Réminiscence - Clocloyiqua

Il y avait ce petit village, dans un coin perdu du monde. Entouré de forêts verdoyantes été comme hiver, il restait dans son charme de génération en génération, le père léguant ses biens au fils et la fille héritant de la mère. Surplombant une magnifique vallée, jouxtant une immense montagne, ce hameau aurait pu faire des jaloux si il n'avait pas été aussi loin de toute civilisation, comme se plaisaient à dire ceux de la ville. Ils n'y connaissaient rien, eux, à la civilisation. Le grand air de la montagne, il n'y avait que ça de vrai pour découvrir les secrets de la vie. Quel plus grand bonheur pouvait-il bien exister que de loger dans une petite chaumière, la cheminée fumant lors des grands froids et le potager florissant lorsque le soleil revenait ? Pouvoir jouir de l'extase du spectacle d'un petit bouquetin tremblant sur ses pattes tenter de suivre sa mère à travers les chemins escarpés. Ou encore apercevoir de temps à autre une marmotte intrépide sortir timidement de son terrier. Parfois même à la mi-septembre l'on pouvait apprécier les brames des cerfs qui se répercutaient sur les parois rocheuses des pics et des cols. Enfin, aucun divertissement n'égalait le panorama époustouflant d'un coucher de soleil où l'on pouvait voir celui-ci se faire avaler par la crête faisant face au village. C'était ça, la réalité. La beauté de la nature et de ses créatures.

Dans ce village il y avait la grande majorité de la population composée d'hommes et femmes d'âge mur, ayant autrefois voulu goûter à la quiétude de la retraite. Mais quelques familles en quête de silence et de quotidien paisible s'étaient installées au centre du bourg. Ainsi, il y avait les enfants du médecin généraliste, ceux de l'épicier ou encore les petits-enfants de la vieille Amélie, dont les parents étaient partis faire le tour du monde. Celle-ci faisait ses courses tous les jours au petit Vival du quartier, où tous les montagnards étaient habitués. Dans ses vieilles années, elle avait du mal à tenir les cinq minutes de marche à pied et traînait son vieux cabat à carreaux. Alors pour reprendre son souffle après ses achats, elle allait sur la petite place principale du village et elle se posait dix minutes sur l'un des bancs bleus à la peinture écaillée. Là, elle y sortait quelques feuilles de papier remplies d'une écriture soignée, droite et fine. Elle les relisait et sortait enfin un dernier morceau de papier, celui-ci rempli aux trois quarts. Son stylo à encre bleue en main, elle ne trouvait pas comment finir la lettre. Alors elle réfléchissait, fouillant dans sa mémoire, divaguait ses souvenirs afin de pouvoir enfin conclure son histoire. Pourtant, jamais elle n'arrivait à trouver les mots justes et repartait ainsi avec son petit cabat à carreaux dans sa chaumière. Là, elle abandonnait ses lettres dans le buffet en bois d'orme qu'elle fermait à clé pour éviter que l'on tombe dessus.

Un certain jour du mois d'août, alors que le soleil ne tarderait plus à disparaître derrière les montagnes, la vieille Amélie laissa ses petits-enfants devant la télévision pour aller faire ses courses à l'épicerie. Comme à son habitude, elle agrippa son petit cabat à carreaux et empoigna son porte-feuille qu'elle laissa tomber au fond de son cabat. Elle se regarda dans le miroir de l'entrée, légèrement craquelé et contempla ce vieux visage ridé et doré par les années. Ses longs cils fins de la couleur de la neige, blanc éclatant, laissaient transparaître deux yeux d'un bleu perçant. C'était ce même regard qui avait attiré l'attention du Grégoire, bien des années auparavant. Plus bas, des lèvres et de petites fossettes désormais noyées de plis lui donnaient l'air d'une bonne grand-mère attentive. Pour couronner le tout, une cascade de cheveux blancs encadraient harmonieusement le contour de sa tête et descendaient jusqu'aux épaules. La vieille Amélie se força à sourire à son reflet. La vieille femme réajusta son étole à rayures, qu'elle portait par n'importe quel temps et à toute température, puis se décida à ouvrir la porte non-sens avoir embrassé de loin son petit-fils et sa petite-fille. Ce jour là, c'était décidé, elle allait finir sa longue lettre !

Marchant à petits pas, pas le moindre du monde pressée, elle tirait derrière elle son fidèle cabat qu'elle avait obtenu de sa mère. Elle salua la Claudine, l'une de ses nombreuses voisines, puis continua sa route sur le chemin pavé. Elle longea pendant un temps qui lui sembla interminable les maisons qui toutes se ressemblaient. L'on détectait dans ce village la personnalité d'un tel par son jardin. Celui-là, qui faisait pousser avec amour ses rosiers se révélait en réalité un farouche personnage. Celle-ci, qui plantait des graines de courgette au printemps, était une bonne cuisinière. Un beau parterre de fleur voulait tout dire. Un potager bien entretenu de même. C'était l'un des langages que ceux qui habitaient dans les tours des villes ne pouvaient saisir. Il y avait aussi le dialecte des habitués. Des voyelles aspirées, du français déguisé, des mots transformés. C'était amusant de voir l'incompréhension des quelques touristes qui venaient profiter de la vue. La vieille Amélie observa avec bienveillance trois enfants qui se coursaient. Ils étaient rares dans cet endroit et tous étaient abondamment gâtés. Elle repensa à sa propre fille, qui antan jouait elle aussi à la marelle, aux billes ou encore aux gendarmes et aux voleurs. Les plus grands gagnaient toujours aux jeux de rapidité et de force. Elle avait été scout. À l'époque, encore peu de filles y allaient mais la petite Jeanne était débrouillarde et on l'appréciait énormément. Puis un jour, elle avait grandi, comme tout le monde. Elle avait troqué ses chaussures bâteau boueuses pour des ballerines plus élégantes et ses bermudas bleu marine pour des robes saumon plus raffinées. La petite Jeanne était devenue une femme et elle avait rencontré un ingénieur qui était en vacances à la montagne. Elle avait décidé de le suivre à la ville puis s'était mariée avec lui. La vieille Amélie franchit la porte vitrée du magasin dans un bruit de cloche retentissant.

-B'jour m'dame Viannez, l'accueilla l'épicier du Vival, un jeune de quarante ans. J'vous ai mis d'côté vos conserves et vos fruits et légumes.

Son aînée sortit en tremblant son argent. Ses mains frippées mirent du temps à trier les pièces et les billets. Patient parce qu'il était habitué à une clientèle dont la moyenne d'âge s'élevait à soixante-dix ans, Monsieur Martin se contentait d'afficher un sourire poli.

-Et de trente centimes le compte est bon ! asséna le patron. Aur'voir m'dame Viannez et la journée bonne à vous !

Lentement, tandis que d'autres clients affluaient, tous des connaissances qu'elle s'empressa de saluer, la vieille femme enfourna ses achats puis s'engouffra à l'extérieur de la boutique. Un vent tiède s'était levé en l'espace de dix minutes et venait lui caresser les cheveux. Se remettant en route, la retraitée arriva à la petite place du village, un espace rectangulaire presque entouré de murets de cinquante centimètres de haut, en pierres enchâstrées les unes sur les autres. Le sol poussiéreux était de couleur grise et quelques cailloux traînaient de-ci de-là. Enfin, trois bancs bleus étaient positionnés sur les trois côtés fermés, adossés aux murets. C'était ici que les hommes venaient jouer à la pétanque, parfois accompagnés de leur femme. Mais celles-ci préféraient se retrouver au point d'eau, une petite source située à la sortie du village, pour discuter des derniers potins. La vieille Amélie s'assit avec difficultés, le souffle court de sa marche. Elle atteignait presque désormais les quatre-vingt-dix ans et chaque effort lui coûtait un peu plus chaque jour. Elle admira les lavandes sauvages qui fleurissaient et embaumaient, autour des murets. Avaient-elles été plantées intentionnellement ou avaient-elles grandi toutes seules ? Peu importait à la vieille femme, tant le plaisir du silence et du parfum lui était agréable. Elle sortit ses lettres et les relit. Elles contaient toute son histoire, toute son existence, ses moments de bonheur et de tristesse. Ses plus grandes joies et ses mauvaises passes. Cette fois, par exemple, où elle avait découvert que sa fille relevait des petites souris. En avisant les corps pelés et les yeux encore aveugles des souriceaux, elle avait crié. Le Gégoire s'était chargé d'emmener les bestioles et personne n'en avait plus jamais entendu parlé. Ou encore son mariage, véritable semaine d'allégresse, aussi bien par le choix de la robe que par ce baiser sincère à l'église, qui avait conclu une sorte de pacte entre les deux époux. Ils avaient fait des tours en calèche, visité la capitale, et enfin, l'événement le plus heureux de leur vie commune, l'arrivée de leur fille, Jeanne. Les premiers mots puis les premiers pas de ce petit être blond aux yeux aussi bleus que ceux de sa mère. Ce poupon, ce petit bout de fille, qui, à cinq ans déjà, savait lire et écrire. Cet ange si têtue et pourtant si gentille. Cette merveille de la nature qui avait quitté son nid pour s'envoler de ses propres ailes, en allant étudier la médecine en ville, accompagnée de son ingénieur. Cette entrepreneuse qui aimait tant découvrir et observer qu'elle avait abandonné ses deux enfants pour faire le tour du monde. La vieille Amélie stoppa sa lecture, les larmes aux yeux. Mais ce n'était pas de la tristesse, non. C'était du bonheur. Elle avait une fille merveilleuse et deux petits-enfants magnifiques à qui elle aimait préparer de bonnes tartes. Amélie avait tardé à avoir sa fille. À quarante ans, elle pensait que ce serait fini. Puis l'année d'après, elle avait donné naissance à cette jolie demoiselle.

Jeanne, Grégoire, Mathilde, Gabriel, ses anges, ses amours, sa vie. Son stylo à la main, l'inspiration semblait avoir repris le dessus, après des jours à se remémorer ses souvenirs. Il filait à présent d'une ligne à l'autre, clôturant le chef-d'oeuvre d'une vie. L'écriture fine et droite formait une suite logique, achevant une phrase pour en commencer une autre. Les portraits de ses amis, de ses voisins et les plus importants de tous, de sa famille, éclairaient le phare de l'imagination de la vieille Amélie. Il y aurait-il un point final un jour ? Elle devait à tout prix finir ses lettres, son héritage, son testament, et enfin finir paisiblement ses jours dans sa petite chaumière en compagnie de Mathilde et de Gabriel. Si elle devait décrire son expérience sur la vie, Amélie l'aurait décrite comme chargée. Il n'y avait de bonheur sans l'existence d'un malheur. Ainsi après la mort du Grégoire, la petite famille s'était réunie autour d'un feu de cheminé, un certain mois de novembre où l'air se faisait plus frais. Ils avaient pleuré ensemble, mais la vieille Amélie moins. Elle savait que où que soit passé son Grégoire, il était plus heureux que sur terre, où ses rhumatismes lui prenaient le corps et raréfiaient ses mouvements de plus en plus, les rendant compliqués. On lui avait appris, à la vieille Amélie, la signification de Carpe Diem. On lui avait dit qu'il fallait qu'elle cueille le jour pour oublier la nuit, et profiter de sa vie, de chaque instant. Elle était jeune et frivole et ne s'intéressait guère à l'existence des autres autour. Mais désormais, elle comprenait. Le cœur bondissant, elle finit sa phrase et piqua une dernière fois le papier pour y déposer le point final... qu'elle décida de laisser en suspension en en rajoutant deux autres. Sa vie n'était pas finie et elle avait encore du temps devant elle pour compléter la dernière feuille presque noire d'écriture, voire même en recommencer d'autres.

"Je ne suis pas encore morte, mais j'ai bien vécu, merci..."

Le sourire aux lèvres, la poitrine plus légère, comme si elle était enfin libérée d'un lourd fardeau, la vieille Amélie rangea ses lettres et se leva. À petits pas, traînant toujours son fidèle cabat à carreaux, elle repartit sur le chemin de la maison.

*Je dédicace cette nouvelle à Manina, ma grand-mère aux mille et une aventures. Carpe Diem.*

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