s'échappait encore des herbes avec lesquelles elle avait été en contact, elle avait la bonne couleur, le bon aspect métallique... tout concordait, son rêve se réalisait déjà et enfin à la fois. Après tout, il était encore jeune pour qu'un si grand rêve à ses yeux devienne déjà réalité, mais en même temps, il y tenait tellement que chaque jour à attendre ce miracle lui paraissait bien long.

Jérôme avait alors couru à travers les champs, oubliant son frère parti devant, oubliant sa colline préférée, oubliant tout exceptés son bout d'astéroïde et sa maison vers laquelle il courait : il fallait qu'il montre cela à ses parents. Ils allaient être jaloux, mais aussi fier de lui, il le savait.

Entrant en trombe par la petite porte en bois rouge striée de nombreuses rainures où la peinture disparaissait peu à peu, Jérôme cria de joie en direction de son père, qui était occupé à préparer un pot-au-feu pour le soir-même. Levant d'abord vers son fils un visage surpris par la soudaineté de son arrivée, l'homme aux cheveux grisonnants sourit sincèrement à Jérôme et approcha de lui, la cuillère qu'il utilisait encore à l'instant pour mélanger son plat toujours en main. Il avait compris à l'expression de son fils combinée au fait qu'il tenait dans sa main un morceau de roche, que son Jérôme adoré avait réalisé son rêve d'enfant.

Le reste de la soirée fut mémorable pour le petit Jérôme, et il passa le dîner à répondre aux questions de ses parents et de son frère revenu quelques dizaines de minutes après lui à la maison. Toute la famille voulait savoir comment il avait trouvé son petit caillou, le toucher et le soupeser, et Jérôme était ravi de partager sa trouvaille ainsi que son récit.

Mais le temps filait, Jérôme était maintenant vieux, et tous ces moments de plaisir n'existaient plus : il ne se souvenait plus du visage de son frère, ni de ceux de ses parents. Il ne se rappelait plus de sa petite pierre, ni qu'il avait un jour rêvé d'en trouver une. Un automobiliste qui était trop absorbé par une publication sur un réseau social avait brisé sa vie en même temps que ses jambes et sa mémoire. Ses jambes avaient pu être réparées, mais la fissure dans son esprit ne pouvait être colmatée. S'il avait été plus chanceux, Jérôme aurait pu revoir ses parents et son frère, apprendre à les connaître à nouveau, forger des souvenirs plus merveilleux encore que ceux qu'il avait perdus. Mais non, ses parents étaient morts de vieillesse six ans auparavant, et son frère, parti vivre à l'étranger en tant que vulcanologue, avait péri lors d'un séisme qui, dévié par rapport à la prévision, avait déséquilibré le volcan sur lequel il travaillait. Personne dans un rayon de cinquante kilomètres n'y avait survécu, pas même le jeune frère de Jérôme.

Bien que son cœur ait continué à battre, son existence s'était achevée lorsqu'il avait perdu ses souvenirs : c'était comme s'il n'avait pas vécu. Les membres de sa famille encore en vie lui avaient bien montré des photos de ses parents et de son frère décédés, mais toutes ces images ne signifiaient plus rien pour lui. C'était comme si le Jérôme que l'on voyait sur ces photos n'était pas vraiment lui, comme si c'était quelqu'un qui avait vécu ces moments à sa place, et c'était, d'après le Jérôme d'aujourd'hui, bien pire que s'il n'avait jamais retrouvé de photos de sa famille. Avant, il savait qu'il avait eu une famille, maintenant qu'il avait vu des images de cette famille, il doutait qu'elle ait réellement été la sienne un jour.

Jérôme s'allongea doucement dans son lit, le regard levé vers le plafond. Bientôt il s'endormit pour la dernière fois. Dans sa malchance, il aurait au moins le droit de mourir de vieillesse, sans douleur, mais la tête presque vide de souvenirs : il ne savait même pas qu'au fond d'un carton dans le garage se trouvait son trésor, la météorite qu'il avait promis de garder avec lui à jamais. Il avait eu droit à un miracle, et un automobiliste le lui avait arraché, ce miracle ainsi que toute sa vie.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top